L’homme de 71 ans, qui a perdu son fils et deux petits-fils dans les attentats de Toulouse en 2012, publie un livre (1) sur son deuil et l’histoire de sa famille.
Pour rejoindre l’appartement de Samuel Sandler, à l’ouest de Paris, on peut traverser la « forêt domaniale des Fausses-Reposes », d’après le « faux repos »qu’offraient ses bosquets et replis aux animaux pourchassés par la meute. Il fait grand bleu et grand froid en ce matin d’hiver. Il fait silence aussi, loin des bouchons de la capitale. À la radio, Maxime Le Forestier chante : « Comme un arbre dans la ville/Pour pousser, je me débats ».
Samuel Sandler, dont le fils et deux petits-fils ont été tués par Mohamed Merah devant Ozar Hatorah, leur école juive de Toulouse, le 19 mars 2012, lui aussi se débat : avec ses souvenirs, ses espoirs, ses valeurs et la souffrance mille fois ravivée de ses deuils. Il y a la « géographie des lieux », cartographie de souvenirs, et les dates au calendrier : les anniversaires trois fois l’an, les fêtes passées et celles qui ne seront jamais célébrées – Gabriel, l’aîné des deux petits, aurait bientôt l’âge de sa bar-mitsva.
« Profiter de la vie ? Ah non, c’est trop compliqué »
Samuel Sandler, depuis, n’écoute plus de musique : « Profiter de la vie ? Ah non, c’est trop compliqué : eux ne le peuvent plus », constate-t-il simplement, assis dans son salon à la décoration un peu désuète, entre vitrines de bibelots et buffets couverts de portraits. On sait qu’ils sont là, les enfants Sandler, mais on y reviendra plus tard. On se laissera alors raconter le bonheur sur papier glacé d’un week-end en famille à Deauville, en août 2010, et l’innocence sage d’un enfant sur une photo scolaire.
Il y a de la douceur dans la voix du grand-père, une infinie politesse aussi : il offre un jus de fruits tandis que sa femme, de retour du marché, s’enchante de nous rencontrer, avec un mot aimable sur le voisin pasteur qui est de nos lecteurs. Il sourit, le regard malicieux, et on imagine aisément cet ingénieur à la retraite assis derrière la grande baie vitrée, construisant patiemment sa maquette du paquebot France.
Le procès du frère du tueur, une épreuve « terrible »
Mais cette tranquillité ne va pas sans lourdeur, comme dans ces longs silences ponctués par la pendule. Samuel Sandler presse les paupières et les rouvre sur un regard froid. On aimerait alors ne pas l’entendre, ce petit homme rond aux cheveux blancs, prononcer les mots de la souffrance mais aussi ceux qui fâchent, ceux qui dénoncent les silences de la communauté musulmane et ceux de l’impossible pardon.
Longtemps, l’ancien président de la communauté juive de Versailles a milité dans le « Groupe interreligieux pour la paix » des Yvelines. Une modeste structure, précise-t-il, mais aux ambitions démesurées. « Je dis souvent que le dialogue interreligieux est comme un iceberg : ce qui nous sépare, c’est la partie émergée. En dessous, il y a beaucoup de points communs, c’est là-dessus qu’il faut travailler. »
Mais pour un temps, ce sera sans lui : récemment, Samuel Sandler s’est mis « en retrait » de ses engagements. Une décision liée au procès du frère du tueur, en octobre dernier, une épreuve « terrible », peut-
« Je n’en peux plus d’être le gentil juif dont on a assassiné les enfants »
En la voyant envoyer un baiser vers le box, Samuel Sandler s’est senti « défaillir », écrit-il dans son livre : « J’écrase mes paumes l’une contre l’autre, des taches noires dansent devant mes yeux. (…) Je voudrais les rouer de coups. (…) Je n’en peux plus d’être le gentil juif dont on a assassiné les enfants et qui, depuis, donne des conférences et prononce des discours sur la réconciliation et la paix, je ne veux plus être ce doux grand-père. »
Qui oserait le lui reprocher ? « C’est ce que j’ai ressenti à ce moment-là, explique-t-il. Dura
Il a l’honnêteté d’assumer ses doutes et ses paradoxes, qui bouillonnent sous la surface de ses valeurs. Car en même temps qu’il se désengage, il déplore que les lycées de la région ne l’invitent pas pour témoigner. En même temps qu’il décrit les souffrances du procès, il confie en attendre l’appel. « Il y aura des journalistes, cela me permettra encore de parler de mes enfants », justifie-t-il en toute franchise.
La peur du temps et de l’oubli
L’homme aime tellement raconter les siens qu’il ne renonce à aucune prise de parole, à aucune inauguration d’aucune plaque, place ou bâtiment portant leurs noms. « En réalité, j’ai très peur du temps et de l’oubli, justifie-t-il. Cela me fait quelque chose qu’on oublie qu’on a tué un enfant de 3 ans, de 6 ans, juste parce qu’ils étaient juifs. Moins on pense à eux, plus ça me fait mal. » Il marque un temps. « Au fond, je n’ai jamais accepté, avoue-t-il finalement. Parfois on me dit que je suis fort, mais je ne ressens rien. Le jour où j’accepterai vraiment, ça ira mal. » Samuel Sandler ne veut pas tourner la page, il ne peut même pas l’envisager. « Il chantera le kaddisch pour ses petits-enfants jusqu’à sa mort », souffle sa femme, comme si c’était normal, une évidence.
Il y a sûrement, de fait, quelque chose de fondamentalement inacceptable à voir son fils, deux de ses petits-enfants et une troisième petite fille assassinés à la porte de leur école. Quelque temps avant les attaques, Samuel Sandler était passé devant Ozar Hatorah, il avait vu les grilles, les barrières et il s’était dit : « Mais non, pas là, à Toulouse, dans cette petite rue, les responsables de l’école sont… » Il hésite sur le mot à utiliser. Paranos, lui suggère-t-on ? « Oui, paranos », dit-il.
Un livre, sa « psychothérapie »
La religion, relève l’homme pieux, n’a d’ailleurs pas prévu les mots ni les prières pour ces deuils-là. Il sort un livre ayant appartenu à sa grand-mère déportée, un recueil de textes sur la mort, dans lequel elle inscrivait, selon la tradition ashkénaze, toutes les dates importantes de la famille – naissances, mariages, décès. Celui-ci est en allemand, la langue du pays d’où est originaire sa famille, mais il dispose d’une version française. La table des matières répertorie les prières sur la tombe d’un père, d’une mère, de jeunes enfants… « Mais jamais d’enfants adultes ni de petits-enfants, insiste Samuel Sandler. On est hors normes. Il n’y a rien. Je ne sais pas. »
Pour mettre un peu d’ordre dans ce fatras de malheurs, Samuel Sandler a donc écrit un livre. Sa femme dit que c’est sa « psychothérapie ». Il hausse les épaules. Il y raconte en tout cas ce qu’il n’a jamais dit de ce coup de fil annonciateur, du départ hagard pour Toulouse, des corps sous les linceuls, des officiels, des présidents et de l’enterrement en Israël.
Il a souhaité aussi y raconter l’« histoire d’une famille juive en France » : l’Occupation pour les uns, la déportation pour les autres, pour ce cousin notamment, qui avait le même âge que lui et dans l’ombre duquel il a dû grandir. « Il était dans une éducation bien bourgeoise, et un matin, on l’arrête, on le conduit à Drancy, explique-t-il. Je ne cessais de me demander ce qui avait pu se passer dans sa tête. »
Rester en France malgré une « sincère inquiétude »
De son enfance dans un hôtel, de l’éducation républicaine de ses parents, il a gardé une ouverture à l’autre qu’il a essayé de transmettre à ses enfants, « à l’opposé de tout racisme, de tout sectarisme ». Il a par conséquent été « un peu frappé » de voir sa famille attaquée : « Je ne comprenais pas qu’on nous re-réduise à cette identité. »
Alors que tous les siens sont partis vivre en Israël, après les attentats de 2012 ou ceux de 2015, lui ne s’y rend jamais qu’en visiteur. Il a choisi avec sa femme de rester « le dernier des Sandler » à vivre en France, malgré une « sincère inquiétude » devant l’antisémitisme qui monte. Et l’on se désole, même si c’est un peu bête, que la barbarie soit venue précisément frapper cet homme-là.
—–
Coups de cœur : les nouvelles de Guy de Maupassant
J’ai un faible pour ce genre littéraire, le fait que dans les trois dernières lignes il y ait tout. C’est remarquable. Je lis un peu de tout, j’aime cette solitude. Une fois par semaine, je vais à Paris étudier le Talmud. C’est un de mes plaisirs.
Les concerts d’André Rieu
C’est un peu bête, mais je suis marqué non pas par lui ou sa musique, mais par ces foules qu’il rend heureux. Il remplit des stades et engendre le bonheur chez autrui. Pour moi qui souffre tant de faire souffrir les autres avec mon histoire, je trouve ça extraordinaire. Et c’est autre chose que Johnny Hallyday !
Étretat, La Baule et Saint-Nazaire
Ce ne sont pas des lieux que je fréquente mais ils ont marqué mon enfance. Je rêve de La Baule, où mes parents tenaient un restaurant universitaire, et de Saint-Nazaire, où l’on allait voir les bateaux en construction. C’est la visite d’un paquebot qui m’a donné envie d’être ingénieur.
Bio express
27 décembre 1946. Naissance à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine). Il a une sœur, Léa, dont il était très proche.
1971. Maîtrise de physique. La même année, mariage à Bordeaux avec Myriam.
1972. Naissance de sa fille, Jennifer, à Bordeaux. Elle s’est installée en Israël après les attentats de janvier 2015, où elle élève ses six enfants.
1973. Diplôme d’ingénieur à l’École spéciale des travaux publics.
1977. Doctorat. Son dernier poste, jusqu’à sa retraite il y a deux ans, était « manager recherche et technologie » dans l’aéronautique.
1981. Naissance de Jonathan à Bordeaux. Après une formation religieuse en Israël, il deviendra enseignant à l’école Ozar Hatorah de Toulouse à partir de 2011. Il était marié et père de trois enfants.
Depuis 2004. Militant au Groupe interreligieux pour la paix (GIP) des Yvelines.
1 – Souviens-toi de nos enfants – Editions Grasset
Non, c’est à Paris que ses parents ont tenu un restaurant universitaire : le Foyer Médicis, un havre pour des milliers d’étudiants qui voulaient manger cachere et se retrouver. La Baule était un restaurant de vacances. Et bien sûr la journaliste de La Croix a lu le livre en diagonale.