Mais c’est quoi, être Juif, dis-moi, par Sarah Cattan

Juif. Des noms me viennent à l’esprit : Anne Franck. Daniel Pearl, Ilan, Arié, Gabriel, Myriam, Sarah. Et toi, et toi, et toi : tués parce que Juifs.

Mais c’est aussi, pêlemêle, Violette Silberstein mon amie sauvée du camp grâce à son violon, et puis ceux-là, Juifs vivants, cibles permanentes d’une haine indicible, à preuve ce reportage récent de la Télévision jordanienne présentant les Rothschild comme contrôlant le monde et faisant que les Juifs garderaient pour eux les remèdes contre le cancer et le sida, à preuve les tenants du BDS. Mais c’est encore Woody et son Dieu n’existe pas, mais nous sommes son peuple, Barbara, Steeve Jobs, Chagall, Soutine, Michel Jonasz et son quartet qui veulent faire danser les âmes, mes potes du Beit Haverim, ceux de Israël is forever, et puis l’humour d’un Benoît Rayski qui proposa que les Juifs, au lieu de se plaindre, jouassent à populariser l’idée que les Arabes aussi avaient de l’argent, précisant que c’était pour rire, car lorsque les choses sont à ce point tristes, mieux vaut en rire qu’en pleurer.

Juif, c’est aussi les Haredim ou craignant Dieu, ce monde à part, ces ultra-orthodoxes tout de noir vêtus et vivant un judaïsme rigoriste et coupé de la modernité, ces espèces de Tyrans, et puis c’est aussi les pubs des radios juives, celles qui me font toujours un peu honte et sourire à la fois, avec leur Donnez, donnez, donnez, et Dieu vous le rendra, chanté par Enrico.

Et puis heureusement, Juif, c’est encore toi, et toi, et toi, et puis toi aussi.

C’est qu’on en est toujours là : C’est quoi, être Juif, demandera toujours celui-là, une fois l’amitié établie, pendant que tel autre inlassablement s’enquerra sans fin : peut-il critiquer les Juifs sans être taxé d’antisémitisme : c’est que ça le taraude.

Et puis, moi j’en ai bien croisé un qui me dit : je n’avais jamais encore vu une Juive en vrai. Si, si, il m’a dit ça. J’ai oublié son nom.

So what ? Après avoir revisité Sartre, Levinas et Blanchot[1] , et m’être offert un détour par L’identité juive selon Josy Eisenberg qui expliqua en 2014 qu’être Juif, c’était appartenir à un peuple au destin singulier, être membre du Peuple élu, citant Tristan Bernard qui disait : Peuple élu, Peuple élu, un peu en ballottage tout de même, et évoquant ces moments où les Juifs, entrant dans les chambres à gaz, avaient dû le maudire, ce dur bonheur d’être Juif, je me suis éclatée avec le fabuleux projet d’ Esther, dite Esti, née en Israël et vivant en France, pas pratiquante, et qui chercha à savoir pourquoi, dès lors, l’identité juive lui collait tant à la peau : Esther, c’était le prénom de la sœur aînée de son grand-père paternel, tuée par les nazis, avec ses six petits-enfants.

Esti, elle parle sans indulgence de ce Dieu religieux qui n’a pas écouté les prières de ses ancêtres dans les camps. Il n’en demeure pas moins que son projet fut de partir avec sa caméra à la rencontre de Juifs et de non-Juifs, anonymes ou célèbres, et de leur demander de répondre en une minute à cette question qui l’obsédait : C’est quoi, être un Juif ?

Car Esti, elle se disait qu’en réalisant cette série de rencontres, peut-être finirait-elle par comprendre ce que voulait dire être Juif, ici et maintenant. Juif ?, c’est donc une web série de 120 portraits vidéo d’anonymes et personnalités, réalisés durant une année. La question, Esti la posera au rabbin Raphaël Sadin comme à Claude Berger, figure mythique du pletlz, à Sacha Reingewirtz, Sapho, Elie Semoun, Alain Finkielkraut, Serge Klarsfeld, Frédéric Haziza, Yoram Rootsisrael, au pianiste Gérard Gahnassia, entre autres : Ça fait plus de deux ans que je suis sur ce chantier, et plus je reçois des réponses, plus je vois naître des nouvelles questions, dit la réalisatrice, affirmant que cette question renvoyait les personnes à une intimité plus grande que si elle leur avait demandé ce qu’était faire l’amour. Celle qui répond que Juif, c’est sa lumière, cette étincelle juive qu’elle explore en elle et chez les autres 100% casher, avait confié à Tenou’a qu’elle aimerait aujourd’hui aller plus loin et tourner 613 séquences, comme les 613 Mitsvot du Talmud, ajoutant : Le film s’achève en Israël, là où, la question « C’est quoi être Juif ? » ne m’obsède plus : je le suis ! Je n’ai pas besoin de porter une Magen David au cou, ni une perruque pour que les autres me prennent pour une juive. Je m’intéresse aux fêtes juives. J’assiste même à des cours de Torah. Je ne tourne pas le dos aux réponses qui ne me plaisent pas, même si je les sens comme des antisémites, ou bien des antisionistes.

Juif. Le rabbin la plus glamour du monde, celle que tous nous envient, Delphine Horvilleur herself, nous dit qu’à l’éternelle question qu’est-ce qu’être Juif ?, aucune définition n’achevait la question. Et que si certains énoncés normatifs avaient tenté de s’imposer, chacun était un éclat de vérité, une voix parmi d’autres. Que l’identité juive était, à son sens, la conscience permanente d’un exil qui n’était pas géographique. La conscience que le Juif se trouvait toujours, de façon contrainte ou choisie, dans un entredeux identitaire : entre deux langues, entre deux noms, entre deux cultures, entre deux rêves, entre deux sens. Que cet état liminal se nommait en hébreu bein levein, un terme qui étymologiquement définissait aussi la sagesse (bina) ; que la sagesse juive était une conscience de l’exil, et une pensée de l’équivoque. Et que pas étonnant, dès lors, que l’humour Juif regorgeât de trésors de double sens, l’arrachement étant une expérience si tragique qu’il pouvait parfois vous arracher des éclats de rire.

Juif. Marc-Alain Ouaknin, philosophe, rabbin et professeur des universités, explora la racine du mot Juif, yehoudi, qui dérivait étymologiquement du nom Yehouda lui-même venu du verbe lehodot, remercier, rendre grâce, avoir de la gratitude pour, que l’on retrouvait dans le mot toda qui signifiait merci : ainsi, Juif et merci appartiendraient à la même racine, et être Juif serait savoir dire merci, reconnaître ce que l’on doit à l’autre, serait d’emblée être en relation. Il évoque le mot absent, le questionnement que les Juifs formulent inlassablement par le biais de la sociologie, la philosophie et de manière éminente par la littérature : Freud nous a rappelé que l’humour était parfois la meilleure façon de découvrir les choses les plus profondes et n’a d’ailleurs pas hésité à fleurir de blagues juives Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Cet humour est toujours présent en filigrane, dans l’inquiétude permanente de la question, dans le sérieux paradoxal des réponses, dans l’intelligence naïve des opinions, dans la variété des réflexions et des prises de position. Car ils sont nombreux et tous différents, les Juifs orthodoxes, libéraux, Juifs libérés, Juifs réformés, Juifs appartenant à la mouvance conservative, Juifs laïcs, et parmi eux, les pratiquants, les pratiquants croyants, les pratiquants incroyants, les non pratiquants croyants, les non pratiquants athées, les non pratiquants indifférents, les non pratiquants savants. En somme, toutes les variantes et combinaisons que vous voudrez : Juifs de la souffrance, Juifs de la mémoire, Juifs culinaires, dont la transcendance s’inscrit dans la carpe farcie et le couscous boulettes de certains jours de fêtes. Il faut aussi rappeler l’existence de ces nombreux « Juifs en creux », en négatif, « inauthentiques », qui ne le sont, Juifs, que parce que l’autre, l’antisémite, comme dit Sartre dans Réflexions sur la question juive, les désigne comme tels; Juifs montrés, désignés, ostracisés.

Juif. Serge Klarsfeld, lui, répondit qu’être Juif, c’était être d’abord déterminé par l’Histoire, celle de tous les enfants, comme lui, pourchassés par les nazis pour être mis à mort et Marek Halter nous dit qu’être Juif, c’était un état. Vous savez, comme un vêtement qui s’appelle soi.

Juif. Celui-là me répond qu’être Juif c’est cumuler dès la naissance toutes les chances et toutes les malchances pour passer sa vie à en tirer le meilleur, cette autre me jette de bon matin : Être Juif ? C’est me sentir être ta sœur au premier regard. Love.

Toi tu écris que nous sommes parfois une famille dysfonctionnelle dont les membres avaient des opinions, des coutumes et des pratiques différentes, tout cela sous un même toit, et tu ajoutes que, dans toute famille saine, les gens s’aimaient, que peu importait s’ils ne pensaient pas tous de la même façon, alors que toi, tu me réponds qu’on est Juif même sans être religieux ou croyant, que c’est une philosophie, une façon de vivre, toi que c’est avoir ses grands-parents déportés, avoir été marqués, désignés, toi tu me dis C’est mon ADN, toi tu me rappelles ce Chabbat shalom, qu’on se souhaite chaque semaine, telle une ritournelle qui construirait en un instant un pont reliant chaque Juif aux autres, et toi tu m’expliques qu’être Juif est c’est porter un sac à dos bien pesant, hérité, enrichi et alourdi par de nombreuses générations de parents, grands-parents et au-delà, que c’est étonnamment s’en réjouir et mettre à son tour sur le dos de ses enfants et petits-enfants ce sac qui contient théories et pratiques d’une conduite éthique de référence, dans le rapport au créateur et aux hommes, qu’être Juif c’est s’interroger, débattre à l’infini sur le contenu de ce sac, le remettre en question, se poser de multiples questions, et puis voilà que j’invite Yann Moix, l’auteur de Apprenti-Juif, expliquant que la religion juive aime d’abord se comprendre, se discuter, s’étudier, ajoutant qu’il était en train de devenir Juif, à son rythme, sans besoin du sang de sa mère : Je ne veux pas être Juif selon la définition de la Gestapo, Je ne veux pas être Juif avec du sang juif, mais avec mon sang. Yann Moix, il précise : Par le cerveau. Par la lecture. Par des heures passées à lire des textes : Ma mère n’est pas juive, mais les textes que je lis, et qui me mettent au monde tous les jours, qui accouchent de moi à chaque instant, les textes que je lis, eux, sont Juifs. C’est la Torah qui est enceinte de moi. Je suis en train de devenir Juif en lisant. Devenir Juif non par le sang, mais par le sens. Devenir Juif par calembour, ajouta-t-il. Parce que ma famille descend des Marranes et que les Marranes sont des Juifs qui ont été obligés de devenir catholiques pour sauver leur vie. Ce qui me fascine dans le judaïsme, c’est qu’il fout la paix aux gens avec Dieu. Le judaïsme te laisse croire à ta guise, il s’en fiche totalement. Croire, ce n’est pas Juif. Ce qui est Juif, c’est comprendre. Devenir Juif, c’est devenir la personne qu’il aurait fallu qu’on soit le plus tôt possible (mais ça n’a pas été possible pour un tas de raisons) : soi. Pour Yann Moix, être Juif, c’est échapper à tout communautarisme, mais c’est être soi parmi d’autres Juifs. Il ajoute que la communauté des Juifs a choisi d’être la communauté des hommes, qu’il est en train de devenir Juif parce que les parias forment une communauté qui lui plaît plus que la communauté de ceux qui ne le sont pas, que devenir Juif, c’est oser penser avec son intelligence propre, que c’est la liberté qui est offerte à sa pensée de penser ce qu’elle veut, mais aussi ce qu’elle peut, que le judaïsme est toujours un apport, que dans le judaïsme, l’idiot n’est promis à rien car lire, ce n’est pas pour les idiots, qu’on ne peut pas, en toute logique, être Juif et idiot : se pencher sur des mots, des paragraphes, des chapitres, des paroles, ce n’est possible que pour des intelligences, et qu’en somme il y a un élitisme juif qui n’est pas déplaisant : Je suis en train de devenir Juif, écrit-il, sans le moindre rabbin en bas de chez moi. Sans la moindre juive sublime à épouser. Je ne suis jamais allé à Tel-Aviv. Je ne suis pas allé, pour l’instant, sur le mur des Lamentations. Je suis en train de devenir Juif, et je ne suis pas circoncis. Je suis en train de devenir Juif et je ne fête pas les fêtes juives. Etre Juif, pour moi, signifie être intelligent. Plus intelligent que prévu. Je suis en train de devenir Juif. Par le cerveau. Mais par l’intellect. Par la lecture, l’étude, la réflexion. Par les idées, par les notions. Et par les concepts. Et par les articles, et par les comptes rendus de colloques, et par les conversations, et par les confrontations. Levinas est un génie. Dans Difficile liberté, il dit : « N’être lu que par de moins savants que soi, quelle corruption pour un écrivain ! Sans censeurs, ni sanctions, les auteurs confondent cette non-résistance avec la liberté et cette liberté avec le trait de génie. » Ça pourrait être du Proust, mais c’est du Levinas. Un texte sur la Torah. À la Recherche du temps perdu aura longtemps été mon texte sur la Torah. Mon Talmud. La France a connu l’un des plus immenses commentateurs du Talmud : Rashi. Et il conclut : Être Juif est un état d’esprit. Israël est un État d’esprit. À part jouir, lire est la chose que je préfère au monde. C’est un excellent début pour devenir Juif. Peut-être une des phrases les plus fidèles à la conception juive de la mort que j’aie jamais entendue : « La mort, c’est quand on ne peut plus écouter Miles Davis. » Elle est d’un ami catholique. Le judaïsme ou la discussion infinie.

Je ne sais pas Toi, Lecteur, mais moi, n’eussé-je pas été juive, je l’eusse aimé, celui-là : Yann Moix. Et c’est à Marc-Alain Ouaknin que je confie la lourde tâche de résumer la complexité de cette question juive, car il le fait diablement bien en nous narrant cette histoire qui se passe en Pologne, dans la première moitié du XIXe siècle : Un jeune Juif sort de son Shtetl, son petit village, pour passer quelques mois dans la capitale, Varsovie. Au bout de trois mois, il revient dans son village et réunit tous ses amis pour leur raconter son expérience: – Vous savez, Varsovie c’est une ville extra-ordinaire! Quelle richesse, quelle diversité! J’y ai rencontré un Juif orthodoxe qui ne parle que de Talmud! Toute la journée il médite les textes de la tradition, et dès que vous lui adressez la parole, il inaugure son propos par une citation biblique. Quand il n’étudie pas, il prie! J’y ai rencontré aussi un Juif complètement athée qui ne veut pas entendre parler de Dieu et qui veut qu’on le laisse tranquille avec toutes ces histoires à dormir debout, qui n’ont de sens que pour les naïfs et les enfants. J’y ai rencontré aussi un Juif chef d’entreprise. Il dirige des usines avec des centaines d’employés; il roule dans de magnifiques voitures de luxe. Ah oui celui-là vraiment on sent qu’il sait faire la vie! J’y ai rencontré aussi un Juif communiste enflammé, qui ne parle que d’égalité entre les hommes et de lutte et de suppression des classes. Marx est son Dieu et Le Capital sa Bible! Tous ses amis présents regardent le jeune homme avec étonnement : – Mais qu’y a-t-il de si extra-ordinaire, demande l’un de ses amis, Varsovie est une très grande ville, c’est la capitale, il y a plusieurs centaines de milliers de Juifs, c’est normal que tu aies rencontré tellement de Juifs et si différents! Le jeune homme sourit et les regarde avec malice; et leur dit : – Vous n’avez pas compris, répond le jeune homme, c’était le même Juif !

Vous l’aurez compris ? Il fait bon d’être Juif, même s’il s’agit d’un dur bonheur, selon les mots de Levinas[2].

Merci au dessinateur Richard Kenigsman : La valise abandonnée, dessins de RK et poèmes de Jacques Sojcher. (www.richardkenigsman.com)

[1] Lettre de Blanchot citée dans Du sacré au Saint, Emmanuel Levinas. Editions de Minuit. Paris, 1977. Etre Juif selon Levinas et Blanchot, in Emmanuel Levinas-Maurice Blanchot, penser la différence. Joëlle Hansel. Nanterre. Presses universitaires de Paris-Ouest. 2008.

[2] Levinas fait ici référence au titre d’un entretien d’André Neher avec Victor Malka. Le Dur bonheur d’être Juif. Collection Les Interviews. Le Centurion. Paris.1978.

Sarah Cattan

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4 Comments

  1. Pour un non-juif, être juif c’est réfléchir.
    Les grands intellectuels juifs contemporains, étudiant le moyen âge et le judaïsme (Gad Freudenthal…), sont peu visibles. Il est bon de revenir sur un auteur qui n’est pas oublié mais transformé en père de Raymond Aron: Elie Halévy. L’oeuvre immense ne peut être résumée par un libéralisme trop rétréci, la lecture de la correspondance est la plus enrichissante.

  2. Etre juif, aujourd’hui, après les déclarations toutes récentes du président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, c’est se lamenter résolument sur la légèreté d’esprit d’un leader face à un problème qui mérite au contraire une lucidité en profondeur.
    Au-delà de ce commentaire visant un point spécifique, je vous félicite, Sarah Cattan, pour votre article semé d’humour bien tempéré.

  3. Magnifique texte Sarah
    Juste un point de désaccord : sans les hommes en noir (et leurs femmes), le judaisme disparaîtrait rapidement.
    Statistiquement déjà, car les athées et les libéraux font très peu d’enfants juifs.
    Et puis moins on en sait, moins on transmet, en quelques générations, il ne reste que l’écho du souvenir d’une prière ou d’une tradition.
    beaucoup de juifs peu pratiquants ou athées, célèbres dans des matières profanes, sont des enfants ou petits enfants de rabbins, circonciseurs, abatteurs rituels. C’est ce qui a enrichi leur métier d’une influence juive que leurs enfants auront perdu.

    • Chère Joëlle… C’était en 2018: est-ce … l’âge? Sont-ce les événements? Est-ce la réflexion? Ou encore le fait d’écrire ici, et de vous lire: aujourd’hui je suis entièrement d’accord avec vous. Et je ne veux pas que le judaïsme disparaisse. Heureuse de » vous lire. Et de vous publier là, très vite. Amitiés. Sarah

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