Ça commence comme une blague : «un cheval entre dans un bar… ». On attend la suite, tout ouïe, dans l’excitation qui précède ces moments où l’on sait qu’on va bien se marrer, oublier le quotidien et passer un bon moment. La salle est pleine. Un public disparate, chacun à sa table. Des soldats en permission, des couples mal assortis, des retraités trop bronzés, des femmes esseulées trop fardées. Les portraits sont sommaires mais efficaces, taillés au scalpel. Un peu plus tard, ce sera d’ailleurs l’un des jeux de la soirée :» comment décrit-on un homme ? «. Par le rayonnement de la personnalité, la lumière intérieure, ou le Moi obscur ?»… David Grossman sait faire. A la perfection.
Dovalé G. est un comique de profession. Gamin, il a passé de longs moments à marcher sur les mains, histoire de voir le monde sous un meilleur jour que celui de la station verticale commune, meilleur aussi que celui qu’il vivait à la maison. Ce soir-là, il fait son entrée sur la scène de ce club assez miteux de Netanya sur ses deux pieds, remis à l’endroit. Il est prêt, affuté. Prêt pour un one-man-show sanglant qui va durer tout le livre et nous emporter bien au-delà de la bonne blague pour laquelle tous étaient venus et dont on ne connaîtra jamais la fin. Et bizarrement, ce n’est pas important. L’important est ailleurs, très vite. Le spectacle est d’une férocité rare et pourtant tout en pudeur, c’est peut-être le plus terrible. Ce nouveau roman de David Grossman nous embarque avec brio au plus fort de la nature humaine, dans ce qu’elle a de beau, parfois, dans ce qu’elle a de moche, souvent. Pour Dovalé comme pour les spectateurs (et aussi les lecteurs ?), le temps de l’introspection est venu.. Celui des regrets, peut-être, de ne pas avoir fait ce qu’il fallait au moment où il le fallait, de ne pas avoir su trouver les mots, le mot de circonstance, celui qui console encore des années après des instants de malheur. Le miroir est tendu, à bout de bras. Certains ne le supportent pas et s’en vont finir la soirée ailleurs. «Pour être parfait, il suffit d’exister» emprunte l’humoriste au poète Fernando Pessoa. Passi simple…
Le ton est grave, comme toujours chez David Grossman me direz-vous. Et pourtant, on rit beaucoup au fil des pages, et oui, les blagues juives font toujours leur petit effet !
Et pour cette grande première qui sera aussi une grande dernière, Dovalé a même invité un vieil ami, l’honorable juge Avishaï Lazar qu’il n’avait pas revu depuis plus de quarante ans. Pourquoi, lui ? Il se le demande bien l’honorable magistrat qui vient de perdre sa femme adorée et est encore sous le coup de l’émotion. Il a même dû sacrément fouiller dans sa mémoire pour retrouver la trace de ce Dovalé Grinstein. Les deux enfants se sont connus dans la souffrance d’un cours de maths ou plus exactement sur le chemin du retour quand ensemble, ils refaisaient leur petit monde. L’un «introverti à cause du nomadisme familial » et l’autre « un nabot à tâches de rousseurs (…) qui jouait aux échecs avec les gens de la rue.» Qui sait qu’elle partie d’échecs complexe il a prévu de jouer ce soir ?
Ce soir-là, la pelote de vie que Dovalé va dévider devant eux, spectateurs, devant nous, lecteurs, n’a rien de comique. Car ce soir-là, il a choisi d’aller au bout et de mettre à nu la déchirure de son existence lorsque adolescent, lors d’une préparation militaire parascolaire à Beer Ora au camp de la Gadna, on l’avait informé, sans plus de précautions, de la mort subite d’un de ses parents, sans lui dire lequel. Etait-ce ce père coiffeur, brusque mais aimant à sa manière ? Cette mère aimée, si souvent absente ? L’heure du choix était là, celle des préférences avouées dans le cœur d’ «un gamin de 57 ans qui se reflète dans un vieillard de 14 ans». Les souvenirs sont précis, jusqu’au plus petit, au plus apparemment anodin. La lâcheté des uns, la bêtise des autres, le silence de tous.
«La tentation de lorgner l’enfer d’autrui» est souvent forte nous dit l’auteur. Elle est humaine. Pour Dovalé, le temps est venu de faire ses comptes aux yeux de tous. Sans sentiment de vengeance, il n’est plus temps, on le devine peu à peu. «Maintenant, restez avec moi, ne me lâchez pas la main une seconde» lâche-t-il comme un adieu final. Un livre fort et bouleversant. Beau, tout simplement
Brigitte Thévenot
«Un cheval entre dans un bar», Roman de David Grossman, éditions du Seuil, 19 €
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