Chirurgie : le scandale des opérations inutiles

Le JDD dévoile une enquête de la Fédération hospitalière de France qui révèle un nombre important d’interventions chirurgicales inutiles en France, avec de fortes disparités selon les départements. 

Debout, la malade penche tellement vers l’avant qu’elle ne peut plus voir l’horizon. Le sien s’est singulièrement rétréci depuis qu’un chirurgien lui a posé une prothèse discale sans vraie raison médicale. L’intervention, ratée, a transformé sa vie en cauchemar : la quinquagénaire, désormais en fauteuil roulant, carbure à la morphine pour soulager ses terribles douleurs. « C’est un vrai scandale », tonne l’orthopédiste Jérôme Allain. Pour tenter de réparer les dégâts causés par son confrère, il a dû « fracasser en deux » la colonne vertébrale de la patiente. « Elle risquait sa vie, une paraplégie, une hémorragie. Aujourd’hui, je ne peux pas assurer qu’elle remarchera un jour. »

Certains médecins opèrent trop ou trop vite

Chirurgien virtuose ayant quitté l’hôpital public pour exercer en clinique, le professeur Allain continue à soigner les mutilés du bistouri. Mais il aime mieux prévenir que guérir : à chaque consultation, ce partisan de la sobriété poursuit son vieux combat contre les opérations inutiles – ou trop précoces – du dos. À la surprise de nombreux patients qui se voient déjà sur le billard, il passe son temps à les renvoyer chez eux avec une ordonnance pour un stage de kinésithérapie intensive.

C’est un secret de Polichinelle dans le monde de la santé : certains chirurgiens, du privé mais aussi du public, opèrent beaucoup trop ou beaucoup trop vite ; des médecins prescrivent à tour de bras IRM et prises de sang non pertinentes. Depuis une dizaine d’années, la Fédération hospitalière de France (FHF), le représentant des hôpitaux, tire la sonnette d’alarme en réclamant une réflexion sur « la pertinence des actes médicaux ». Alors que la ministre de la Santé a promis de lancer enfin la bataille pour une meilleure « qualité » des soins, la FHF enfonce le clou dans une nouvelle étude choc dévoilée par le JDD. « Notre travail montre qu’il y a un problème d’actes inutiles en France », dénonce Frédéric ­Valletoux, son président. Ce constat est confirmé par un sondage également commandé par la FHF dans lequel une écrasante majorité des médecins interrogés reconnaît avoir prescrit des actes injustifiés.

Césarienne, pontage coronarien, chirurgie de la colonne vertébrale, pose d’un stent (petit ressort) coronaire ou vasculaire, chirurgie du cristallin. Cinq opérations fréquentes ont été scrutées à la loupe dans la base hospitalière PMSI (programme de médicalisation des systèmes d’information) par la société Héva. Plus précisément, ce cabinet spécialisé dans le traitement des données de santé a mesuré la « consommation de soins » territoire par territoire (taux de recours, dans le jargon statistique). Finalement, prolongeant un atlas publié l’an dernier par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes), l’étude met au jour d’étonnantes disparités géographiques : les cartes qui synthétisent les résultats se colorent comme des habits bariolés d’Arlequin. « Il y a plus de différences de pratiques qu’on ne le pense », analyse Alexandre Vainchtock, coordinateur de l’étude pour Héva. Plus politique, Frédéric Valletoux assène : « Nous ne sommes pas égaux face à la maladie, selon l’endroit où nous habitons. »

Vingt fois plus de césariennes dans certains départements

L’exemple de la chirurgie de la ­colonne vertébrale, souvent lourde et risquée, est saisissant. Dans l’Est, le Sud-Ouest et le Sud-Est, les hernies discales sont beaucoup plus opérées qu’en région parisienne ou dans le Rhône. De manière surprenante, dans le cas des pathologies dorsales, plus le nombre de praticiens est important, moins il y a d’interventions. Cette modération pourrait s’expliquer par une offre plus riche en centres pratiquant la rééducation poussée du dos et la gestion de la douleur mais aussi par les habitudes des médecins qui prescrivent plus de kiné ou de traitements par infiltration. « Le chirurgien qui m’a formé m’a appris à réfléchir avant de bidocher. Mais certains confrères adorent opérer! », observe Jérôme Allain.

Entre pression des malades et appât du gain

La carte représentant le recours à un pontage coronarien révèle elle aussi de grandes inégalités. Encore plus fortes, selon les détails de l’étude statistique, dans le privé que dans le public. La probabilité de subir cette lourde chirurgie cardiaque pour un patient de clinique est ainsi cinquante fois plus élevée dans certains départements que dans d’autres. Pour les césariennes, qui peuvent causer des complications, l’écart est de un à vingt. « Notre idée n’est pas de clouer les cliniques au pilori mais plutôt de mettre le doigt sur des pratiques injustifiées, soutient Cédric Arcos, délégué général de la FHF. Public ou privé, peu importe : les écarts sont épouvantables. »
L’étude du cabinet Héva n’a pas creusé les causes de ces inégalités. De l’aveu de plusieurs spécialistes, celles-ci pourraient être nombreuses : difficulté d’accès aux spécialistes dans certains déserts médicaux, pression de patients souhaitant se débarrasser au plus vite de leur mal de dos pour retourner au travail ou de femmes refusant d’accoucher par voie basse, appât du gain chez certains praticiens, système de tarification des hôpitaux et cliniques poussant à multiplier les actes, austérité budgétaire.

« Autrefois, on pratiquait trop d’interventions dans le privé mais pas dans le public. Aujourd’hui, un chirurgien hospitalier qui n’utilise pas assez son bloc opératoire perd des infirmières dans son service, donc il peut préférer pousser la machine », relève Israël Nisand, à la tête de deux maternités au CHU de Strasbourg. Le professeur refuse de « juger » l’obstétricien « seul aux commandes » qui, après avoir bossé toute la journée et sauvé la vie d’une femme en pleine hémorragie, opère un peu trop vite en début de soirée et accélère la naissance pour éviter de passer la nuit debout. Les « césariennes de 20 heures » ou le symptôme d’un système malade.

Par Anne-Laure Barret

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