Où est le corps du journaliste Jamal Khashoggi, par Sarah Cattan

Ouf ! L’honneur est sauf. On va pouvoir parler business : Riyad vient de reconnaître ce matin que Jamal Khashoggi avait bien été tué dans son consulat. A Istanbul.

Vu qu’il y était entré, le mec, le 2 octobre, et que jamais il n’en sortit, il fallait bien… trouver un truc.

Après moult ballons d’essais grotesques et autres tentatives de dénégation, voilà que ce matin l’Arabie saoudite change de version et évoque pour la première fois une rixe. Laquelle aurait dégénéré. Et plouf : le journaliste est mort.

C’est que beaucoup firent mine de s’émouvoir. D’autres de menacer. Certains même manifestèrent. Et même Bruno Lemaire et Christine Lagarde firent entendre leur voix. Non Rien.

Il ne semble plus être mort : il l’est. Que son âme repose en paix.

On progresse. Il ne semble plus être mort : il l’est. C’est la SPA, l’agence de presse officielle du royaume, qui s’est fendue d’un communiqué officiel. Jamal Khashoggi, il se serait disputé avec ceux qu’il rencontra au consulat du royaume. Et puis tu sais comment vont parfois les choses dans certains pays : Une rixe. Laquelle aurait sans autre forme de procès conduit à sa mort. Ce serait même le Parquet qui l’affirmerait. Le Parquet ! Par la voix du Proc : Les discussions qui ont eu lieu entre lui et les personnes qui l’ont reçu au consulat saoudien à Istanbul ont débouché sur une bagarre et sur une rixe à coups de poing avec le citoyen Jamal Khashoggi ; ce qui a conduit à sa mort… Que son âme repose en paix.

Le corps ? Ben quoi le corps ? Y des enquêteurs qui cherchent. Dans une forêt. Proche d’Istanbul.

Parce que voilà : Dix-huit personnes sont arrêtées par les autorités saoudiennes dans le cadre de l’enquête menée par le royaume. Elles auraient tenté de dissimuler ce qui est arrivé. Dans la bande, un haut responsable du renseignement et un important conseiller à la cour royale, tous deux trop proches collaborateurs de MBS, le prince héritier Mohammed Ben Salman. Des membres de sa sécurité rapprochée. Au moins trois colonels. Un médecin légiste en chef au ministère de l’intérieur. De là à penser à une opération avalisée par MBS. Nobody knows.

Si ça s’appelle pas de l’enquête, ça. Par rapport au temps où Riyad qualifiait de sans fondement les accusations diverses selon lesquelles le journaliste avait été tué dans le consulat. Là, t’as quand même le Roi Salman himself qui aurait ordonné la mise en place d’une commission ministérielle. Ben oui, présidée par MBS ! Pour restructurer le service de renseignement saoudien et définir précisément les pouvoirs de celui-ci.

Ça m’rappelle l’été français. Au Palais.

Sans cadavre.

Où est le corps

Alors que sont publiés des détails effroyables sur l’assassinat du journaliste et que les médias locaux et américains disent se faire l’écho d’une exécution aux détails macabres, et ce sur la foi de sources policières turques, alors que sur le net certains, sérieux, t’affirment avoir vu la vidéo de cette scène, alors que les mêmes te parlent d’acide et te disent même au son de quelle musique l’affaire aurait été menée, les autorités saoudiennes se réfugient derrière le principe du… secret de l’instruction.

Pendant que toi tu te demandes quand donc seront rendues publiques les preuves qui amènent à cette conclusion, la Turquie, grande donneuse de leçons, émet des réserves. Vite balayées par Ryad. Ryad qui ne nie pas l’aller-retour en jets privés Riyad-Istanbul de quinze agents saoudiens. Mais qui parle de simples touristes.

 

Quelques voix s’élèvent

Quelques voix s’élèvent. Doutant de la crédibilité des autorités saoudiennes. Evoquant leur trouble. Un sénateur proche allié du Président Trump tweete : Dire que je suis sceptique sur la nouvelle version saoudienne sur M. Khashoggi est un euphémisme… Paris, Berlin, Amnesty international et RSF maintiennent la pression.

Lecteur, sache que ces explications satisfont pourtant Donald Trump, lequel, après qu’il eût réclamé des mesures sévères contre Riyad et exigé de savoir ce qui avait bien pu arriver à notre citoyen saoudien, en arrive à suggérer que tout ça soit le fait d’assassins, avant de se satisfaire de la version servie ce matin, et même de voir dans les premières interpellations un bon premier pas. Ben quoi ? Pourquoi certains parlent-ils de diplomatie du cynisme ? De realpolitik ? That’s life : d’énormes intérêts stratégiques lient les Etats-Unis à l’Arabie saoudite dans la lutte contre le terrorisme et contre l’Iran chiite. Encore ? Ben oui : business. Un énorme contrat d’armement chiffré à 110 milliards de dollars. 600.000 emplois.

C’est ainsi que tu peux te retrouver à exiger des explications sur la disparition du journaliste tout en cherchant à ménager ta relation avec Riyad. Tu appelles de tes vœux une sortie de crise. Tu aiderais presque à l’élaboration d’un scénario, qui permettrait à Riyad de sauver la face tout en confirmant l’assassinat du journaliste saoudien : t’arrives à un compromis boiteux : la rixe, là. Sans corps.

Jamal Khashoggi

Qui est Jamal Khashoggi, le premier journaliste à s’être volatilisé.

Celui qui fut très proche de la famille royale, qui avait interviewé Ben Laden en Afghanistan et au Soudan avant de prendre ses distances avec le chef d’Al-Qaïda, qui avait défendu la confrérie des Frères musulmans alors qu’elle était classée terroriste par Riyad, parlait en septembre 2017 de peur, d’intimidation, d’arrestations et d’humiliations publiques d’intellectuels et de dirigeants religieux en Arabie saoudite[1].

Exilé aux Etats-Unis depuis 2017, il fustigeait dans les colonnes du Washington Post la dérive absolutiste prise par la monarchie sous l’impulsion du prince héritier saoudien. Son dernier éditorial, envoyé par son traducteur au lendemain de sa disparition, portait sur la nécessaire liberté de la presse dans le monde arabe et était ainsi titré : Le monde arabe fait face à son propre rideau de fer. Le Washington Post ne le publia que le 17 octobre. On y lit combien elle manque cruellement dans le monde arabe, cette liberté : Il y avait un temps où les journalistes ont cru qu’Internet allait libérer l’information de la censure et du contrôle associé à la presse écrite. Mais ces gouvernements, dont l’existence même s’appuie sur le contrôle de l’information, ont bloqué de manière agressive Internet. Selon l’éditorialiste, le monde arabe faisait face à sa propre version du rideau de fer, imposé par des forces nationales se disputant le pouvoir. Et comme au pays des aveugles les borgnes sont rois, le journaliste cita en contre-exemple le Qatar, ce grand état démocrate qui couvrait les infos internationales et disait non à la censure. Jamal Khashoggi, il avait affirmé qu’une liste noire des journalistes critiques du royaume existait…

Le balagan pour MBS et son Davos saoudien

MBS ? Si c’est pas ballot : voilà qu’à 33 ans, son ascension pourrait être compromise par cette sale histoire. Celui qu’on appelle l’homme-orchestre de la monarchie joue bien ici son avenir politique. c’est que pour les connaisseurs du royaume, il est inconcevable que des agents saoudiens aient pu opérer sans son aval. Le donneur d’ordre, ce serait lui.

Et la conférence ? La conférence économique de Riyad qui fit un triomphe en 2017, la voilà boycottée de toutes parts. Des défections en cascade sont enregistrées par le sommet économique prévu du 23 au 25 octobre. De celle de la présidente du FMI à celles du patron irano-américain d’Uber, du ministre de l’économie français, du PDG de BlackRock, le plus grand gestionnaire de portefeuilles du monde, ça craint grave. L’Australie n’ira pas. La Grande-Bretagne et le Pays-Bas prennent le temps de la réflexion, pendant que les Emirats Arabes Unis, l’Egypte ou encore Bahreïn saluent, eux, L’Arabie saoudite, cet Etat de justice, de valeurs et de principes.

C’est ballot vraiment ! Il y a un an, MBS avait à ses pieds le gotha de la finance internationale. N’avait-il pas annoncé la naissance de Neom, mégalopole du futur fonctionnant à l’énergie propre ? N’avait-il pas encore annoncé devant les plus grands investisseurs de la planète la fin de l’archaïsme en Arabie saoudite, prônant le droit pour les femmes de conduire et puis encore le droit de ne plus porter le voile. Oubliant juste de préciser que la loi saoudienne dite du tutorat dit que les femmes ont besoin de la permission du père, du frère ou du mari pour conduire, et que cet aval de leur tuteur s’applique aux études, aux démarches administratives, bref à la vie d’une femme.

Chrystia Freeland : Respect !

Elle est la ministre canadienne des affaires étrangères. Elle avait déjà cet été demandé la libération immédiate de militantes des droits de l’homme. Elle réitère et exige une enquête crédible.

Les autres ? Fermeront-ils encore les yeux. Se contenteront-ils, tel Antonio Guterres, de se dire profondément troublé. Il semble inimaginable de s’adonner au business as usual et de bavarder comme si de rien n’était, déclare RSF. Nous ? On a une pensée encore plus forte pour Daniel Pearl. Décapité le 1er février 2002. Anna Politkovskaïa. Assassinée le 7 octobre 2006. A ce jour 1035 journalistes tués en 15 ans[2].

Nous ? On pense à cette farce qu’on nous servit et que nous avalâmes avec des airs outragés : après le scandale de la réélection de l’Arabie saoudite à la tête d’une des commissions consultatives au Conseil des droits de l’homme des Nations unies en 2016, le royaume, celui qui décapite, exécute publiquement, crucifie, laisse des corps pendus sur des grues, fait disparaître tous ceux qui osent s’opposer à ses lois, ne fut-il pas choisi par le premier organe des droits de l’homme de l’ONU dans la Commission des droits de la femme pour la période entre 2018 et 2022.

Sarah Cattan

[1] Washington Post.

[2] RSF. Rsf.org

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5 Comments

  1. Pauvre journaleux ! Qu a t il de different avec ses cons freres arabes ? La mise en scene de sa mort est jouee tous les jours dans tous les pays arabes .
    Cela fera un antisioniste de moins !
    Quant aux reactions internationales , je rigole!!!

  2. Sur le fond : on aimerait au moins, faute d’informations inédites, une analyse un tant soit peu indépendante et originale au lieu de nous répercuter ce qui se dit dans toute la presse depuis des semaines.

    Sur la forme : serait-ce trop de demander au moins que l’on cesse de nous tutoyer ?

    Faute de mieux donc je m’y attèle.

    • « ….d’énormes intérêts stratégiques lient les Etats-Unis à l’Arabie saoudite… ». Pas seulement. Israël aussi est dans la boucle ; ainsi que l’Egypte, la Jordanie et j’en passe ; tous, au mieux, silencieux sur l’affaire…

    • Cette histoire est lourdement néfaste certes à l’Arabie Saoudite mais surtout à « MBS ». La disparition d’un opposant célèbre à l’intérieur d’une ambassade à l’étranger n’est-elle pas l’aveu d’un crime ?
    Alors qu’un tandem de tueurs à moto armés de pistolets à silencieux, voire un sniper à distance, voire un malencontreux « accident », voire un enlèvement « crapuleux » par des « inconnus », voire un peu de Novitchoc…,
    auraient fait l’affaire sans laisser une signature indélébile aux yeux du monde ?

    • Auquel cas, à qui profite le crime ? MBS se fabriquait de nombreux ennemis à l’intérieur du royaume.
    Rappelons, entre autres, l’épisode en novembre dernier du Ritz-Carlton de Riyad où une trentaine de notables du régime furent enfermés pour leur extorquer des aveux de corruption voire des engagements d’allégeance à l’égard de MBS.
    Certains affronts ne se pardonnent pas. Se débarrasser d’un seul coup de Khashoggi ET de MBS aurait bien pu sembler de bonne guerre à certains.
    On sentirait presque l’odeur nauséabonde d’une révolution de palais.

    Tant pis pour Khashoggi ; gageons que l’on n’entendra plus parler de lui dans six mois ; ni de sitôt de MBS, désormais discret.
    Le « Davos du désert » de 2019 aura lieu sans difficultés et oui, business as usual.

    • Cher monsieur
      Il ne vous aura pas échappé que ce petit papier ne se prétendait pas exhaustif
      Il ne vous aura pas échappé que je voulais prendre prétexte de cette affaire pour faire un clin d’œil à la real politik
      Que Trump en l’occurrence était celui qui se moquait le plus de nous
      Heureusement ses Eepuvluxains ont dit No No No
      Il ne vous aura pas échappé que je voulais faire un clin d’œil à l l’hypocrisie ambiante et à l’ONU
      Il vous a échappé que j’empruntais au fabuliste et à son Que t’en semble Lecteur:
      Veuillez, je vous prie, y voir plus une licence réthorique qu’un désir de vous dire … « Tu »

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