Au cœur de la Ville sainte, son restaurant Machneyuda s’impose comme un îlot laïc et branché. Le chef Assaf Granit défie les religieux, et est devenu la star internationale de la cuisine israélienne.
Ici, pas de cérémonial, pas de vaches sacrées, pas de grand prêtre en toque. Lorsqu’ils sont chauds, dans la cuisine ouverte sur la salle, les cuistots jouent des percussions sur leurs casseroles, partagent des shots d’alcools forts avec les serveuses, lesquelles remettent ça avec les clients, qui, à mesure que les plats et la musique se débrident, dansent au milieu du restaurant. Au Machneyuda, la nourriture est une célébration païenne.
Quelle autre raison, sinon, branchés de Tel Aviv, grappes de jeunes femmes en goguette et touristes hallucinés auraient-ils, comme ce vendredi après-midi-là, de venir à Jérusalem ? Dans la Ville sainte on prie, on s’arc-boute sur son identité juive ou arabe, et l’on se méfie généralement des jouissances hédonistes. Depuis son ouverture, il y a huit ans, en bordure du Mahane Yehuda, le grand marché municipal dont il tire son nom, le restaurant ne désemplit pourtant pas. « Nous sommes un havre laïc dans un environnement religieux : il ne peut y avoir de faux-semblants. Ici, les sentiments et les énergies sont toujours exacerbés », dit Assaf Granit, son propriétaire, sans jamais se départir du ton d’impassible autorité qui l’a rendu célèbre.
Une cuisine brute
Car le chef cuisinier de 39 ans, qui règne déjà sur six restaurants, est une star, la tête d’affiche de la nouvelle cuisine israélienne. Envoyant valser la division traditionnelle entre les roboratifs plats ashkénazes et la simplicité des recettes séfarades, lui et d’autres ont mélangé les influences marocaines, irakiennes, yéménites ou polonaises, donnant naissance à une cuisine vivifiante, colorée et brute de décoffrage. Ils se sont affranchis au passage des règles de la cacherout – les interdits alimentaires juifs – mélangeant par exemple allègrement viandes et laitages.
Un parti pris culinaire qui ne va pas de soi, surtout à Jérusalem où les restaurants font régulièrement l’objet de violentes polémiques autour de la question de leur ouverture durant le shabbat. Composée d’un tiers d’ultraorthodoxes, la capitale israélienne est en effet devenue une ligne de front entre religieux et laïcs. Les premiers détiennent une place considérable dans le jeu politique local et sont ainsi parvenus à transformer Jérusalem en ville morte du vendredi soir au samedi soir.
Ne pas faire d’écart
Un mot d’ordre auquel Assaf Granit, en dépit du vent d’air frais qu’il fait souffler sur la scène culinaire hiérosolymitaine, n’a d’autre choix que de se plier. Il se rattrape le reste de la semaine. Et part respirer à l’étranger, où la cote des chefs israéliens ne cesse de grimper. Le Palomar et le Barbary, ses deux établissements londoniens, ont été des succès immédiats. « Outre nos plats, notre force est d’avoir su recréer partout l’ambiance déjantée du Machneyuda, explique Assaf Granit, qui s’apprête à lancer en mai prochain un restaurant dans le centre de Paris, en association avec les Français de l’Experimental Cocktail Club. Aujourd’hui, les clients viennent chercher une expérience globale, pas seulement gastronomique. »
Les chefs enracinent souvent leur vocation dans le souvenir de la cuisine familiale. Ce n’est pas son cas. Enfant, les repas avaient pour lui un goût grisâtre. Ce n’est qu’après son service militaire, en travaillant dans des restaurants de Jérusalem, qu’Assaf Granit se convertit à cette règle cardinale de la restauration : la rigueur. « C’est vrai dans l’assiette autant qu’avec le personnel, précise le chef, que ses proches surnomment « Buffalo ». Le rythme est tellement fou, les marges tellement faibles, que le moindre écart peut vous couler. » Un message que l’Israélien répète sur les plateaux des versions locales de Top Chef et Cauchemar en cuisine, où son air bourru fait merveille. Devenu une marque, il multiplie les juteuses campagnes de publicité pour un fabriquant de couteaux, une banque ou une « collection capsule » de pizzas façon créateur de mode (Assaf Granit by Domino’s), lesquelles, en retour, alimentent la fréquentation de ses restaurants.
Une question d’équilibre
Est-ce trop ? Dans les allées du Shouk voisin, les échoppes de restauration grignotent inexorablement les étals des primeurs, espérant rééditer le succès de son restaurant. La perspective de voir les consommateurs en quête d’amusement chasser les portefaix arabes et les ultraorthodoxes en caftan l’inquiète malgré tout. « Ce qui est difficile à tenir, dans la vie comme dans l’assiette, c’est l’équilibre : un ingrédient de trop et c’est raté. Eux comme nous constituons l’identité de Jérusalem » , concède Assaf Granit, répondant ainsi à notre question sur l’appétit vorace des cuisiniers vedettes.
Machneyuda, Beit Ya’akov Sreet 10, Jerusalem.
Non Jérusalem n’est pas une ville morte du vendredi soir au samedi soir.
L’animation d’une ville ne se limite pas à des boîtes, des bars ou des restaurants fussent-ils excellents. Même les gens non observants trouvent à s’occuper chez eux, des amis ou dehors.
Ce point de vue journalistico-telavivien prouverait plutôt à quel point un certain hédonisme, lui,traduit un vide personnel.