Si je suis une certaine logique, mon droit du retour aurait dû s’appliquer à Varsovie ou à Odessa. Pourtant, las, j’ai grandi en entendant mes grands-parents répéter que « là-bas » c’était maintenant « chez nous ».
J’ai toujours été plus littéraire que scientifique, je serais donc bien en peine de résoudre notre équation. Je sais par contre qui je suis et d’où je viens. Dans l’histoire de ma famille, chez nous n’a toujours été que chez eux, et jamais pour plus d’une génération.
Sofia, Varsovie, Jérusalem, Téhéran, Londres, Odessa, Moscou, Bagdad, Bruxelles, Alexandrie, Slonim, Haïfa, Tripoli…Paris. J’ai parfois le tournis en essayant de comptabiliser les kilomètres, les vies entières, les proches perdus et parfois retrouvés qu’il a fallu pour en arriver à moi. Pourtant, à vingt-et-un ans, j’ai choisi de m’installer à Tel-Aviv et de devenir Israélienne. Je suis la première exilée volontaire de la famille, la seule à n’avoir pas quitté le pays qui me tolérait parce que ma vie en dépendait.
Si j’avais voulu suivre une certaine logique, mon droit du retour aurait dû s’appliquer à Varsovie ou à Odessa. Pourtant, las, j’ai grandi en entendant mes grands-parents répéter que là-bas c’était désormais chez nous – on ne prononçait pas souvent le nom d’Israël. Mon identité s’est construite sur une altérité.
Il y a quelques jours, je suis allée voir Art Undercover, l’exposition personnelle de l’artiste Tamir Zadok au Musée d’Art de Tel-Aviv et j’ai pensé à nos équations insolubles. Dans l’excellent film qui donne son nom à l’exposition, Zadok part sur les traces de Shlomo Cohen-Abarbanel (Allemagne 1921 – Israël 1981). Soit un agent du Mossad qui, ayant étudié l’art à Paris dans sa jeunesse, se fait passer pour un peintre français pour sa mission au Caire dans les années 1950. Je ne sais pas s’il était un bon espion, mais, une chose est sûre, sa couverture fonctionne si bien qu’Abarbanel, sous le nom d’emprunt de Charduval, devient un artiste à succès, une exposition lui est même consacrée au Musée d’Art Moderne du Caire. C’est une histoire vraie.
Zadok se transforme lui-même en agent, un peu maladroit, et nous suivons ses déambulations dans les rues du Caire, supposément à la recherche d’un tableau perdu de Charduval / Abarbanel. Bien entendu, la quête infructueuse de cette œuvre importe moins que la mise en abîme que l’artiste opère. Tamir Zadok arabise son nom en Tamer Sadek, quand un Égyptien lui fait remarquer qu’un patronyme israélien risque de lui attirer des ennuis. À un chauffeur de taxi qui lui demande s’il est vraiment arabe, Zadok / Sadek répond : « Oui, mon père est yéménite, ma mère de Libye ». C’est aussi une histoire vraie.
Zadok est un juif oriental, ou mizrahi en hébreu : un juif arabe. Dans Art Undercover, ce n’est pas un tableau que l’artiste cherche, mais bien son identité, confrontée au métarécit sioniste. Perdu autour de la place Tahrir, ce n’est certainement pas un hasard si Zadok entre dans la librairie L’orientaliste pour demander son chemin. J’ai relu les premières pages de Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, d’Edward Saïd, où il est écrit que la culture européenne « s’est renforcée et a précisé son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même, inférieure et refoulée ». La même définition s’applique parfaitement à l’hégémonie culturelle ashkénaze qui s’est construite au détriment de l’histoire juive orientale depuis la création de l’État d’Israël.
Dans nos histoires d’équations et d’espions, de double identités et d’altérité, je m’y perds également. J’ai revu le film de Zadok sur mon ordinateur. Dans l’une des scènes de fin, il assiste au vernissage d’une exposition au Caire. J’ai mis sur pause et agrandi l’image pour déchiffrer le texte de l’affiche qui dit : When Art Becomes Liberty.
À notre portée, à hauteur de femmes et d’hommes, Abdul Rahman, Tamir Zadok, toi Sabyl, moi, et les autres, nous écrivons notre propre narration. Dans sa reconstruction de la notion d’orientalisme, Saïd a été influencé par l’examen critique qu’Antonio Gramsci avait fait de l’hégémonie culturelle. Alors, aujourd’hui, relisons Les Cahiers de Prison de Gramsci, et, à force de subversion d’esprit, on résoudra certainement nos équations.
Par Laura Schwartz
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