Avec 1,8 million de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté, c’est 1 personne sur 5 qui est laissée au bord du chemin dans le pays que l’on présente comme la nouvelle « start-up nation ». Pour autant, nul, pendant la campagne électorale des législatives 2019, n’a fait de ce phénomène social inquiétant une question centrale de son programme.
Et Gilles Darmon, président de Latet (« donner » en hébreu), le déplore. L’ONG qu’il a créée en 1996 est une banque alimentaire, l’équivalent de nos Restos du cœur. Elle mobilise plus de 18 000 volontaires qui soutiennent quelque 60 000 familles sur plus d’une centaine de localités.
Elle a noué des partenariats avec les vingt des plus grosses entreprises de l’agroalimentaire israélienne pour récupérer de la nourriture qui est ensuite distribuée dans des centres.
Si l’on devait faire un état des lieux de la pauvreté, que diriez-vous d’Israël ?
A côté de la « start-up nation », il y a la « soup kitchen (soupe populaire, ndlr) nation ». Depuis le début des années 2000, la société israélienne est devenue une société à deux vitesses. On est passé d’une des plus égalitaires du monde occidental à l’une des plus inégalitaires. Au point que la question sociale est sans doute devenue l’un des enjeux existentiels les plus importants d’Israël.
La pauvreté touche aujourd’hui plus de 1,7 million de personnes (sur 9 millions d’habitants, ndlr), selon les chiffres de la sécurité sociale israélienne.
C’est un sujet qui recoupe deux types de réalités : d’une part, comme dans l’ensemble des pays occidentaux soumis à la mondialisation, vous avez des gens qui sont issus soit de familles monoparentales, des travailleurs pauvres ou encore des personnes âgées sans couverture sociale suffisante qui sont venus grossir les bataillons de la pauvreté en Israël. D’autre part, et c’est une spécificité de la société israélienne, le taux de pauvreté est extrêmement important chez les Juifs orthodoxes, où il avoisine les 45-46%, et au sein de la population arabe israélienne. Si vous cumulez ces deux réalités, Israël est donc, selon les derniers rapports, le pays le plus pauvre de l’OCDE.
Avec 1 Israélien sur 5 qui vit sous le seuil de pauvreté…
Oui, et quasiment 1 enfant sur 3… La question sociale est à mon sens celle qui demande le traitement le plus urgent et le plus important de la société israélienne. Et malheureusement, je dirais que ces dernières élections ne vont pas dans ce sens. La campagne électorale a été focalisée sur la sécurité et sur des thèmes qui ne sont pas véritablement, à mon sens, les sujets existentiels de la société israélienne. Cela pose un problème.
Il faut savoir que le leadership israélien s’est construit sur les questions de sécurité, et à quelques rares exceptions près, il n’y a pas véritablement de vision sociale ou sociétale chez nos dirigeants. Ou chez ceux qui prétendent nous diriger. Au sein des deux plus grands partis israéliens en lice aujourd’hui, le Likoud et Kakhol Lavan (Bleu Blanc), la question sociale n’est pas centrale.
Vous voulez dire que la pauvreté n’est pas un thème vendeur pour les électeurs ? Que la sécurité prime avant tout ?
Effectivement, la sécurité prime avant tout. Depuis 70 ans, l’État d’Israël s’est construit, structuré, autour du concept de survie. Je dirais qu’il y a un temps de latence entre l’acceptation du fait qu’il n’y a plus d’enjeu existentiel pour Israël − il n’y a désormais plus de risque de voir Israël disparaître de la carte − et le passage à une problématique du mieux vivre, donc de lutte contre la pauvreté. Cette prise de conscience n’a pas encore émergé dans le débat public.
Vous êtes légitime en tant que leader israélien si vous avez un passé dans le domaine de la Défense, si vous êtes reconnu comme Monsieur Sécurité. Et ce n’est pas par hasard si Kakhol Lavan a choisi de mettre en avant trois anciens chefs d’état-major pour affronter le Likoud et Benjamin Netanyahu.
Pourtant Israël affiche une forte croissance économique, plus de 3 %, et un taux de chômage inférieur à 4 %. Comment peut-on expliquer que ce pays ne soit pas capable d’enrayer la pauvreté ?
Je ne sais pas si Israël est incapable d’enrayer la pauvreté. Mais le système a laissé la pauvreté prospérer, si je puis m’exprimer ainsi, alors qu’il a aujourd’hui les outils pour faire en sorte que ça change. Je ne veux pour autant pas dresser un tableau uniquement pessimiste. Depuis quelques années, on assiste à un tassement de la pauvreté. Nous avons connu une décennie noire, entre 2000 et 2010, avec pratiquement 1 million de pauvres en plus. Mais aujourd’hui, la hausse est stoppée.
Effectivement, Israël connaît une santé économique insolente depuis quinze ans. Lorsque l’on observe sa croissance, le pays s’inscrit de façon régulière dans les cinq premières places de l’OCDE. On parle ici de chômage frictionnel, ce qui signifie que quelqu’un qui veut travailler trouve du travail. Le déficit budgétaire est quasi inexistant. En tout cas il ferait mourir de jalousie pas mal de dirigeants européens. L’explication est assez simple : Israël a connu une sérieuse crise au début des années 80 : l’économie israélienne s’est quasiment effondrée, avec un taux d’inflation de presque 400 %. L’ensemble de la doctrine économique gouvernementale s’est construit autour de ce traumatisme : modèle économique libéral, orthodoxie budgétaire, maîtrise de l’inflation, etc. Ce qui a un coût social.
La question posée est : que fait-on avec l’argent qui est généré aujourd’hui ? Pour nous, il faut augmenter les dépenses dites « sociales » par habitant, qui sont aujourd’hui extrêmement faibles, et il faut augmenter l’efficacité de l’appareil de l’État. Si vous prenez une image de la pauvreté en Israël avant intervention de l’État, le pays se place dans la moyenne des pays de l’OCDE : à peu près 30-33 % de la population peut être considéré comme vivant en dessous du seuil de pauvreté, des chiffres similaires à ceux que l’on trouve en Europe. En revanche, après intervention de l’État, Israël occupe cette malheureuse première place en termes de pauvreté. Ce qui signifie que l’État n’arrive pas à redistribuer de la richesse, à atténuer les accidents de la vie, à produire de la justice sociale.
Il y a quelques années, à l’initiative gouvernementale, une commission de lutte contre la pauvreté a défini une liste de mesures à prendre pour justement ramener Israël dans les moyennes de l’OCDE. Malheureusement, seule une petite partie de ce programme a été mise en œuvre. Certains partis politiques affirment que lorsqu’ils seront pouvoir, ils implémenteront ces mesures-là ; ce qui reste à voir.
Ce mardi, les Israéliens se rendaient aux urnes. L’issue de ce scrutin peut-elle avoir une incidence sur les questions pauvreté ?
Une incidence marginale malheureusement, bien malheureusement. Parce que les clés de la question sociale et la répartition budgétaire se trouvent en grande partie dans les mains des hauts fonctionnaires israéliens. Le département du budget au sein du ministère des Finances a une indépendance assez forte y compris vis-à-vis du secteur politique. S’il n’est pas convaincu des mesures à prendre pour mettre en place ce mécanisme de redistribution des richesses, rien ne se passera. Encore une fois, les leaders de ces deux partis manquent de maturité politique sur la question sociale. Pour l’instant, le credo de l’orthodoxie libérale leur sert de passeport pour l’analyse économique du pays.
Il existe néanmoins une nouvelle génération de députés, d’hommes politiques engagés, d’un côté comme de l’autre, formés aux questions sociales. Ils ne sont pas aux premières loges mais ils prendront le pouvoir dans ce pays dans 5-10 ans. Donc je pense que ça va changer, mais pas avant les prochaines élections.
Avec la collaboration de Chadi Romanos
Source : franceculture.fr
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