Claude Lévy raconte le parcours de ce juif, parti du petit village de Safed, en Palestine, en 1927, pour venir s’installer et se marier, par hasard, du côté de Conca avant de vivre à Ajaccio. L’histoire d’un de ces nombreux exilés qui ont fait la Corse.
Des histoires qui ont commencé à l’autre bout de la Méditerranée, la Corse en a des tas à raconter. Elle qui a toujours su fabriquer des Corses, selon l’adage qui tend à s’essouffler si l’on n’y prend garde, pourrait raconter l’histoire d’Obadiah Lévy, que tout Ajaccio connaissait sous le prénom de « Julien ». Mais c’est son fils, Claude, qui en parle le mieux. Une histoire d’exilé, parmi tant d’autres.
C’est en 1905 qu’Obadiah Lévy voit le jour, dans le village de Safed en Palestine, près du lac de Tibériade. Le territoire n’est pas encore sous administration britannique.
Chez les juifs d’Europe, il y a les Séfarades, chassés d’Espagne par Isabelle la catholique au XVe siècle et les Ashkénazes, implantés en Europe de l’Est et en Ukraine.
Obadiah n’est ni l’un, ni l’autre. « Il était un Sabra, dérivé du nom du cactus qui pousse dans le Negev : il était né sur la terre d’Israël », explique Claude Lévy. Le petit Obadiah grandit et passe son adolescence sur sa terre natale. Problème, à l’âge où l’on commence à prendre sa vie en main, où l’on se forge ses propres convictions, Obadiah en a deux qui tranchent radicalement avec celles d’une société juive traditionnelle : il est communiste et athée.
Une révolution. « Tant et si bien que la vie dans son village lui était devenue impossible. Il voulait absolument échapper aux contraintes religieuses, souligne son fils. Les extrémistes juifs n’ont rien à envier aux extrémistes arabes dans leur doctrine. Sauf qu’ils respectent la vie. »
Son choix est arrêté. Après avoir rejoint son oncle à Beyrouth, où il étudie trois ans dans une école française, il quitte le Moyen-Orient, direction Marseille, en 1927. Sans se retourner. « À peine débarqué, on l’envoie à Bonifacio pour creuser des routes stratégiques qui existent toujours, glisse Claude Lévy. Et il a fait le marchand ambulant dans toute la région. » C’est là qu’il rencontre Rose-Marie Ferrandi, bergère à Conca, en 1928. Celui que l’on connaît désormais sous le prénom de Julien s’adapte rapidement aux coutumes du pays puisqu’il s’échappe avec sa promise (facenu i scappatticci) à Bastia, pour imposer leur union à sa belle-famille. Lui, juif, athée et communiste ; elle, fervente catholique. « Il était hors de question pour ma mère de ne pas se marier à l’église, raconte-t-il. Alors lorsque mon père lui a dit qu’il était juif, elle lui a demandé : « Juif d’accord, mais catholique ou protestant ? » (rires) Ma mère n’était jamais allée à l’école, la pauvre. »
A-t-il été accepté par les Ferrandi dans cette Corse rude du début du siècle ? « Les Corses sont racistes par nature, lâche abruptement Claude Lévy, dans le sens où tout ce qui n’est pas corse n’est pas à leur niveau. Mais cela n’est jamais méchant. La preuve, il a été parfaitement intégré par la famille de ma mère. » A-t-il souffert de vexations, comme on pouvait les proférer à l’encontre des lucchisacci ? « Mon père était un brave homme et les Corses d’alors ont toujours mis en avant les qualités humaines avant les origines. Il était bien partout où il allait. »
En 1936, après la naissance de leurs trois enfants, Les Lévy se décident à rejoindre Ajaccio pour ouvrir un magasin de vente de textiles en tout genre, rue comte Bacciochi. Avant les toilettes pour dames, Au muguet de Paris, sur le cours Napoléon. Julien retrouve sur place la grand-mère de Jacques Nacer, l’ancien président de la CCI. « Elle venait de Safed, le même village que mon père et l’avait quitté un an auparavant, souligne Claude Lévy, amusé. Elle, était arabe catholique. » Une douzaine de familles d’origine juive vivent alors dans la cité impériale.
« Mais tout le monde était très intégré, il n’y avait aucune vie communautaire. » La seule fois où Julien se sentira réduit à ses origines, c’était en 1942, au grand hôtel d’Ajaccio où logeaient les chemises noires italiennes.
« Il y a été convoqué et tous ses amis du Café de France sont montés avec lui pour dire qu’il n’était pas juif. L’officier n’a pas fait d’histoires et l’a laissé repartir », évoque son fils. Ce dernier, qui a réalisé une belle carrière d’avocat après avoir perdu son père à 23 ans, ne s’est lui-même « jamais défini » juif, corse ou français… Il se souvient de ce père, « polyglotte, ouvert à toutes les cultures », qui disait toujours : « On ne va pas dans la paroisse d’autrui avec ses propres lois. »
Hormis « les recettes de cuisine », il ne lui aura rien transmis de la culture hébraïque. Son épouse, Marie-José, intervient à la fin de la conversation, en montrant son mari. « Vous savez, il est aussi le fils de sa mère, qui était corse. C’était difficile. »
Très jolie histoire qui illustre à nouveau l’adage « nul n’est prophète en son pays. » Les Corses ont collectivement protégé les Juifs durant la Seconde guerre mondiale en refusant la lâcheté de Pétain face à Hitler, ce qui est méritoire pour un groupe lui-même minoritaire – mais ce fut aussi le cas pour le village de Justes protestants du Chambon sur Lignon ou le village de Dieulefit ou Catholiques et Protestants vivaient de longue date en bonne intelligence. Peut-être qu’être juif c’est rappeler partout que ce n’est pas le caractère majoritaire qui fait l’importance ou la non-importance d’ailleurs de ce qu’on a à apporter à l’humanité. Les hommes doivent faire l’effort d’examiner avec soin ce qu’a à dire le plus petit, le plus pauvre d’entre eux, car c’est peut-être une vérité sine qua non pour la survie du monde.