On vous parle de lui parce qu’il met en vente sa correspondance avec Simone de Beauvoir. Etranges media qui omettent de vous signaler un événement de grande ampleur : la diffusion en avant-première, demain mardi 23 janvier et aussi mardi 30 janvier, sur Arte, des Quatre Sœurs de Claude Lanzmann.
Pour avoir eu le privilège d’être invitée à découvrir Les Quatre Sœurs en avant-première, je ne peux que vous exhorter à allumer le poste, demain soir.
Vous n’oublierez jamais leurs noms. Paula Biren, Ruth Elias, Ada Lichtman, Hanna Marton. Quatre femmes juives. Témoins et survivantes de la plus folle et de la plus impitoyable barbarie.
Outre l’horreur spécifique dont chacune a été l’objet, elles ont en commun une intelligence tranchante, aiguë, charnelle, qui récuse tous les faux-semblants, les mauvaises raisons.
Filmées par Claude Lanzmann pendant la préparation de ce qui devait devenir Shoah, chacune de ces quatre femmes méritait un film en soi, au vu de leur trempe exceptionnelle, et parce qu’elles révèlent chacune, par leur récit saisissant, quatre chapitres mal connus de l’extermination.
Les films
Le Serment d’Hippocrate (1h29)
Ruth Elias a 17 ans quand les nazis occupent la Tchécoslovaquie en mars 1939. Après 3 ans à se cacher dans une ferme, sa famille est dénoncée et déportée au camp de Theresienstadt en avril 942.
Pendant l’hiver 1943, Ruth découvre qu’elle est enceinte. Elle apprend en même temps qu’elle fera partie d’un convoi pour Auschwitz.
Lors d’une sélection en juin 1944, alors qu’elle est enceinte de 8 mois, elle réussit à entrer dans un groupe de 1000 femmes envoyées pour dégager les gravats d’une raffinerie qui a été bombardée à Hambourg.
À 22.20 La Puce joyeuse (52mn)
Ada Lichtman est frappée sans attendre par l’horreur absolue : le jour de l’invasion allemande de la Pologne, tous les hommes de Wieliczka, une petite ville proche de Cracovie, sont rassemblés et exécutés par les Allemands dans une forêt voisine. Les corps encore couverts de sang sont alors disposés en demi-cercle, pieds joints et têtes vers l’extérieur comme une représentation artistique de la part des bourreaux.
Dès lors, Ada n’a plus qu’une question en tête : non pas vais-je survivre ? Mais quelle sera ma mort ?
Transportée à Sobibor, dernière étape de son voyage, où plus de 250.000 Juifs seront exterminés dans les chambres à gaz, ce questionnement prend fin avec la révolte du 14 octobre 1943. Elle fait partie des 50 personnes qui ont survécu.
Mardi 30 janvier 2018
Baluty (1h04)
Il existe encore nombre d’archives, de journaux intimes et même quelques photos du ghetto de Lodz, mais très peu de témoignages de survivants. Celui de Paula Biren est d’autant plus exceptionnel qu’elle fait partie de la force de police féminine du ghetto à l’époque. Son œil acéré et son intelligence affutée donnent encore plus d’intensité à son récit. Des centaines de ghettos qui parsèment la campagne polonaise, celui de Lodz fut le plus pérenne. Il était dirigé d’une main de fer par le président du conseil des anciens, Chaim Mordechai Rumkowski, appelé Le Roi Chaim, un homme convaincu qu’il pouvait sauver une partie de la communauté en les transformant en main d’œuvre au service des Allemands.
L’Arche de Noé (1h08)
En 1944, quand les nazis commencent à déporter les Juifs de Hongrie, Rudolf Kastner, qui présidait le comité de sauvetage, négocie avec Eichmann une somme de deux mille dollars par Juif, montant les prix jusqu’à ce qu’Eichmann préfère l’argent à la mort.
Il fut conclu qu’un transport spécial quitterait Budapest pour Bergen-Belsen, puis de Bergen-Belsen vers la Suisse. Hanna Marton fit partie de ce transport. Ce convoi constitué de 1684 Juifs échappa à une mort certaine tandis qu’au même moment 450.000 Juifs hongrois mouraient dans les chambres à gaz de Birkenau ou brûlaient vifs à l’air libre pour satisfaire la cadence imposée par les nazis.
Pourquoi 4 films?
Revenant sur la genèse des Quatre Sœurs, Lanzmann en parle à Serge Tubiana comme de trésors enfouis : c’est que entre le moment où il interrogea ces femmes et la réalisation des Quatre Sœurs, plus de trente-cinq ans s’étaient écoulés : J’ai pris conscience que je ne cherchais pas à faire un film en collectant la matière qui constituerait Shoah : je tournais encore et encore parce qu’il me fallait accumuler des trésors. Pour ce qui deviendrait Le Dernier des injustes, par exemple, j’ai filmé Benjamin Murmelstein, le dernier président du Conseil juif du ghetto de Theresienstadt, pendant une semaine entière, matin, après-midi et soir. Il fallait être fou, personne ne pouvait produire un tel documentaire ! J’ai mis longtemps à réaliser que j’étais tellement fasciné par ce que je découvrais, ce que j’apprenais, et que c’était ce qui comptait : accumuler des témoignages. Ce que je ferais plus tard de ces trésors s’avérait complètement secondaire.
Lanzmann explique que si ces témoignages ne figurent pas dans Shoah, c’est parce qu’ils exigeaient un film à part entière. Il n’y avait pas d’autre solution. Quand il se replongea dans les récits de ces femmes, tout redevint immédiatement présent : Lorsque Ruth Elias parle de la première déportation des Juifs tchèques de sa ville natale, Moraska Ostrava, je mentionne Nisko, leur destination. ‘Vous êtes très bien renseigné’, me dit-elle alors. Personne ne connaissait Nisko, sauf moi, et cela a beaucoup aidé. Il fallait que j’en sache le plus possible pour être à la hauteur de leur destin, de leur propre savoir, et pour être capable de les interroger, de les amener à parler. Quand elles ont vu que je connaissais bien l’histoire de l’extermination du peuple Juif, cela a rendu les choses plus importantes, plus faciles, plus intimes. Une fraternité très forte se dégageait de nos rapports. Elles m’ont appris énormément. Ruth a répondu aux questions que je ne cessais de me poser sur le sort du deuxième convoi des Juifs du camp des familles tchèques d’Auschwitz. De son côté, Hanna Marton m’a renseigné sur l’histoire du convoi de Juifs de Hongrie épargné en échange d’argent, au terme d’une négociation entre Rudolf Kastner, le président du Comité de sauvetage, et l’Obersturmbannführer Adolf Eichmann.
Résurrection. Je pleure chaque fois que je regarde ces films. Hanna me bouleverse particulièrement, et j’éprouve une adoration pour Ruth et son accordéon. Ada Lichtman, qui fabrique des poupées, est également très émouvante, avec, à ses côtés, son mari, également rescapé, au visage d’homme intérieurement massacré. Quant à Paula Biren, je l’ai rencontrée lors d’un colloque à New York. Elle m’a beaucoup plu parce qu’elle était extrêmement intelligente. Une profonde unité réunit ces femmes, sans liens de parenté. D’où ce titre en référence aux Trois sœurs de Tchekhov. Quand j’ai interrogé chacune d’elles, ce n’était pas une exploration, mais une véritable incarnation. Tout redevenait vrai et personnifié. Ces femmes portent en elles leur histoire et celle de l’extermination du peuple Juif. Le cinéma peut tout. Avec peu de choses, il parvient à ressusciter complètement ce qu’il s’est passé. Je suis très fier de cette série, que je considère comme centrale dans tout ce que j’ai réalisé sur la Shoah[1].
Non vous ne sortez pas indemne de la projection des Quatre sœurs. Miracle du cinéma : vous êtes protégé par l’obscurité de la salle et le choc peut être entier. Arnaud Desplechin décrivit ce paradoxe vertigineux entre l’apparente simplicité, ou frontalité de ces quatre portraits, qui vient nous désarmer au débotté, et les complexités au cœur desquelles Lanzmann nous plonge quatre fois.
Ça semble si simple. Ça l’est : une caméra se tient devant chaque femme et les filme en gros plan. A l’invitation de Lanzmann, chacune plonge dans les temps terribles de la destruction des Juifs d’Europe. Lui les écoute. Fraternellement. Nous ? Nous sommes là, cueillis devant des couches de temps, de mémoire.
Ruth, Paula, Ada et Hanna furent filmées il y a quelques décennies, dans les années 70. Elles ne sont plus. Claude Lanzmann fait de ce temps, le temps de la prise de vue, un temps qui console. Chaque femme traverse une solitude extrême. Le titre les réunit et nous déchire le cœur[2].
Grâce à Claude Lanzmann, grâce au cinéma, nous les regardons aujourd’hui et empêchons le risque d’un jour les oublier à jamais.
Pour info, un documentaire d’Adam Benzine : Claude Lanzmann, Porte-parole de la Shoah. Claude Lanzmann y raconte la genèse de Shoah. Présentant des rushs inédits de Shoah, le documentaire d’Adam Benzine en éclaire la création et rappelle son influence à la fois historique et cinématographique. Il est aussi l’occasion d’effleurer certains aspects de la vie de Lanzmann. Sa jeunesse résistante, son histoire d’amour avec Simone de Beauvoir, son affection pour Sartre, son rapport à la mort et sa vision de l’avenir.
[1] Propos recueillis par Serge Toubiana
[2] Arnaud Desplechin Lettre à Claude Lanzmann
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