Dimanche, je suis parti d’Epinal pour regagner mon Alsace éternelle – celle qui ne connaît pas de frontière. Ce jour-là, je suis passé, d’une façon assez inhabituelle, par Baccarat, afin d’y déposer un autostoppeur qui était monté à la sortie de Vomécourt.
Comme Gide nous a appris qu’il n’y avait jamais d’acte gratuit, je m’attendais bien en le prenant en charge à ce que le récit de ses propres malheurs apaisât les miens. Il ne m’a pas déçu et lorsque je l’ai abandonné dans la cité du Cristal, j’avais épuisé tout mon stock de compassion, méditant en moi-même l’exigence que comporte l’intercession de la prière eucharistique qui demande au Seigneur de nous inspirer « la parole qui convient quand nous nous trouvons en face de frères seuls et désemparés« .
J’étais maintenant seul. Je l’avais laissé certainement désemparé. La route qui mène de Baccarat au col du Donon est bordée de hautes futaies. Sur des dizaines de kilomètres s’étend une sombre venelle dans lequel le soleil a du mal à percer. Le clair obscur règne à midi, comme dans un Rembrandt. Et c’est à midi que l’un de mes chiens a décidé de vomir. J’ai, dans tous les domaines, l’esprit ouvert et les idées assez larges. L’odeur du dégueulis m’est, en revanche, assez insupportable – je prie les émétophiles de pardonner l’attitude de rejet qui est la mienne, mais que je n’ai aucune peine à ne pas trouver, moi-même, consternante. J’ai donc arrêté la Mercos là où je le pouvais et j’ai nettoyé les sièges-arrière de la bagnole – exercice délicat, quand vous en avez deux. De chiens et de mains. Puis, le long du bas-côté, je suis allé les faire pisser. Les chiens, pas les mains. Il faut suivre un peu !
C’est là qu’il est apparu
C’est là qu’il est apparu. Vêtu d’une robe de bure, un homme sans âge, à la barbe incommensurablement longue, pieds nus, baluchon léger sur le dos. A la main, un bâton de bois taillé. Il allait de l’autre côté de la route. Il m’a fait un geste de salut de la main. Je lui ai répondu. Puis, il m’a interpellé de loin : « Parli italiano ? » Je lui ai répondu : « Non proprio, non molto. Davvero niente ! »
Rien de ces préventions ne l’a arrêté. Il a traversé la route, il est venu me voir. Il m’a parlé dans un flot ininterrompu. Quand il s’arrêtait, je lui répondais : « Sì è vero !« , alternant, pour changer, par des : « Sì, hai ragione ! » et des « Effettivamente ! » Je vais souvent en Italie et je maîtrise l’art consommé de ne jamais contredire un Italien.
Il venait de Palerme
Ce que j’ai compris de son histoire, c’est qu’il venait de Palerme et qu’il y avait été ingénieur. Il y a une quinzaine d’années, il avait tout largué pour rejoindre le Tiers-Ordre (l’ordre laïc des franciscains) ou quelque chose d’approchant. Il était venu de Palerme pour aller voir le Président du Parlement de Strasbourg et lui remettre « una petizione« . L’objet : faire grandir chez les hommes la fraternité sans détruire la nature. Je me revois lui dire : « Sono d’accordo con te, fratello ! Ed è quello che voleva san Francesco d’Assisi !«
Il m’a dit alors : « Ti chiami Francesco ! E sei anche chiamato a ricostruire la tua chiesa. Non solo la tua chiesa. Ma la società. E un nuovo mondo. »
Je ne sais toujours pas comment il savait mon prénom. Nous avons prié ensemble. Nous nous sommes serré la main longuement, pendant que les clébards étaient occupés à lui renifler les pieds qu’ils trouvaient visiblement assez odoriférants à leur goût.
Je suis remonté dans la bagnole. J’ai tourné la clé de contact. J’ai songé à faire demi-tour pour poursuivre le dialogue. J’ai même songé à lui filer le billet de cinquante balles que j’avais dans mon portefeuille. Le moteur vrombissait déjà, le pot d’échappement crachait sa fumée. L’odeur de vomi subsistait à peine dans l’habitacle. Lui, venu de nulle part, allant vers nulle part, avait déjà disparu.
l’éthique d’un homme de Dieu qui parcourt l’Europe pieds nus
Ce n’est pas une fable que je vous raconte ici. Ce sont des faits qui se sont déroulés le dimanche 22 septembre 2019, entre Baccarat et Schirmeck, sur les coups de midi. Nous sommes loin ici de Greta Thunberg, qui fait bien ce qu’elle veut, sur tous les plateaux télés du monde, ne se posant jamais la question – insouciante jeunesse – de la façon dont elle se déplace de Paris à New York. Nous sommes ici, avec les faits que je rapporte, dans l’éthique d’un homme de Dieu qui parcourt l’Europe pieds nus pour appeler à davantage de fraternité, de solidarité, de respect de la Création et d’amour.
Je sais maintenant aux côtés de qui marche vraiment celle que Péguy appelait la « petite fille Espérance« . Je sais, surtout, où elle va. Pas sur les plateaux télés, ni dans les médias. On la croise – miraculeusement – sur les routes qui serpentent le massif des Vosges. Mais aussi dans notre cœur.
Un papier très agréable à lire, drôle parfois… et qui se passe chez moi, en Lorraine. C’est dire que j’aime bien. Mais, car il y a un « mais », je me serai surtout attendu à le lire dans la « Croix » ou « Témoignage chrétien »… si ces derniers savent encore qui est Péguy.
Moi aussi je viens d’Alsace Lorraine, avec mes sabots dondaine et j’ai eu la larme à l’oeil en lisant le récit de Charles Miclos assorti de cette belle citation de Ch.Péguy . J’ai été très émue car c’est l’ Humanité ,pas le journal , mais notre humanité que j’ai vu dans cet article ; merci beaucoup.
Oui, cher herbeth, un billet singulier qui apaise en ces temps tumultueux. Merci à son auteur.