Pourquoi les italiens natifs de Tunisie ont quitté le pays

Beaucoup se posent la question, M.Daniel Passalacqua y répond.

 » Au printemps 1986 un client, personnage influent du monde Bourguibien, qui avait fait appel à mes services pour résoudre un délicat problème de traitement des eaux qu’il avait, m’avait posé une question, qui m’avait surpris et embarrassé à la fois : pourquoi tellement d’italiens avaient quitté la Tunisie et continuaient à le faire ???

Daniel Passalacqua

C’était alors un sujet ’’ politiquement incorrect ’’ ça l’est sans doute aujourd’hui encore.

J’ai pris mon courage à deux mains et ai abordé largement le sujet. Je reprends ci-après les termes et les détails de mon propos, en l’élargissant pour que le lecteur d’aujourd’hui, 33 ans plus tard, puisse avoir une meilleure vision de la brulante question.

Que je sache, personne ne s’est penché sur les raisons qui ont poussé presque tous les italiens ( ils étaient au moins 100 mille à l’indépendance et encore 87 mille vers la fin des années 70 ), ainsi que les citoyens d’autres nationalités, à quitter le pays après l’indépendance.

Il était évident qu’un certain nombre d’ ‘’étrangers’’ devait le faire (policiers, gendarmes, fonctionnaires), mais cela ne l’était pas pour la plupart des italiens, maltais, grecs, mais même de beaucoup de français natifs du pays et y résidant depuis des générations.

L’indépendance avait été accueillie favorablement par la plupart d’entre eux, prêts à apporter leur contribution, leur énergie, au développement de la Tunisie.

Nombreux avaient été les italiens qui étaient convaincus que rien n’aurait changé défavorablement pour eux, bien au contraire : ils étaient ‘’étrangers’’ porteurs d’une carte de séjour sous le protectorat, ils le demeuraient dans un pays indépendant. Ils espéraient même que leur situation ne puisse s’améliorer.

Ils ont assez vite déchanté, car cela ne paraissait pas convenir aux nouveaux dirigeants, qui souhaitaient s’en débarrasser, contre l’avis du Président Bourguiba au début ; puis, il a laissé faire. C’est ainsi que de nombreuses mesures limitatives de la liberté de travail et d’entreprise ont été prises, dont la plupart se sont révélées masochistes.

Commençons par le décret de 1959 interdisant l’accès à l’apprentissage aux non tunisiens, même à titre gratuit. Coup de foudre pour tous les artisans, grands et petits, qui formaient leurs enfants dans leur atelier. La panique s’est emparée surtout des toutes petites gens, qui ont alors cassé à la masse leur matériel (souvent désuet, mais encore très efficace entre leurs mains), car il aurait été invendable sinon au prix du kilo de fer, et ont fui la Tunisie avec leurs valises en carton attachées par de la ficelle, en subissant beaucoup de vexations de la part des policiers et des douaniers, pour aller finir en Italie (dont ils ne connaissaient pratiquement pas la langue) en ‘’camps de concentration’’, car je ne pense pas qu’on puisse qualifier autrement les ‘’campi profughi’’, les ‘’camps de réfugiés’’ qui les attendaient.

Le secteur connaissait ainsi rapidement une crise profonde.

Six mois plus tard, devenues conscientes de l’erreur commise, les autorités annulaient ce décret. Mais c’était déjà trop tard. Echaudés, ceux qui n’étaient pas partis à la hâte (surtout les propriétaires de grands ateliers, superbes écoles d’apprentissage pour les centaines d’ouvriers tunisiens qui s’y spécialisaient) se sont préparés calmement au départ, ont formé leurs enfants ou leur ont fait conclure leurs études secondaires, puis sont partis les uns après les autres comme des touristes, avec des billets aller/retour, mais sans RETOUR. Vers le milieu des années ’80 il ne restait plus que quelques vieillards, toujours très actifs, très appréciés et très sollicités par la clientèle.

Deuxième coup dur en 1960, l’annulation des licences de taxi délivrées aux étrangers. Cette mesure frappait également de nombreux maltais, anciens cochers, qui avaient reçu à Tunis une telle licence en contrepartie de la suppression de la circulation des fiacres.

Le troisième venait de la promulgation le 5 novembre 1959 de la loi N°59-146 relative à la protection de la main-d’œuvre nationale imposant l’obtention d’une ‘’Carte de Travail’’ délivrée par le Secrétariat d’Etat à la Santé publique et aux Affaires Sociales, en fonction de la profession et de la technicité de l’intéressé. Le refus entrainait le retrait de la carte de séjour et l‘obligation de quitter le pays dans le mois. En ce qui me concerne, je l’ai obtenue le 14 décembre 1960 et ai eu son dernier renouvellement le 2 janvier 1964. Cette loi avait créé d’énormes problèmes, car elle avait entrainé le départ de trop de personnes hautement qualifiées. Elle a été donc modifiée en 1964 en introduisant dans le Code du Travail une clause stipulant que les ‘’étrangers natifs avaient les mêmes droits au travail que les tunisiens’’. Là aussi, c’était trop tard, cette mesure n’a eu pour effet que de ralentir les départs.

Le quatrième est venu par la promulgation de la loi 61-14 du 30 août 1961 (en représailles malvenues des douloureux évènements de Bizerte), interdisant aux non tunisiens, à l’exclusion des citoyens des pays ‘’frères et amis’’, toute activité professionnelle, commerciale, industrielle, entrepreneuriale, associative, sauf dérogation ou traités de réciprocité. A partir de cette date notre activité personnelle a pu se poursuivre grâce au renouvellement périodique de la dite dérogation (dite ‘’carte de commerçant’’), au prix d’épuisantes démarches. Evidemment, ceux qui ne l’obtenaient pas (et ils étaient fortement majoritaires) n’avaient d’autre choix que le départ.

Cette loi a fait d’énormes dégâts, au risque de me répéter je vais prétendre qu’elle a privé la Tunisie de forces vives, profondément attachées au pays, considéré être une seconde patrie, et également profondément intégrées dans son tissus économique et social. Elle est toujours en vigueur, elle ne sert pratiquement plus à rien mais constitue quand même un danger car rien n’empêche qu’elle soit invoquée (comme elle l’a été il y a quelques années) pour sévir contre des actes associatifs et de bénévolat.

Paradoxalement, alors que cette loi interdisait pratiquement toute activité aux étrangers résidents, la plupart du temps natifs et parfaitement capables de mettre toutes leurs énergies au profit du développement industriel du pays, les lois de 1972 et 1987 créaient des conditions on ne peut plus favorables sur tous les plans pour attirer des investisseurs venus de l’étranger.

Ajoutons la nationalisation des terres le 12 avril 1964 (alors qu’une partie de ces terres serait devenue ‘’tunisienne’’ par héritage, par l’application de la modification survenue le 28.02.1963 du Code de la Nationalité décrété le 26.01.1956, stipulant que ‘’Est tunisien l’enfant né en Tunisie d’un père et d’un grand-père eux-mêmes nés en Tunisie, soit « Triple droit du sol » par ascendance masculine) ; la politique de collectivisation à outrance (qui a fait partir également de très nombreux tunisiens), etc. etc. On sait le sort qu’ont connu ces terres, souvent magistralement cultivées, la plupart du temps devenues très rapidement improductives.

Arrivés deux heures plus tard à ce point, après une écoute attentive, il m’a posé une dernière question : ‘’Dans ces conditions si défavorables, pourquoi êtes-vous resté ?’’, à quoi j’ai répondu du tac au tac : ‘’induit par le profond attachement prouvé malgré tout pour le Pays et ses gens, pour tous les amis fraternels que j’avais, et la conviction de pouvoir continuer être utile ; ne pensez-vous pas que cela a été le cas, vu le résultat que mon professionnalisme vous a permis d’obtenir ?’’.
Son unique commentaire a été alors : ‘’Quel gâchis !!’’. »

Source Jo Krief sur FACEBOOK
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2 Comments

  1. Même phénomène au Maroc, avec les lois xénophobes sur la ‘marocanisation’ qui organisaient la spoliation légale des ‘étrangers’, des pieds noirs dans la plupart étaient natifs et viscéralement attachés au pays.

  2. Quand une décision de NETTOYAGE ETHNIQUE a été prise lors des guerres de libérations nationales,aucune logique ne peux plus rien faire. Alors comme on peut le voir jusqu’à aujourd’hui, c’est le désert qui s’installe.Un exemple,en Algérie au mois d’octobre 1962: les écoles?? Ou est le directeur? ou sont les profs? Sans commentaires!!

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