Descendante de juifs disparus, je remercie celui qui m’a donné envie de témoigner

En ce jour de commémoration de la Shoah, pour la première fois, j’ai pris la relève, ramassé le flambeau: j’ai témoigné. Je ne savais pas que je pouvais le faire.memorialshoa-1

Lundi 24 avril a lieu la cérémonie annuelle à la mémoire des six millions de juifs exterminés par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle se tiendra au Monument de la Shoah, et sera suivie de la lecture des Noms.

Cette commémoration coïncide avec une exposition consacrée au procès Barbie. C’était il y a trente ans, à Lyon, le premier procès en France pour crime contre l’humanité.

En sortant du Mémorial de la Shoah, j’ai voulu contourner un groupe d’élèves, des vraiment grands, plus grands que moi qui suis grande, entre les Murs des noms. Un jeune conférencier leur expliquait pourquoi il y avait ces murs, avec ces dates, et ces listes de noms: ce sont tous des gens qui ont été tués, brûlés, pas de tombe, il ne reste rien d’eux, donc ça permet aux familles de venir ici. Je me suis sentie visée –en effet, c’est ce que nous faisons, il parlait donc de nous, les familles, les visiteurs qui se croyaient anonymes mais ne l’étaient pas tout à fait pour ceux qui travaillent au Mémorial. Alors je suis restée, et restée, et restée.

Ce jeune homme était impressionnant: discours structuré, clair, pas pompeux ni pleurnichard, vivant, pas méprisant, et posant des questions simples, que les jeunes écoutaient avec attention (ils étaient une vingtaine) en répondant à chaque fois comme pour un jeu. Il faisait parler les murs.

Il a dit: il y avait 11000 enfants sur les 75000 déportés, d’où venaient-ils? « De Pologne… de Russie…  » En effet, et d’autres pays d’Europe où il y avait la guerre, et la France était occupée, à l’époque. Et d’après vous, les gens fuyaient quoi? « La misère, la guerre…  » Oui, a-t-il répondu. Mais aussi quand ils venaient de Russie ou de ces pays-là, les pogroms. Vous savez ce que c’est, un pogrom?

C’était une bonne question, car il n’y a pas si longtemps, alors que nous visitions le musée juif de Vienne, en Autriche, et faisions à haute voix (le musée paraissait vide) des commentaires sur les chandeliers en argent, un couple de jeunes Français un peu intimidés s’était approché de moi pour me demander: qu’est-ce que c’est, un pogrom? Je me suis demandé si c’était pour rire: vous êtes sérieux? — Ben oui, avaient-ils dit. « Pogrom  » est écrit sous plein d’objets, partout, mais on ne comprend pas le mot. Je le leur avais expliqué, bien sûr, et ils m’avaient confirmé qu’ils n’en avaient jamais entendu parler à l’école. Ils avaient à peine vingt ans, tous deux faisant des études post-bac (social pour la fille, électricité pour le garçon). Et ils étaient suffisamment curieux pour aller visiter un musée juif un 1er novembre en Autriche.

Ils venaient du Nord de la France. Il faut donc aller au Mémorial à Paris pour apprendre le sens du mot « pogrom ».

Le jeune conférencier a continué son cours, car c’était bien un cours, à voir le soin qu’il prenait à préciser chaque nouveau mot ou concept. Ces gens étaient-ils riches? Après avoir relevé les prénoms des enfants sur le mur près de son coude – Simha « qui veut dire joie », a-t-il précisé et quelques autres noms du même genre — il a demandé aux jeunes s’ils connaissaient des enfants avec ces noms-là. « Non non, » ont-ils répondu. Il a expliqué qu’en effet, les parents étaient des réfugiés. Quand on est réfugié, est-ce qu’on est riche? Est-ce qu’on est banquier, avocat, docteur? Non, bien sûr, pour beaucoup, ces gens étaient pauvres. Mais dès que quelque chose ne va pas, on cherche un responsable et souvent dans ce cas, on s’en prend aux étrangers, alors on disait que c’était de leur faute à eux. Si les prix augmentaient, c’était de la faute des banquiers juifs, s’il y avait des maladies, on disait que c’étaient les Juifs qui empoisonnaient les puits… Quand ça va mal, dit-il, on accuse souvent les étrangers, comme vous le savez, maintenant par exemple on accusera les Roms, ou les musulmans.

Pourquoi les parents venaient-ils, d’après vous? « La pauvreté, la guerre…? » Tout à fait, a-t-il répondu, mais pourquoi vos parents viennent-ils aussi? « Pour nous. » Oui, pour vous, pour offrir un avenir à leurs enfants.

Il a poursuivi: Et vous croyez que les Juifs étaient nombreux en France à l’époque? « Oui, » disent-ils. Le conférencier reprend, sans s’émouvoir: la population française était à l’époque de 40 millions d’habitants. Combien pensez-vous qu’il y avait de juifs? « Un million, disent-ils. Deux millions…? » La réponse: les juifs n’étaient même pas un demi-million, ils étaient autour de 300 000, y compris les réfugiés venus du reste de l’Europe. Ça fait quoi en proportion par rapport au reste de la population? « Un tiers? Un quart? » disent-ils. Non, moins de 1% précise-t-il. Ça fait zéro virgule zéro quelque chose.

Le conférencier ne m’avait pas regardée ni rien demandé, il a fait comme si j’étais une élève comme les autres, et je lui en étais reconnaissante. J’ai pensé que je lui devais quelque chose. Avant de m’en aller, j’ai levé le doigt quand il a demandé s’il y avait d’autres questions. J’ai commencé par confirmer ses dires: j’ai dit qu’en effet je ne manquais jamais, quand je venais ici, de m’arrêter devant les noms de mes proches dont il ne nous reste rien, pas même une photo. J’ai dit que je venais de comprendre, en l’écoutant parler que pour notre grand-père fusillé — les juifs ont été en première ligne là aussi puisqu’ils étaient souvent livrés comme otages aux Allemands par les autorités municipales dans le souci (légitime, diront malheureusement certains, mais l’époque ne faisait pas dans la dentelle) de protéger leurs administrés. Dans notre cas, c’était le secrétaire de mairie qui tenait la liste des réfugiés juifs. Et je dois reconnaître qu’au moins pour notre grand-père Eugen, il reste une tombe. C’est loin d’être le cas pour le reste de la famille.

J’ai confirmé d’autres propos qu’il avait tenus, avec quelques précisions, par exemple sur les réfugiés de Pologne, comme l’était ma mère. Ceux-ci fuyaient certes les pogroms et l’antisémitisme, mais s’ils venaient en France plutôt qu’ailleurs, c’était pour les valeurs de la France, ces droits de l’homme qui faisaient rêver les opprimés dans toute l’Europe; quant aux réfugiés venant d’Allemagne, comme notre père, ils avaient fui en abandonnant tout après la Nuit de cristal.

Je me suis arrêtée là pour ne pas lasser mon auditoire dont c’était sans doute le « cours sur la Shoah  » (un autre groupe arrivait déjà sur leurs talons). J’ai remercié « le guide  » en ne cachant pas que je l’avais trouvé passionnant et que je regrettais de ne pas entendre la suite. Il m’a répondu, amusé: « Alors il faut retourner en classe de 3ème. » Cette classe-là venait de Lyon.

Ce matin, pour la première fois, j’ai pris la relève, ramassé le flambeau: j’ai témoigné, au nom des miens. Ça m’a fait drôle. Je ne savais pas que je pouvais le faire.

Edith Ochs

Source huffingtonpost

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*