Radu Portocala. Siguet, Roumanie: Quand l’effacement est encore plus définitif que la mort

Mon grand-père. Maire. Député. Ministre. Avocat. « Sans occupation »

13 avril 1952. Il est hasardeux de se fier à l’exactitude des documents émis par l’administration pénitenciaire roumaine, surtout durant les quinze années d’après la prise du pouvoir par le régime pro-soviétique.

Selon l’acte de décès de mon grand-père, il serait mort le 13 avril 1952. La date est-elle exacte ? On ne le saura jamais. C’est, en tout cas, une indication. Elle crée la possiblité d’une commémoration approximative. Dans la nuit du 5 au 6 mai 1950, la police politique l’a arrêté dans un « lot d’anciens dignitaires » et l’a incarcéré à la prison de Sighet, à l’extrême Nord-Ouest de la Roumanie.

La prison de Sighet était un lieu où furent interrogés, emprisonnés et tués de nombreux intellectuels et citoyens de la Roumanie

Avant la guerre, il avait été maire de Braïla, député, ministre dans trois gouvernements libéraux. Mais il a été aussi un avocat très connu, doyen honorifique à vie du Barreau de Braïla.

Pourtant, son acte de décès porte la mention « sans occupation ». En somme, un vagabond.

Sighet a tenu, à plus d’un titre, une place à part dans le vaste système pénitenciaire créé par le nouveau régime. C’était la seule prison qui fonctionnait sous un nom de code, et qui, officiellement, n’existait pas. Dans les communications avec sa hiérarchie, le commandant n’avait pas le droit de prononcer ou d’écrire les noms des détenus, noms qui, d’ailleurs, ne figuraient nulle part.

Isolés avec rigueur les uns des autres, les quelques rescapés ont été incapables de dresser la liste de leurs co-détenus. Aujourd’hui encore, celle dont nous disposons pourrait ne pas être complète. Les quelques cellules à plusieurs lits ont été la seule exception à cette règle.

Bien entendu, le familles ne savaient pas où se trouvaient les leurs. Une sorte d’oubliette, où les gens devaient mourir. Elle a fonctionné de 1950 à 1955. Sur les 200 détenus, un quart sont morts entre ses murs ; d’autres ont été envoyés mourir dans d’autres prisons ; plusieurs sont morts dans les jours ou semaines qui ont suivi leur libération.

Mon grand-père est mort officiellement d’« insuffisance circulatoire, myocardite chronique reumathismale ». Presque tous les détenus sont morts, si on se fie aux certificats émis par la direction de la prison, de la même pathologie.

Bien entendu, ce « diagnostic » ne reflète nullement la réalité. Surpris par un gardien alors qu’il osait regarder par la fenêtre – ce qui était rigoureusement interdit – il a été conduit dans la cellule dite « la noire », toute en ciment humide et sans lumière, et y a été battu à mort.

La nuit, selon les instructions précises donnés par le ministre de l’Intérieur dès 1950, il a été enterré dans le cimetière des pauvres, à l’extérieur de la ville, sans cercueil et sans vêtements. Sa tombe, comme toutes les autres que les gardiens ont creusées en cachette, devait être recouverte de manière à ce que personne ne puisse soupçonner son existence.

Tous les certificats de décès ont été délivrés seulement en 1957. L’année dernière, j’ai voulu entreprendre des recherches au Barreau de Bucarest, où il s’était transféré en 1939, dont il a été membre pendant dix ans, et où devaient se trouver également les documents concernant son activité professionnelle à Braïla (1911-1939). Il m’a été répondu qu’aucun avocat Portocala n’a jamais existé.

L’effacement a donc bien fonctionné. Il est encore plus définitif que la mort.

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