L’auteure israélienne écrit la douleur d’une femme israélienne déchirée par une bombe et dans sa vie de famille.
Zeruya Shalev est la voix féminine la plus attachante de la littérature israélienne. Son registre favori? L’intimité des êtres. Le monde intérieur et ses secrets, dernier rempart – si fragile soit-il – dressé contre les assauts de l’histoire. Née en 1959 dans un kibboutz de Galilée, l’auteure de Thèra et de Mari et femme a grandi sur un campus près de Tel-Aviv – où son père était enseignant – et elle a ensuite entrepris des études de théologie à Jérusalem avant de signer un premier roman passablement sulfureux, Vie amoureuse, où elle raconte une liaison libertine entre une universitaire et un vieillard fétichiste, sous le signe de Nabokov.
Dans la peau
La littérature, Zeruya Shalev l’a dans la peau depuis son enfance. «Elle est inscrite dans mes gènes, dit-elle. A l’âge de 6 ans, j’écrivais déjà et mes parents me lisaient Kafka, Gogol et évidemment la Bible.» Mais cette vocation si précoce a bien failli s’interrompre tragiquement en janvier 2004, quand la romancière fut victime d’un attentat suicide à Jérusalem. Grièvement blessée, clouée au lit pendant de longues semaines, elle a fini par se délivrer de ce cauchemar grâce à l’écriture, une thérapie précieuse qui lui a peu à peu permis de renouer avec ses thèmes de prédilection – la vie conjugale et les drames dont elle est parfois le théâtre.
«Devant la page blanche, je me laisse guider par la voix que j’entends en moi puis je retravaille énormément le style. Ce qui m’attire le plus, ce sont les situations de crise», explique celle qui ne cesse de mettre en scène des familles aux abois, en proie à de douloureux conflits de générations. Avec un point culminant dans son œuvre: Ce qui reste de nos vies – Prix Femina étranger 2014 –, un huis clos où, égarés dans d’inextricables impasses affectives, un frère et une sœur cherchent désespérément à se reconstruire pendant que leur vieille mère agonise à l’hôpital.
En éclats
Avec Douleur, Zeruya Shalev raconte comment une vie peut soudain voler en éclats à cause d’un événement politique, dans le contexte de violence permanente qui est celui d’Israël. Iris, l’héroïne de 45 ans, est directrice d’école dans une zone sensible de Jérusalem, un métier qu’elle pratique comme un sacerdoce. Il y a dix ans, jour pour jour, elle a vécu le même drame que Zeruya Shalev qui, à travers elle, a eu le courage de rouvrir la plaie dont elle a failli ne jamais se remettre. Ce matin-là, alors qu’elle revenait elle aussi de conduire ses deux enfants à l’école, Iris a doublé un bus qui a brutalement explosé.
Attentat suicide. La déflagration l’a éjectée de sa voiture, «un jaillissement quasi volcanique de matière inflammable, de vis, de clous et d’écrous mélangés à de la mort-aux-rats pour augmenter les saignements.» Ce qu’elle a alors perçu, dans son semi-coma, c’est «la lamentation des membres brisés, de la peau carbonisée, des jambes qui ne marcheraient plus, des bras qui n’étreindraient plus, de la beauté enterrée sous les cendres». Anéantie, le bassin déchiqueté, Iris a vécu un calvaire.
Délité
Sa souffrance, elle a voulu la cacher à ses proches, à son jeune fils Omer, à sa fille Alma – une ado difficile – et à son mari Micky, certes dévoué mais trop froid, renfermé, accro aux échecs. Un jeu qui, sous la plume de Zeruya Shalev, n’a rien d’innocent: il est la métaphore d’un autre échec – conjugal, celui-là – au sein d’un couple qui s’est depuis longtemps délité. Avant l’attentat, déjà, puis tout au long de ces dix années où Iris, insomniaque, couverte de cicatrices, s’est escrimée à apprivoiser sa douleur. «Après s’être relevée de la longue dépression où elle s’était sentie happée par le gouffre, écrit la romancière, la vie dans sa simplicité lui avait globalement suffi, une vie à bas régime, un ersatz sans goût de la vraie vie.»
Rédemption
Cette vraie vie, elle sera pourtant invitée à la croquer à pleines dents… Car le récit prend soudain des allures de rédemption lorsque, par le plus grand des hasards, Iris va consulter dans une clinique un médecin spécialiste de la souffrance, cette souffrance qui continue à la tenailler. Bouleversée, elle le reconnaît aussitôt puisqu’il s’agit d’Ethan, son grand amour de jeunesse, trois décennies auparavant. Il l’avait brutalement quittée, la laissant brisée, inconsolable, en proie à une inapaisable douleur. Ironie du sort, c’est aussi la douleur qui la conduit maintenant vers lui. Pour lui offrir une seconde chance, une promesse de bonheur totalement inespérée. Entre eux, il y aura des rencontres clandestines, plus brûlantes encore qu’au premier jour.
Guirlande multicolore
A travers cette passion qui renaît, c’est avec sa jeunesse qu’Iris la rescapée a rendez-vous, avec «une histoire jadis amputée qui se ressoude en une guirlande multicolore». Pour elle, cette liaison n’a rien d’un banal adultère, parce qu’elle «sait que jamais elle n’a été aussi fidèle à elle-même et à son passé».
Va-t-elle sacrifier le fragile équilibre de sa famille pour vivre cet amour en pleine lumière? Va-t-elle se séparer de Micky? Va-t-elle se dérober à ses responsabilités de mère? Surtout à l’égard de sa fille Alma, qui vient de quitter le bercail et qui est en train de se marginaliser à Tel-Aviv, sous la coupe d’un gourou manipulateur. Quant à son fils Omer, il doit partir faire son service militaire – autre source d’inquiétude.
Ambivalences
Cette héroïne si attachante, on la suit dans ses questionnements, dans ses peurs, dans son désir de rester vivante malgré les obstacles, malgré la culpabilité qui la déchire. Une autre forme de douleur, dans un roman où tout est toujours ambivalent. Et où Zeruya Shalev montre à quel point le passé pèse sur le présent, laissant les êtres au bord du chemin, comme dans ses autres livres. Celui-ci n’est pas seulement l’histoire d’une conjuration intime: c’est un cinglant réquisitoire contre la folie des hommes, dans une région du monde où, à chaque instant, peut frapper la plus aveugle des violences.
Poster un Commentaire