Les enfants sauvés de Vénissieux

HISTOIRE Le 29 août 1942, près de Lyon, 108 enfants juifs ont été arrachés aux nazis. Une historienne a reconstitué ce sauvetage.

« Mercredi 26 août 1942. 7h les gendarmes viennent nous chercher, disant que l’on serait déporté en Pologne. » Il a tout noté, quelques semaines plus tard. Les cinq pages ont jauni, la couverture a été rafistolée, mais jamais il ne s’est séparé du petit carnet. Comme une preuve irréfutable des événements survenus cet été-là. Jean Stern, alors âgé de 15 ans, faisait partie des 1.016 juifs étrangers internés au camp de Vénissieux.

Soixante-quinze ans plus tard, la rencontre se déroule dans un café de Lyon. Cheveux gris et lunettes, l’adolescent a dépassé les 90 ans. Mais pour témoigner, il n’a pas hésité à venir en train depuis Grenoble. L’historienne Valérie Perthuis-Portheret fait les présentations. C’est elle qui a remonté la piste des 108 enfants arrachés aux nazis – « un travail de détective » – et qui retrace ce sauvetage hors du commun*.

Tout le monde connaît la rafle du Vel d’Hiv, pas celle de Vénissieux. Le 26 août 1942, les juifs étrangers sont raflés dans tous les départements de la région lyonnaise. Réfugié près de Grenoble, Jean est arrêté avec sa mère : « Nous avions été prévenus la veille. Mais nous n’y croyions pas, en zone libre ! »Mela Bäcker, 9 ans à l’époque, résidait dans la Drôme : « Ils sont venus nous arracher à notre domicile au petit matin. Ma mère les a suppliés à genoux : « Sauvez mon enfant ! » » Mais toutes ces familles juives, arrivées quelques années plus tôt d’Autriche, de Pologne et de tous les territoires annexés par le Reich sont conduites dans un camp militaire désaffecté à Vénissieux, près de Lyon.

Difficile d’imaginer à quoi ressemblait le lieu. Aujourd’hui, trois plaques commémoratives marquent son emplacement, coincé entre un centre Pôle emploi et un « Tacos et burgers ». La dernière, posée en 2012, remercie ceux qui ont participé au « sauvetage de 471 êtres humains, dont la totalité des 108 enfants et adolescents »du camp. Mais les baraques militaires ont disparu et l’endroit ne se prête pas vraiment au recueillement.

Le carnet de Jean y consacre quelques lignes : « C’est un camp de travailleurs indochinois. Ils ont une fanfare. Le réfectoire est bondé. On nous sert de la soupe et des haricots.

La nuit, on couche sur des paillasses ou de la paille. » Revenu sur place, il ajoute sobrement : « C’est l’endroit où l’on m’a séparé de ma mère. » Valérie Perthuis-Portheret complète : « Il y avait là de hauts murs, des barbelés, des guérites et des gardes mobiles, comme dans une prison. » C’est donc ici, en l’espace de deux jours et demi, qu’a été organisé le « plus grand sauvetage d’adultes et d’enfants juifs en France », dit l’historienne. À force de recherches, elle a identifié les protagonistes. Juifs, protestants, catholiques et laïcs, tous ont œuvré main dans la main : Gilbert Lesage, directeur du Service social des étrangers de Vichy et résistant. Mais aussi le père Chaillet – fondateur de Témoignage chrétien – et l’abbé Glasberg, deux membres de l’Amitié chrétienne, une association interconfessionnelle d’aide aux réfugiés. Ainsi que Charles Lederman, le responsable lyonnais de l’OSE (Œuvre des secours aux enfants) qui cachait déjà des juifs.

Officiellement, ils sont là pour vérifier si les gens arrêtés sont bien « déportables » (une circulaire de Vichy prévoit 11 cas d’exemption : vieillards de plus de 60 ans, individus intransportables…). En réalité, tous s’emploient à sauver le maximum de monde. De son côté, le docteur Adam, chargé d’examiner les internés, pose de faux diagnostics, distribue des petites doses de poison, et parvient à écarter 120 à 130 personnes des convois. « Il avait 20 ans. C’est un héros, mais personne ne le connaît », regretteValérie Perthuis-Portheret, qui monte un dossier « pour qu’il soit reconnu parmi les Justes ».

D’après ses investigations, le vendredi 28 août, les sauveteurs apprennent que Vichy réclame désormais un minimum de 800 juifs. Découragés, ils songent à quitter le camp. Mais une idée surgit pour sauver les enfants. Jean-Marie Soutou, membre de l’Amitié chrétienne, subtilise le télégramme qui enjoint de les livrer avec les adultes. Et Gilbert Lesage propose de s’appuyer sur la circulaire antérieure, qui exempte les « enfants non accompagnés ». Reste à persuader les parents de signer des actes de délégation de paternité en faveur de l’Amitié chrétienne.

Commence une nuit de cauchemar, décrite dans le livre de Valérie Perthuis-Portheret. L’abbé Glasberg, qui parle yiddish, tente de convaincre les familles. Mais pour sauver la vie des petits, c’est une course contre la montre. « Le temps était devenu trop précieux pour que l’on continue à demander aux parents s’ils voulaient bien confier leurs enfants. Parfois, les mères les quittaient dignement, d’autres ne pouvaient pas… Certains d’entre nous durent se montrer plus autoritaires, en essayant « d’arracher » les enfants à leurs parents », témoigne Madeleine Barot, une des sauveteuses, membre de la Cimade.

Dans son carnet, Jean note pudiquement : « Samedi 29 août 1942. Réveil vers 3-4 h du matin. Je me sépare de ma mère. » Soixante-quinze ans après, la blessure reste intacte. Interrogé sur leur dernier échange, il se fige dans un silence, les yeux humides. « Mon souhait de devenir prêtre ne plaisait pas beaucoup à ma mère », finit-il par lâcher. Il ne développera pas tellement plus : « Un psychologue expliquerait sans doute que je me suis cadenassé (ses mains miment un verrouillage). On est obligé d’enfermer tout cela, sinon on éclate. » Dans les témoignages réunis par l’historienne, d’autres décrivent l’affolement des parents. Les cris. Les pleurs. La panne d’électricité qui plonge le camp dans le noir. Ce père, à bout de nerfs, qui s’ouvre les veines. Cette femme qui s’arrache les cheveux. Une autre qui prépare mécaniquement la valise de sa fille. Mela, 84 ans, se souvient : « Ma mère m’a mis ses boucles d’oreilles, un dernier geste d’amour. Je ne les quitte presque jamais, c’est la seule chose qui me relie à elle. Cette nuit-là, je n’ai pas bien compris ce qui m’arrivait. C’était très douloureux. »

Les petits sont conduits dans le réfectoire du camp. Par la baie vitrée, certains aperçoivent les cars qui emportent leurs parents. Sur les 545 juifs partis ce jour-là vers Drancy, puis Auschwitz, seule une dizaine reviendra. Le sauvetage des enfants, lui, n’est pas terminé. Le 29 août, trois cars les emmènent à Lyon, montée des Carmélites, dans un ancien couvent occupé par les Éclaireurs israélites de France. L’immeuble a l’avantage d’offrir plusieurs voies de sorties.

Rien ne rappelle aujourd’hui l’épisode de 1942. « S’il y avait une plaque commémorative, on pourrait emmener les élèves devant ce lieu symbolique », suggère Valérie Perthuis-Portheret. Dans son livre, les témoins racontent quelques souvenirs : les scouts faisant le guet à l’entrée, les plus petits portant « une pancarte autour du cou, indiquant leur nom et prénom », les grands qui tentent de les calmer en organisant des jeux.

Mais très vite, tous sont dispersés. Certains repartent à pied. Jean, comme le souhaitait sa mère, est raccompagné près de Grenoble, au collège où il était inscrit pour la rentrée. Mela se retrouve d’abord chez une famille alsacienne à Lyon, puis en colonie à Chazay-d’Azergues, dans une villa à Caluire et pour finir un foyer pour jeunes filles à Saint-Genis-Laval. Une vingtaine d’adolescents partent camper en Haute-Loire, déguisés en scouts. Des institutions religieuses, des orphelinats accueillent les rescapés. Le petit village de Saint-Sauveurde-Montagut en prend cinq. « Onze personnes y ont été reconnues Justes parmi les nations », se félicite l’historienne. Pour cacher chaque enfant, c’est souvent toute une chaîne de courageux anonymes.

Les sauveteurs ont raison d’agir vite. Vichy veut immédiatement récupérer les fugitifs. Dès le lundi, la police perquisitionne montée des Carmélites, puis débarque dans les bureaux de l’OSE et au siège de l’Amitié chrétienne, en vain. Le préfet régional Angeli, responsable de la rafle, téléphone au cardinal Gerlier, qui préside cette association, pour réclamer les adresses des petits. Le primat des Gaules refuse.

Sur les 89 enfants sauvés identifiés par Valérie Perthuis-Portheret, 86 ont ainsi échappé aux chambres à gaz (trois ont été repris). Certains sont restés en France, d’autres vivent aujourd’hui en Suisse, en Belgique, en Afrique du Sud, aux États-Unis ou en Israël. Au fil du temps, leur nombre diminue. Mais la nuit du 29 août et le souvenir de leurs parents les ont marqués à jamais. « J’en parle très peu, mais j’y pense toujours », glisse Jean Stern. « Ce sauvetage est une leçon pour l’humanité », conclut l’historienne.

Marie Quenet dans Le Journal du Dimanche

« Août 1942, Lyon contre Vichy », Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 160 p., 22 €, 2012.

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