Il y a dans ce concours de vitesse à la reconstruction de Notre-Dame de Paris une indécence qui est d’abord une inconséquence, qui est précisément celle qui a conduit à ce que nous ayons vu brûler ce point névralgique de nos mémoires, et de nos imaginaires, lundi soir dernier. Il avait fallu 182 ans pour la bâtir, sept heures pour en consumer le cœur, et il ne faudrait que cinq années pour réparer l’outrage de ces flammes. Surtout, que la vision de ce nouveau cratère au cœur de Paris, au cœur de France et bien au-delà – cratère qui a des causes – ne dure pas, disparaisse, se taise et vite. À ce jeu de l’effacement du temps, qui est une spoliation du recueillement, de la méditation et de l’histoire, dans ce totalitarisme de l’instant présent et de la fête, il n’y a rien d’anodin à ce que ce soit Jack Lang, prenant la pose sur la terrasse de l’Institut du Monde Arabe, qui embrasse la cathédrale 1700 mètres plus en amont de la Seine, qui ait délivré le nombre d’années le plus modique pour évaluer la remise en état du fantasme hugolien : « trois ans », dernier prix, avec ou sans grande flèche, avec concours Lépine (mais rapide), avec les matériaux qui vont bien, et l’argent défiscalisé des donateurs en quête d’image de miséricorde. Insignifiance, parade et pornographie.
Les allemands, à la sortie de la deuxième guerre, qu’ils avaient déclaré et qu’ils venaient de perdre, ont eu cette retenue, qui est une intelligence, de laisser en l’état l’Église dite du Souvenir, au cœur de Berlin, avec sur son clocher le cratère du bombardement allié de la nuit du 22 au 23 novembre 1943 : cette béance reste encore présente aujourd’hui pour rappeler aux allemands l’erreur de leur ivresse nazie, et au reste du monde que ce peuple sait penser sur lui-même, sans limitation de durée. Il ne s’agit pas pour nous de laisser en cet état les murs borgnes, calcinés et meurtris de Notre-Dame, en attendant qu’ils tombent. Il ne s’agit pas non plus de faire comme si rien ne s’était passé. Il existe désormais un continuum, dans l’imaginaire parisien et français, qui relie Charlie-Hebdo, le Bataclan, Notre-Dame, et l’on peut même ajouter à ce roman politique, philosophique et métaphorique les deux crues intermédiaires de la Seine, 2016 et 2018, qui avaient aussi des causes humaines. Quelque chose se dérègle, et à la manière touchante mais pathétique d’une Jackie Kennedy reposant son bout de crâne sur la tête affaissée de son président de mari, à l’arrière de leur Lincoln Continental le 23 novembre 1963, il y a quelque chose d’empressé, de gauche, d’inutile et de tragique dans ce mouvement, qui court vers la falaise, qui recherche à tout prix à effacer ce qui a effectivement eu lieu.
Nous n’en connaissons pas encore les causes. Nous en connaissons pourtant déjà les faussaires, les empressés du « rien n’a jamais eu lieu ». Les mêmes n’étaient pas choqués, et n’ont d’eux-mêmes pas réagi, lorsque l’on a osé programmer deux soirs de suite le rappeur Médine au Bataclan – il a fallu alors que sonne la colère du peuple. Notre-Dame est plus que des citations captées par Google dans l’œuvre de Victor Hugo, Notre-Dame est plus que le lieu des obsèques de Charles De Gaulle et de François Mitterrand, Notre-Dame est plus que ce Monument Historique havre laïque choisi en 1918 par Clemenceau pour ne pas aller au Te Deum de l’Armistice, par Michel Mourre et les lettristes le jour de Pâques 1950 pour y clamer « Dieu est mort », et par Femen en 2013 pour refuser l’ingérence cléricale dans le débat sur l’égalité dans le mariage (Inna Shevchenko a d’ailleurs publié trois tweets d’hommage à Notre-Dame), Notre-Dame est plus (mais certainement pas moins) que le fruit du travail des gueux qui y ont parfois laissé leur vie sans en voir le résultat, Notre-Dame est plus que nos prières, nos promenades d’amoureux dans son jardin, Notre-Dame est plus que son Mémorial des Martyrs de la Déportation, Notre-Dame est plus que le point zéro de nos kilomètres et de nos pélerinages, Notre-Dame est plus qu’une histoire qui commence à Clovis, et qui n’est pas finie. Laissons du temps à Notre-Dame, tout celui qu’il faudra, celui de l’artisanat entre autres, celui aussi de l’histoire. Le peuple de France y a droit.
Thierry Seveyrat
Thierry Seveyrat, une pensée toujours juste et clairvoyante et une écriture claire, précise et subtilité. Merci pour ce texte
Très beau texte que je pourrais signer. Peut-être aurais-je ajouté quelques événements historiques qui s’y sont déroulés: première réunion des États généraux, te deux lors de la reprise de Paris par Charles VII, oraison funèbre du Grand Condé, couronnement de Napoléon ou te deum de la Libération. Merci en tout cas pour ce texte.