La Charité-sur-Loire.
Je suis le seul client. Dans la grande salle du petit-déjeuner. Il y a plus d’une heure que je traîne mon désœuvrement. Mes lenteurs d’escargot de Bourgogne. Je regarde notre fleuve à travers les vastes baies vitrées. Incurable flâneur des bords de Loire. Le silence de cette grosse demeure est à peine picoré par des cris d’oiseaux. Des pépiements brefs comme des petits coups de marteau dans l’air bleu. Le clocher vient de sonner neuf heures. Le clocher roman du prieuré. J’ai dîné, hier soir, à l’Auberge de la poule noire. Sur la terrasse surplombée par ce même clocher. J’ai siroté mon verre de whisky à ta santé. Dans la merveilleuse douceur d’un soir de juin. Tu n’aimais pas le whisky. Préférant le goût sucré de vieux portos. Tu as peine trempé tes lèvres, hier après-midi, dans le gobelet en plastique blanc. Avec la couleur verdâtre du sirop de menthe mal dilué. Nous étions dans cette sorte de salon. À gauche du hall d’accueil, en rentrant aux Opalines. J’avais mon masque bleu. Et toi, ta canne noire. J’avais ma bedaine de vieux capitaine. Et toi, ta maigreur de squelette cabossé. C’était la première fois. Depuis quatre mois. À peine étais-tu rentrée dans cet Ehpad, après ta chute du 8 décembre 2019, que le Confinement nous avait séparés. Ni déplacements, ni visites. Je t’avais dit au-revoir quatre mois avant. Le dimanche 23 février 2020. C’était sur le parking de cette maison de retraite médicalisée. Avec Agathe & son nouveau compagnon. Nous étions venus reconstituer le décor de ta chambre à Nevers. La table, l’armoire, la chaise. Nous avions sauvé du naufrage quelques livres. Quelques bibelots. Nous avions accroché au mur quelques dessins des enfants. Et même des dessins de moi gamin. Nous n’avions pas oublié le portrait de Ludwig. Ni la reproduction de Vincent. Tu avais très tôt placé toute ton existence sous la protection de ces deux Saints. Beethoven & Van Gogh. Tu avais une dévotion imaginaire pour ces deux martyrs de l’Art. Une fascination particulière pour leurs tragiques destins. Agathe & Pierre étaient venus de Paris. Avec cet utilitaire de location. J’avais passé ma semaine de vacances de février à vider ton appartement de Nevers. Faire des démarches de tous ordres. Nous t’avons dit au revoir sur ce parking. Du sel dans nos mouchoirs froissés. Les enfants sont remontés à Paris. Avec quelques bricoles à toi dans leur véhicule de location. J’ai pris le dernier TER pour Nevers. Ultime nuit dans le petit appartement dévasté. Je devais revenir fin mars. Tout liquider, faire l’état des lieux, remettre les clefs au bailleur. Je ne suis jamais revenu. Les trois mois de Confinement & leur cortège d’angoisses. Je t’ai vu grimacer. Sur les mauvaises images de conversations par Skype. On entendait mal. Visages soudain figés. Je t’ai donc revu quatre mois après. Jour pour jour. C’était hier après-midi. Le mardi 23 juin 2020. J’avais dîné la veille à Paris avec Augustin. Pas revu non plus depuis quatre mois. C’est ton petit fils. Avec son cœur de rocker. Dix heures viennent de sonner au clocher. Le clocher roman de l’église prieurale. Un moineau se cogne contre les grandes baies vitrées. Cherchant nerveusement une issue de secours. Il n’y a toujours personne dans cette immense salle désormais réservée au petit-déjeuner. Dans l’ancien hôtel-restaurant Le Grand Monarque. C’était, dans notre enfance, un établissement de luxe. Une halte recherchée sur la route de Paris. J’ai toujours rêvé d’y dormir une nuit. D’y déjeuner un jour. Je ne réalise, quarante ans plus tard, qu’une partie de ce rêve de gosse frustré. Restaurant fermé depuis lurette. Le patron à cheveux blancs se contente désormais de louer des chambres désuètes au charme vintage. Cubicula locanda. On se croirait dans un roman de Maigret. Province française des années 50, au siècle dernier. Il fait un bleu parfait. Sur le fleuve lisse & la ville minuscule. J’ai passé tout l’après-midi avec toi. Hier aux Opalines. Je m’apprête à refaire de même. Ce mercredi 24 juin. Ce sont comme des jours de vacances avant l’heure. Dans le calendrier décalé de nos vies mal déconfinées. Tu m’as redemandé, hier après-midi, dans quelle ville tu vivais, maintenant. « La Charité-sur-Loire, Maman ». Je ne sais pas pourquoi je mets toujours un M majuscule au mot Maman. Pour parler de toi.
Spécialiste de l’oeuvre de Charles Baudelaire, l’oeuvre d’Yves Charnet pourrait se comprendre en Chantier lyrique, avec Proses du fils, Postface de Jacques Borel, La Table Ronde, 1993, Rien, la vie, La Table Ronde, 1994, Dans son regard aux lèvres rouges, Postface de Jean Delabroy, Le Bateau Ivre, 2017, Chutes, Tarabuste, 2020, et Chantier critique, avec Baudelaire, nouveaux chantiers, Jean Delabroy & Yves Charnet (eds), Presses universitaires du Septentrion, coll. « Travaux & recherches », 1995, Le poète que je cherche à être, Cahier Michel Deguy, Yves Charnet (ed), La Table Ronde/Belin, 1996, notamment.
Lorsque j’ai demandé à Yves Charnet si l’on pouvait publier un extrait du Journal des Opalines pour les les lecteurs de TJ, il m’a remerciée « pour la vieille Dame, et son « prosateur de fils »: ma mère aurait aimé le support politique que vous avez la gentillesse de bien vouloir donner aux mots que j’écris pour elle. Dans la Nièvre des années 70, le petit cercle de cette institutrice de gauche qui lisait Le nouvel Obs se définissait comme ça: « Républicain, laïque, admirateur de l’Etat d’Israël. C’est donc avec une double gratitude que j’accepte de vous donner quelques pages de ce journal qui n’en est qu’à ses premiers brouillons…«
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