Dans le contexte de la crise mondiale du coronavirus, de la montée du complotisme, des populismes et des extrémismes dans le monde et en France notamment, MEMRI publie une étude en 10 parties sur l’antisémitisme en France. Cette étude de fond, réalisée ces derniers mois, présente l’évolution de l’antisémitisme en France en s’appuyant sur des exemples, des sondages d’opinion, des statistiques. Ci-dessous la dernière partie de l’étude, qui propose une mise en perspective.
* L’adoption de la définition de l’IHRA
Le 21 février 2019, le président de la République Emmanuel Macron, lors du dîner annuel du CRIF, déclare que « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme », et, pour mieux lutter contre l’antisémitisme, que la France « mettra en œuvre la définition de l’antisémitisme adoptée par l’Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah », à savoir : « L’antisémitisme est une certaine perception des juifs, pouvant s’exprimer par de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des individus juifs ou non-juifs et/ou leurs biens, contre les institutions de la communauté juive et contre les institutions religieuses juives. »
Cette définition de travail a été adoptée le 26 mai 2016 par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste de la Shoah (IHRA) ; elle compte 31 membres, majoritairement des Etats membres de l’Union européenne dont la France mais aussi les Etats-Unis, Israël et le Canada. De son côté, le Parlement européen a adopté une résolution (non contraignante) le 1er juin 2017 appelant les Etats membres à faire leur et appliquer cette définition. Elle a pour finalité d’aider à mieux identifier les différentes expressions de l’antisémitisme telles que le négationnisme ou le complotisme sous toutes leurs formes, notamment au profit des policiers et des magistrats. En conséquence, le 20 mai 2019, le député du parti présidentiel Sylvain Maillard propose au Parlement français, après six autres Etats, l’adoption de cette définition juridiquement non contraignante et qui ne crée pas de nouveau délit, dans la mesure ou les crimes et délits fondés sur l’origine ou la religion de leurs victimes sont déjà réprimés par la loi.
L’IHRA ajoute que « l’Etat d’Israël, perçu comme une collectivité juive, peut aussi être la cible de ces attaques ». L’IHRA précise d’ailleurs très justement que « les critiques à l’égard d’Israël comparables à celles exprimées à l’encontre d’autres pays ne peuvent être qualifiée d’antisémites ». La définition de l’IHRA est, en effet, assortie d’exemples d’antisémitisme dont celle-ci : « Appliquer deux poids, deux mesures en imposant à [l’Etat d’Israël] un comportement non attendu ni exigé de la part d’un autre pays démocratique. » Même si les termes « sionisme » et « antisionisme » ne sont pas mentionnés dans le texte de l’IHRA qui veille à ne jamais mettre en cause la liberté d’expression, l’exposé des motifs de la résolution proposée au vote du Parlement reconnaît que « les actes antisionistes peuvent parfois occulter des réalités antisémites » [1]. Malgré la prudence de ce « parfois », c’en est trop pour tous ceux qui veulent pouvoir continuer à utiliser l’antisionisme et la délégitimation de l’existence d’Israël comme masque légal de l’antisémitisme.
Pour cette raison, dans une tribune du Monde du 2 décembre 2019, 127 intellectuels juifs presque exclusivement marqués à gauche ou à l’extrême gauche (que l’antisémitisme de l’antisionisme ne gêne pas) appellent à repousser la résolution. Les partis de gauche s’opposent à l’adoption de ce texte. 39 associations se sont également coalisées contre ce texte, représentant les grands mouvements antiracistes et anti-islamophobes (MRAP, Ligue des Droits de l’homme, Médecins du Monde, Amnesty), des associations humanitaires d’extrême gauche spécialisées dans la lutte contre l’islamophobie (Mouvement de la Paix, Mouvement International de la Réconciliation, Ligue internationale des femmes pour la paix…), l’ensemble des organisations catholiques et protestantes de gauche engagées au service de la cause palestinienne (Cimade, Comité catholique contre la faim et pour le développement, Pax Christi France, Secours Catholique, Caritas France, Chrétiens de la Méditerranée, Groupe d’amitié islamo-chrétienne…) et les organismes relais du BDS en France (comme l’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine). Dans la logique de l’inversion, un des arguments de ces opposants à la proposition est justement qu’elle renforcera l’antisémitisme en assimilant tous les Juifs aux Israéliens et en les rendant responsables de ce que la politique d’Israël « conduit à faire subir au peuple palestinien [2] ». Drapeaux palestiniens en tête, un petit groupe de protestataires manifeste devant l’Assemblée nationale la veille du vote en proclamant « stop au chantage à l’antisémitisme ».
La CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) elle-même se prononce contre l’adoption de ce texte, premièrement parce qu’« il n’est pas dans la tradition juridique française d’opérer pareille distinction entre les racismes, le droit français retenant actuellement une définition globale du racisme », secondement parce qu’« en multipliant les occurrences à l’État d’Israël, [le texte de l’IRHA] tend à s’écarter de son objet premier et propose une vision discutable de l’antisémitisme contemporain qui ne concorde pas avec celui qui s’exprime aujourd’hui en France » [3]. En d’autres termes, la CNCDH nie toute dimension antisémite à l’antisionisme, en cohérence avec l’analyse qu’elle porte sur la société.
L’opposition à la proposition Maillard rassemble ainsi, au nom d’une vision irénique de la société et de ses principes, et d’une liberté d’expression qui n’est pas menacée par le texte lui-même, tous les acteurs de la scène française qui souhaitent pouvoir continuer à dénoncer l’existence de l’Etat d’Israël et elle seule, d’une part, et préserver l’inversion victimaire qui tend à faire passer les Palestiniens pour les Juifs de notre temps face à des Israéliens nazifiés, d’autre part [4]. L’amendement gêne en particulier toutes les organisations islamiques qui refusent d’utiliser le mot « Israël », même pour l’accabler, et qui sont donc réduites à dénoncer le sionisme et l’« entité sioniste », Israël et l’Israélien étant niés dans leur existence.
Le 3 décembre, un nombre considérable de députés quitte l’hémicycle pour éviter de s’exprimer et ainsi devoir rendre compte de leur décision à leurs électeurs. Il est finalement adopté à une très faible majorité : 154 voix pour et 72 contre sur 577 députés… alors qu’ils étaient 550 deux heures plus tôt pour l’adoption définitive du projet de loi de financement de la Sécurité sociale.
* Paradoxes judiciaires
Le ministère de la Justice fait état « d’une diminution du contentieux raciste et d’un taux de réponse pénale en légère hausse » [5]. Cependant, le sentiment est largement partagé au sein de la communauté juive que l’antisémitisme ne fait pas l’objet d’une répression à la mesure du danger. Pour la CNCDH, « la sensibilité aux insultes antisémites est en hausse constante : la proportion de personnes réclamant une sanction judiciaire pour des propos comme « sale juif » est passée de 76 % en 2012 à 89 % en 2018, dont 48 % demandant de les condamner “ sévèrement ” » [6] (mais sans visiblement prendre la peine de les dénoncer, comme on l’a vu). En d’autres termes, les Juifs demandent une protection proportionnelle à l’intensification de l’antisémitisme qu’ils perçoivent.
Juridiquement, la proposition Maillard est d’autant plus vide de conséquence en matière de lutte contre l’antisémitisme que l’expression du racisme, de l’antisémitisme ou du négationnisme entraînent rarement de lourdes condamnations. En théorie, leur expression est passible de prison mais dans la pratique le juge se retient d’appliquer la loi dans toute sa sévérité. En novembre 2017, Gérard Filoche, poursuivi pour son tweet antisémite, est relaxé par le tribunal correctionnel de Paris.
Le 15 avril 2019 pourtant, la 13e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris condamne Alain Soral à une peine d’un an d’emprisonnement ferme pour contestation de crime contre l’humanité et, ce qui est très exceptionnel, délivre un mandat d’arrêt à l’audience. Cependant, le parquet de Paris décide alors de faire appel du mandat d’arrêt au motif que la loi de 1881 sur la presse, en vertu de laquelle Alain Soral est condamné, ne relève pas du droit commun et ne permet pas l’incarcération immédiate, et refuse de le faire interpeller. La justice elle-même justifie ainsi l’argumentaire d’extrême droite selon lequel l’antisémitisme relève des délits politiques et des délits d’opinion, par nature relatifs et contestables [7]. Le 10 janvier 2020, il est relaxé pour sa quenelle devant le tribunal de Colmar au motif que « la photographie […] prise dans un lieu non mémoriel et sans lien avec la religion juive […] ne constitue pas les infractions d’injure publique et de provocation publique à la haine [8] ».
Cependant, c’est la décision de ne pas juger le meurtrier de Sarah Halimi qui crée un choc bien au-delà de la communauté juive. Le dessinateur, romancier et réalisateur Joann Sfar explicite parfaitement l’effet produit par cette décision : « je commence à me demander ce que ça serait, un crime antijuif ? Si traiter une dame de sale juive puis la massacrer et la défenestrer ça ne suffit pas, il faut faire quoi ? J’ai honte que ça soit toujours des juifs qui se trouvent à écrire qu’à force de vouloir éviter de faire des vagues nos forces de l’ordre nous donnent parfois l’impression qu’on gène. Je suis le moins communautaire du monde. Je suis le premier que ça énerve, quand des gens utilisent leur ethnie ou leur religion pour se faire plaindre. Mais là, c’est dur. On a un sentiment de “circulez y a rien à voir” qui me semble dangereux. A force de ne rien voir, j’ai le sentiment qu’on peut susciter des vocations. Ou alors il y a une circonstance atténuante de bêtise ? Je me souviens qu’on disait ça, au moment du “ gang des barbares ”. […] Je déteste parler “en tant que juif”. On ne devrait pas avoir à le faire. Pour calmer les esprits, je suggère au tribunal d’édicter une jurisprudence claire et d’affirmer haut et fort qu’un crime antisémite, ça n’existe pas [9]. […] Aujourd’hui, il y a du progrès, l’antisémitisme est objectivement devenu une circonstance atténuante. Un chauffard sous l’emprise du cannabis relève des tribunaux, pas un tueur de juive, semble-t-il. Le message aux juifs est limpide [10]. »
On notera cependant qu’en France, le boycott des produits israéliens est illégal : tout appel au boycott par un mouvement associatif pour critiquer la politique d’un Etat tiers y est puni par la loi. L’organisation BDS, dont l’antisionisme systématique remplit tous les critères de l’antisémitisme, ne peut donc légalement exercer son activité en France [11].
7. Brève mise en perspective
« La France n’est pas globalement devenue ou redevenue antijuive mais il y a une France antijuive dans la France contemporaine [12]. »
Aussi intense que soit l’antisémitisme en France, il l’est davantage dans d’autres pays européens d’après le sondage ADL. Si 17 % des Français peuvent être qualifiés d’antisémites d’après les critères retenus par ce sondage, ce chiffre est de 20 % en Autriche, 24 % en Belgique, 28 % en Espagne, 31 % en Russie, 42 % en Hongrie, 46 % en Ukraine et 48 % en Pologne pour ne citer que des pays eurasiatiques. Pour le Pew Research Centre, selon un sondage réalisé́ avec d’autres critères, les opinions antisémites existent en proportions variables dans les pays européens, variant en 2015 de 28 % en Pologne à 7 % en France et au Royaume-Uni [13]. Paradoxalement, ce sont ces deux pays qui présentent le plus grand nombre d’incidents antisémites avec une population musulmane moins importante qu’en France en nombre absolu et relatif [14].
Dans un rapport publié en 2018, le FBI constate que si le nombre de crimes motivés par la haine est en baisse, près de 60 % d’entre eux est dirigé contre des Juifs et des institutions juives. Berlin est devenue la capitale européenne de l’antisémitisme par le nombre d’agressions antisémites et a ainsi détrôné Malmö pratiquement vidée de sa population juive avec la complicité de sa municipalité. Le parti travailliste britannique, emblème du libéralisme politique occidental, a adopté la ligne « islamo-gauchiste » avec un secrétaire général honorant des terroristes palestiniens…
La violence verbale et physique antisémite est le symptôme d’un délitement général des valeurs humanistes universalistes au fondement de l’Occident. Dans un monde globalisé où les opinions vraies ou fausses circulent plus vite et efficacement que jamais, les spécificités nationales s’amenuisent. La résistance de la majorité des Français aux idées antisémites dans un environnement médiatique antisioniste témoigne plutôt de la solidité de la laïcité républicaine face aux assauts d’idéologies haineuses.
A l’inverse, les victoires électorales des mouvements ou des figures populistes en Occident (en Hongrie, en Italie, aux Etats-Unis) libèrent toute parole qui monte une partie de la population contre une autre. L’exemple français montre les limites de la causalité entre victoire populiste et croissance de l’antisémitisme. La haine des Juifs peut se développer aussi efficacement dans un pays où des partis modérés sont au pouvoir.
Paradoxalement, face à l’antisémitisme, les Juifs se raccrochent en France au modèle de l’Etat laïc et républicain qui doit les défendre comme citoyens, alors qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et leurs structures associatives pour se défendre en tant que Juifs. Les Juifs sont ainsi les acteurs et les victimes du clivage croissant entre l’Etat et la société en France.
[1] Pour pouvoir efficacement lutter contre l’antisémitisme, le rapport Ruffin propose dès 2004 la pénalisation de l’antisionisme radical, idée alors violemment critiquée à gauche.
[2] https://blogs.mediapart.fr/michel-tubiana/blog/180219/du-bon-usage-de-l-antisemitisme-en-politique
[3] https://www.cncdh.fr/fr/publications/rapport-2018-sur-la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie (p. 24-25).
[4] https://www.causeur.fr/antisionisme-israel-palestine-shoah-169362
[5] https://www.cncdh.fr/fr/publications/rapport-2018-sur-la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie (p. 11).
[6] https://www.cncdh.fr/fr/publications/rapport-2018-sur-la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie (p. 117).
[7] https://www.nouvelobs.com/societe/20190506.OBS12535/tribune-heureux-comme-un-antisemite-en-france.html
[8] https://www.20minutes.fr/justice/2695099-20200114-alain-soral-relaxe-quenelle-devant-tribunal-parquet-colmar-fait-appel?xtor=RSS-176
[9] https://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=1518907521508784&id=477945342271679
[10] https://www.franceinter.fr/justice/meurtre-de-sarah-halimi-le-suspect-irresponsable-explications-sur-une-decision-qui-fait-polemique
[11] https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000031374097
[12] Pierre-André Taguieff, Judéophobie, op. cit., p. 194.
[13] https://www.pewresearch.org/global/2015/06/02/faith-in-european-project-reviving/
[14] http://www.fondapol.org/wp-content/uploads/2017/09/115-NOTE-A4-DUE-ENSTAD_2017-09-19_web.pdf
Source : Memri.fr 16 avril 2020.
Je pense que la grande majorité des médias français contribuent encore plus que les réseaux sociaux à la radicalisation de la société, à la désinformation et à la haine. Y compris antisémite. La plupart du temps les associations ou partis portant l’étiquette de gauche extrême ne sont rien d’autre qu’une extrême droite à visage masqué. Parfois encore plus à droite que le RN : le vocabulaire utilisé (« races », « racisé » ou « privilège » associé à une appartenance ethnique) est en soi très révélateur. La bienveillance des médias français envers les rouge-bruns du parti travailliste anglais et de la France Insoumise s’inscrit dans ce contexte de radicalisation (et d’extrême droitisation cachée) des médias, que l’on observe également outre-Manche et outre-Atlantique.