« A l’Ouest du Jourdain » vient de sortir en salle. Le célèbre cinéaste israélien y sillonne les territoires disputés à la rencontre de voix qui puissent éclairer le conflit. La presse a largement recommandé le documentaire.
Le cinéaste israélien fait exister les très rares artisans de paix, juifs et palestiniens (La Croix)
À l’ouest du Jourdain : Amos Gitaï ramasse des pépites d’humanité (Le Figaro)
Ce nouveau documentaire, présenté à Cannes à la Quinzaine des Réalisateurs, ravive à bon escient la mince flamme de l’espoir… (Les Echos)
De ces avis se dégage une impression générale : adhérer à ce film, c’est être « pour la paix ».
Et ceux qui ne seraient pas de cet avis ? Voici ce qu’en dit L’Obs : « Un film clairement subjectif et ouvertement engagé, où l’on entend, au milieu de ce chœur d’anonymes, la voix spectrale d’Yitzhak Rabin, la colère glaçante de la ministre israélienne des Affaires étrangères, qui bannit le mot « occupation », le cri d’alarme de l’éditorialiste de « Haaretz », pour qui, si rien ne change, son pays est condamné au « suicide ». Et surtout le témoignage exemplaire d’une Israélienne de 32 ans installée en Cisjordanie et poignardée par un Palestinien alors qu’elle était enceinte, qui veut désormais agir pour la concorde et refuse courageusement de renoncer à l’espérance. « Il y a eu assez de haine, dit-elle, depuis Caïn et Abel, et la haine n’a pas fait avancer le monde. » Extrémistes, s’abstenir. Les autres, courez-y. »
L’Obs a bien la franchise d’avouer qu’il s’agit « d’un film clairement subjectif et ouvertement engagé » : là-dessus nous sommes d’accord ; qu’il nous soit donc permis d’examiner cet engagement même si notre critique discordante sonne comme « extrémiste » aux yeux de L’Obs…
De la diversité des points de vue
A son crédit, Amos Gitaï n’a pas interrogé que des gens qui pensent comme lui. Il a par exemple donné la parole à la vice-ministre (oui, vice- – L’Obs ne sachant pas que le ministre détenteur de ce portefeuille est Benjamin Netanyahu) israélienne des Affaires étrangères, Tzipi Hotovely, ainsi qu’à un journaliste du Yediyot Aharonot, Ben Dror Yemini. L’un comme l’autre ont rappelé que les propositions de paix des dirigeants israéliens ont été refusées à plusieurs reprises par les responsables palestiniens.
Mais la diversité de points de vue a ses limites.
Pas moins de trois autres journalistes interviewés sont issus du même journal, Haaretz : Ari Shavit, Aluf Benn et Gideon Levy. Or, Haaretz, le plus à gauche des grands journaux israéliens, n’est pas représentatif de la majeure partie de la société israélienne. Au point qu’il représente environ 4% de parts de marché… quand le Yediyot Aharonot en représente 35% et Israel Hayom presque 40% ! Amos Gitaï n’a pas jugé utile de tendre le micro à un journaliste du titre le plus diffusé… mais aussi orienté à droite et réputé proche de Benjamin Netanyahou. Le casting est donc tout sauf exhaustif.
On pourrait d’ailleurs pousser le raisonnement jusqu’au bout et demander pourquoi il n’y a pas d’interview de journalistes arabes palestiniens.
Ainsi, en entendant Gideon Levy, éditorialiste de Haaretz bien connu pour être très opposé à la politique « d’occupation » de son pays, prétendre que la presse israélienne « déshumanise les Palestiniens », Amos Gitaï aurait pu chercher qui déshumanise vraiment l’autre dans la région. Il serait alors tombé sur des dizaines d’exemples de Juifs dépeints comme des animaux maléfiques, diffusés directement par les médias officiels de l’Autorité palestinienne et dont il n’existe pas d’équivalent dans la presse israélienne…
Mais cela aurait invalidé les propos du groupe d’Arabes interviewé par Gideon Levy racontant la mort d’un jeune tué, disent-ils, par trois soldats israéliens (sans que l’on ne sache si une action du jeune aurait provoqué la réaction des soldats). L’un des hommes affirme en effet : « Si les politiques le veulent on peut faire la paix en 24 heures ». Encore faudrait-il que les politiques palestiniens arrêtent non seulement de diffuser de la propagande anti-juive dans leurs médias et dans les écoles, mais aussi de payer les auteurs d’attentats et leurs familles, à hauteur de 300 millions de dollars par an : un sujet complètement éludé par le film.
Amos Gitaï fait preuve de la même « naïveté » lorsqu’il interviewe un enfant de Hébron qui lui dit que son seul rêve est de « mourir en martyr ». Le réalisateur finit par poser la bonne question : « Qui lui a mis cela dans la tête ? ». Le bambin répond « Personne » et l’interview se termine… Mais qui peut croire que ce genre d’idée germe naturellement dans la tête d’un enfant ? Quelle place tient l’endoctrinement par les parents, l’école, la société ? Questions capitales auxquelles le film ne répondra pas.
Ari Shavit, autre éditorialiste de Haaretz, tient quant à lui un discours très virulent : « Si nous continuons à construire dans les colonies, nous aurons en moins de 10 ans 750,000 colons en Cisjordanie. Si on laisse cela arriver, il ne serait plus possible de partager le pays en deux et cela mettra fin à l’idée d’un pays juif démocratique car il n’y aurait alors que deux options : faire des palestiniens des citoyens à part entière, et ce sera la fin de l’Etat juif, ou bien leur retirer les droits civiques et ce sera la fin de notre démocratie. Le processus mis en mouvement par les colons et la colonisation n’est plus seulement un processus immoral, inquiétant et préoccupant, il est devenu terrifiant. C’est le processus antisioniste le plus profond parce qu’il est sur le point de nous détruire en silence. »
Pour Ari Shavit, il est donc « antisioniste » pour des Juifs de vivre dans le berceau historique du peuple juif (la Judée qui donna son nom au peuple). Par ailleurs, pourquoi des Juifs ne pourraient-ils pas vivre en zone majoritairement arabe, aussi bien que des centaines de milliers d’Arabes citoyens d’Israël vivent sur la partie majoritairement juive du territoire israélien sans empêcher Israël d’être démocratique ?
Ces mots violents (« immoral », « terrifiant ») et cette manière de présenter la situation ont trouvé écho dans les médias français, comme sur la chaîne publique TV5 Monde où le journaliste Mohammed Kaci a demandé à Amos Gitaï de s’exprimer dessus (en présentant avec bienveillance Haaretz comme un « quotidien progressiste » – qui donc pourrait être contre le progrès ?). Réponse du réalisateur : « Toutes les sociétés ont besoin de l’Autre. L’Europe a besoin de l’Autre, elle a besoin des migrants – pas seulement pour des choses utilitaires comme la main d’œuvre, mais on a besoin de l’Autre pour définir aussi notre identité humaniste. »
Une réponse pétrie d’idéologie. Justement, le journaliste de TV5 Monde a aussi aimé la question posée par Amos Gitaï au rédacteur en chef de… Haaretz, Aluf Benn, de savoir si Benjamin Netanyahou était « un opportuniste ou un idéologue » (admirez le choix – peste ou choléra ?). « Idéologue », répond Aluf Benn – « A mon avis, il ne s’intéresse qu’au maintien des territoires occupés qui ont selon lui un intérêt vital pour le pays ». Quiconque a écouté le premier ministre israélien lors de sa dernière allocution annuelle à l’Assemblée générale de l’ONU a entendu un homme appréciatif des vastes accomplissements technologiques, humanitaires et commerciaux d’Israël et aujourd’hui bien davantage préoccupé par la menace nucléaire iranienne planant sur « l’intérêt vital » de son pays que par la « question palestinienne » qui n’a eu aucune place dans son discours.
Politicienne extrême contre politicienne tout court
Si L’Obs, cité plus haut, parle de la « colère glaçante » de Tzipi Hotovely, c’est qu’Amos Gitaï ne lui a donné le micro qu’en la dénigrant : il la présente comme une « membre de l’extrême droite ». Heureusement que L’Obs nous a prévenu de la subjectivité du réalisateur, car faire partie du Likoud – principal parti de droite israélienne, aujourd’hui au pouvoir et qui correspondrait peu ou prou aux « Républicains » sur l’échiquier politique français – n’a pas grand chose à voir avec ce que peut évoquer « l’extrême droite » dans l’esprit des Européens. Le parti ne prône ni le racisme (il ne remet aucunement en cause la citoyenneté entière des 20% d’Arabes vivant en Israël ) ni des idées traditionnelles de l’extrême droite comme la récusation du libéralisme ou l’antiparlementarisme. Mais il est vrai que Tzipi Hotovely soutient fermement le droit des Israéliens à vivre et à se développer en Judée et en Samarie, affirmant « qu’Israël n’est pas occupant sur sa terre ». C’est un type de nationalisme que le réalisateur veut décrédibiliser en l’assimilant à l’extrême droite.
La différence de traitement est patente lorsque Amos Gitaï interviewe une autre politicienne actuelle : la députée et ancienne ministre des Affaires étrangères Tzipi Livni. Les spectateurs ne reçoivent cette fois pas la moindre information sur son orientation générale (gauche ou droite, encore moins « extrême » ou « centriste »). Ils l’écoutent, en tant que responsable, sans savoir quel courant elle représente ! Tzipi Livni, qui affirme que l’évocation d’al-Aqsa suffit à mettre le feu à toute la région et que « cela renforce encore l’hostilité contre les citoyens arabes de ce pays » (Qui est hostile ? Al-Aqsa est surtout un prétexte utilisé par les extrémistes musulmans depuis des décennies pour attiser les violences anti-juives), est à la tête du parti Hatnuah, membre du mouvement d’opposition de gauche Union sioniste. Mais, pour que son message soit crédibilisé aux yeux des spectateurs, son titre d’ancienne ministre et l’absence de commentaires réprobateurs du réalisateur suffisent.
La sélectivité du réalisateur apparaît aussi dans le choix des « colons » qu’il interviewe. Il a en effet un entretien avec deux Juives orthodoxes de Teqoa en Judée. Michal Froman, survivante d’une attaque au couteau par un terroriste arabe alors qu’elle était enceinte, continue malgré son vécu à appeler de ses voeux le vivre-ensemble avec ses voisins arabes. Son discours est très touchant. Mais ce qu’Amos Gitaï ne précise pas, c’est que le rabbin Menachem Froman, dont Lia Raz Twito Froman et Michal Froman sont la fille et la belle-fille avait été, de son vivant, jusqu’à rencontrer le fondateur terroriste et antisémite du Hamas, le Cheikh Yassin tant il croyait pouvoir coexister avec les Arabes même sous une souveraineté palestinienne à laquelle il était favorable. Une famille intéressante mais bien atypique.
« ONG » et engagement individuel
La plupart des autres intervenants du film, présentés comme menant des « engagements individuels », sont en fait des activistes au sein d’organisations derrière lesquels se cachent des moyens plus ou moins importants au service d’idéaux politiques.
C’est par exemple le cas de « Breaking the Silence », une organisation dont InfoEquitable vous a déjà parlé des méthodes douteuses. La porte-parole ne fait pas dans la dentelle : « Notre gouvernement est complètement cinglé, les jeunes colons fous dirigent le pays ». Le langage est extrême, mais cette intervenante ne verra pas son penchant politique qualifié d’extrême par le réalisateur.
Ces organisations sont habituellement désignées comme des « ONG », organisations non gouvernementales, bien qu’elles reçoivent des centaines de milliers d’euros de subventions en provenance de gouvernements étrangers (voir les analyses de NGO Monitor sur Breaking the Silence ou B’Tselem).
Le journaliste Ben Dror Yemini le dit : « Nous n’avons pas besoin de B’tselem et de Breaking the Silence pour nous signaler ce qui ne va pas. Je suis heureux que ces organisations existent, mais ils rejoignent une campagne internationale dont le but n’est pas la réconciliation mais plutôt la destruction d’Israël en tant que foyer national du peuple juif. »
Mais Amos Gitaï, qui a eu le courage de tendre le micro à Ben Dror Yemini, s’empresse de réfuter ces propos et d’introduire la séquence sur B’tselem qui montre, de façon très intéressante, l’organisation en train de former des femmes arabes palestiniennes à filmer des images destinées à compromettre des soldats israéliens (qui sont pris au piège car ils ne peuvent réagir face à ces « soldates de la caméra » aussi fermement qu’ils ne le feraient face à des hommes) : « Contrairement à l’opinion de Ben Dror Yemini, les ONG qui défendent les droits de l’homme sont actuellement les seuls espaces de rencontres pacifiques entre Palestiniens et Israéliens. »
Quotidiennement, des milliers d’Arabes palestiniens travaillent avec des Israéliens, soit dans des usines ou des entreprises, soit même chez eux (jardinage, travaux…). Dans l’immense majorité des cas, ces rencontres sont pacifiques. Un attentat commis en septembre par un travailleur arabe est venu souligner, par son caractère exceptionnel, l’étendue de ces liens. Amos Gitaï connaît ces échanges, pourquoi fait-il comme s’ils n’existaient pas ?
Les ONG sont tellement mises en avant que leurs noms figurent sur l’affiche de film – un peu à la manière de sponsors.
Nombre de critiques du film ont imité cette démarche en citant, et parfois en louant l’action de ces ONG. C’est ce qu’a fait Slate dans une revue carrément hostile à Israël, accusé de commettre des exactions (« Le nouveau film du cinéaste israélien documente l’action de celles et ceux qui s’opposent pacifiquement aux exactions de l’État hébreu et des colons, et prend date pour une histoire au long cours ») : « Face à cette réalité massive de droit du plus fort et du mépris y compris de leurs propres lois par le pouvoir et les colons juifs, des organisations comme Breaking the Silence, B’Tselem, Woman Wage Peace ou The Parents Circle peuvent-elles, au-delà du courage de leurs membres et de la légitimité éthique de leurs actions, constituer des «maquettes» d’un autre avenir que l’éternel écrasement des Palestiniens, que l’éternel reniement par Israël des valeurs sur lesquelles elle avait prétendu se construire? »
Par l’existence même de ce film qui le critique sévèrement et de manière, nous l’avons vu, pas toujours équilibrée, Israël montre en tout cas qu’il y règne une liberté inconnue ailleurs dans la région. Un réalisateur palestinien qui produirait un film si critique envers l’Autorité palestinienne ou le Hamas finirait sans doute en prison (ou pire)…
Mais c’est ainsi que, à travers la couverture médiatique du film, les organisations qui y apparaissent, toutes membres du même bord politique opposé à la présence israélienne dans les territoires disputés se sont offertes une belle promotion. Israël ne manque pourtant pas d’organisations prônant des idées différentes.
Soutien public français
Cette promotion à caractère fortement politique s’est faite avec le soutien public de l’Etat français à travers une coproduction par France Télévisions et un soutien du Centre national de la cinématographie, dépendant du ministère de la Culture.
On est donc loin de « l’engagement individuel » vanté par Amos Gitaï. Si le réalisateur avait voulu montrer des initiatives individuelles pouvant vraiment favoriser une avancée vers la paix, il aurait pu trouver des exemples moins connotés – par exemple l’excellent programme Un coeur pour la paix qui « fait opérer gratuitement des enfants palestiniens souffrant de malformations cardiaques graves, souvent mortelles, à l’hôpital Hadassah de Jérusalem par des équipes de médecins israéliens et palestiniens travaillant main dans la main » : de vrais« artisans de paix ».
Amos Gitaï veut voyager en Europe, manger des petits fours et recevoir un « prix ». Il a donc fait le documentaire qu’il fallait…