L’historien de l’Antiquité, Stéphane Ratti, convoque son érudition pour décortiquer trois phrases prononcées par Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron et Gilles Le Gendre, qui ont marqué l’année politique et qui renseignent sur ceux qui les ont émises.
Proust explique dans La Prisonnière que les paroles que l’on prononce sous le coup de l’émotion révèlent seules «la vie et la pensée réelles des gens». Il convient ainsi de «n’attacher d’importance qu’aux témoignages qui ne sont pas une expression rationnelle et analytique de la vérité». Or nos responsables politiques, bien qu’ils en aient, éprouvent eux aussi de temps à autre ces «afflux de sang à la figure» qui se traduisent dans une expression apparemment hyperbolique, des formules choquantes ou une syntaxe torturée. En voici trois exemples qui, si on les passe au crible de l’histoire ou de la grammaire, peuvent paraître le signe de la vérité profonde de leurs auteurs.
La première phrase a été prononcée par Jean-Luc Mélenchon qui s’adressait à un magistrat lors d’une perquisition à son domicile et au siège de son parti: «Ma personne est sacrée» (16 octobre 2018). Le chef de La France insoumise, féru d’histoire antique, se conduisait, en parlant ainsi, comme un héritier des lointains tribuns de la plèbe.
En 496 avant notre ère, le peuple de Rome, en colère contre les patriciens (les grandes familles de l’aristocratie romaine), fit sécession sur la colline de l’Aventin: les artisans refusèrent de travailler. La grève générale fut si longue et si sévère dans ses conséquences économiques que la cité concéda aux frondeurs des avantages politiques nouveaux que l’on peut qualifier de privilège de classe: le peuple aurait désormais ses propres représentants à Rome, des magistrats à part dans le cursus honorum, que l’on baptisa les tribuns de la plèbe.
Les tribuns ont dès l’époque de la première République romaine été inviolables. On ne pouvait porter la main sur eux sous peine d’être condamné
Ces hommes, qui devaient être recrutés uniquement parmi les plébéiens, disposaient de pouvoirs extraordinaires. Initialement conçus pour constituer un contre-pouvoir, un organe de recours contre l’arbitraire des patriciens, ils devaient porter secours à tout plébéien menacé par un patricien. Mais ils pouvaient surtout s’opposer à toute décision prise par un autre magistrat, soit en la refusant préventivement soit en cassant la décision en question. Ce droit d’«intercession» confinait dans les faits à un droit de veto. Les tribuns de la plèbe incarnaient ainsi une forme de recours légal contre toute mesure jugée arbitraire par la plèbe.
Quand Jean-Luc Mélenchon lançait insolemment à un procureur: «Touche-moi pour voir!», il se rappelait certainement que, dans sa jeunesse, à l’occasion des cours de latin qu’il affectionnait, on commentait l’histoire des Gracques et d’autres illustres tribuns de la plèbe. À Rome, un tribun était «sacro-saint». On appelait cette vertu propre aux tribuns la sacrosanctitas et le tribun de la plèbe était homo sacer, c’est-à-dire, au sens propre du terme, «intouchable». Les tribuns ont dès l’époque de la première République romaine été inviolables. On ne pouvait porter la main sur eux sous peine d’être condamné.
En ce vieux monde païen, la «sainteté» sacrée était cet état qui vous mettait hors de portée de toute atteinte physique et morale. C’était une défense absolue, un état remarquable d’exemption. Qui osait toucher un tribun de la plèbe voyait aussitôt ses biens confisqués et placés sous la protection des prêtres dans le temple plébéien de Cérès. Plus tard, dans la littérature latine, puis chrétienne, la «sainteté» protégea aussi des souillures comme le viol. Le terme fut de fait annexé à l’arsenal apologétique chrétien. Pour les chrétiens, sous l’Empire, et c’est déjà le reflet significatif d’un infléchissement notable des mentalités, la sanctitas était la qualité qui mettait son détenteur hors de portée de la tentation, le rendait maître de ses pulsions.
Rien dans l’univers macronien, si harmonieusement régi par les lois célestes de l’économie libérale, ne peut être le produit du hasard. Il suffit que l’apôtre providentiel de cette nouvelle religion traverse la chaussée, comme Moïse la mer Rouge, pour qu’aussitôt l’exercice de la liberté humaine et de la volonté seule permette au miracle d’advenir
La deuxième phrase qui mérite de figurer dans notre palmarès a été adressée par Emmanuel Macron à un chômeur. Du travail? «Je traverse la rue et je vous en trouve!» (17 septembre 2018). La première remarque que l’on voudrait faire est ici d’ordre grammatical: l’emploi de «vous» ne signifie pas, contrairement aux apparences, que le président se propose de trouver un emploi «pour» son interlocuteur ou en sa faveur. Sa charité n’en est pas véritablement une, puisque ce «vous» s’analyse en linguistique comme un datif éthique, ainsi que par exemple dans la phrase que voici: «Prenez-moi la porte!» Le président veut dire que si lui-même traversait la rue, il se ferait fort de trouver un emploi pour lui-même ou pour un potentiel chômeur.
La grammaire dément en l’affaire la bonté supposée du président samaritain, ce d’autant plus que son interlocuteur était en réalité paysagiste et non garçon de café. En ce jeu trouble, le président retrouvait en réalité, peut-être inconsciemment, la vertu du monarque thaumaturge. Rien dans l’univers macronien, si harmonieusement régi par les lois célestes de l’économie libérale, ne peut être le produit du hasard. Il suffit que l’apôtre providentiel de cette nouvelle religion traverse la chaussée, comme Moïse la mer Rouge, pour qu’aussitôt l’exercice de la liberté humaine et de la volonté seule permette au miracle d’advenir.
Sans doute n’y a-t-il en France qu’un lieu – une école supérieure, peut-être ? – dans lequel «intelligent» signifie «compliqué» ou «excessivement technocratique»
La troisième phrase que nous retenons a été prononcée par le président du groupe LaREM à l’Assemblée nationale, Gilles Le Gendre, le 17 décembre 2018: «Et puis, il y a une deuxième erreur qui a été faite et dont nous portons tous la responsabilité, moi y compris. C’est le fait d’avoir probablement été trop intelligents, trop subtils» dans les mesures en faveur du pouvoir d’achat. Là encore, la grammaire est chaotique. On passe dans la même phrase de l’impersonnel à la première personne du pluriel, puis à la première du singulier. Seul Flaubert se risquait à pareille acrobatie stylistique.
Cette phrase, nous a-t-on dit devant le tollé, a été mal comprise. Or la syntaxe, c’est, expliquait Dumarsais, le grand grammairien et philosophe du XVIIIe siècle, «ce qui fait en chaque langue que les mots excitent le sens que l’on veut faire naître dans l’esprit de ceux qui savent la langue». Donc, sous-entend-on, certains auditeurs ne savent pas leur langue. Mais sans doute n’y a-t-il en France qu’un lieu – une école supérieure, peut-être? – dans lequel «intelligent» signifie «compliqué» ou «excessivement technocratique». Ceux qui fréquentent cet endroit se flattent ainsi d’écrire, de penser et de concevoir pour ceux seuls qui, en intelligence, sont leurs égaux. On ne voudrait point en être et l’on s’en voudrait d’y prétendre.
Il en va décidément en politique comme en amour. Proust nous avait prévenus: «Souvent même l’inquiétude est renouvelée par la phrase dont le but était de nous apporter le repos.»
* Agrégé de lettres classiques, professeur des universités, Stéphane Ratti enseigne l’histoire de l’Antiquité tardive à l’université de Bourgogne-Franche-Comté. L’auteur a renouvelé notre vision des relations entre chrétiens et païens aux IVe et Ve siècles. Il a publié de nombreux ouvrages remarqués, comme «Le Premier Saint Augustin» (Les Belles Lettres, 2016). Dans son nouvel essai, «Les Aveux de la chair sans masque» (Éditions universitaires de Dijon, 110 p., 10 euros), il analyse l’interprétation discutable, par Michel Foucault, de textes des Pères de l’Église sur la sexualité.
Source: Le Figaro. 27/12/2018
Je suis un peu surpris par l’utilisation inadéquate par Stephane Ratti du concept d’homo sacer dans cet article à propos de JLM, venant d’un spécialiste de l’antiquité romaine tardive. Le sens du terme sacer dans la religion romaine antique n’est pas entièrement conforme au sens qu’il a pris après la christianisation. En droit romain l’homo sacer désigne une personne radiée de la société et privée de tous droits et de toutes fonctions dans la religion civile. L’homo sacer est défini en termes juridiques comme quelqu’un qui peut être tué sans que le tueur soit considéré comme un meurtrier ; et une personne qui ne peut pas être sacrifiée.