Le projet « Yolocaust » n’y a rien fait. Ici, les selfies continuent sur un air de Maître Gims.
Une jeune femme singeant la pose du guerrier sur un charnier. Un circassien du dimanche jonglant face à une fosse commune. Deux touristes prenant un selfie derrière les corps faméliques de concentrationnaires. « Yolocaust », le récent projet de l’Israélien Shahak Shapira, interrogeait sur le rapport des touristes à la mémoire de la Shoah – mettant en lumière leur absurdité.
Deux semaines plus tard, l’artiste a retiré les images du site internet Yolocaust.de, et à Berlin, rien n’a changé.
« Joiedevivre444 »
Sur Instagram, le hashtag « Holocaustmemorial » rassemble toujours tous les souvenirs numériques des visiteurs. L’on y voit encore une fausse blonde, tout sourire face aux pierres. Plus loin, un couple de quinquagénaires s’identifiant sous le gai pseudo de « joiedevivre444 » pose au beau milieu du mémorial.
Les légendes de leurs clichés seraient banales si elles ne résonnaient pas si étrangement avec l’atmosphère du lieu. «Enjoylife », « Instabeautiful », « lifeisshort », écrivent-ils – parmi d’autres. La palme du hashtag est remportée par une jeune femme aux cheveux violets souriant à ses baskets et agrémentant sa photo de quelques #cosy, #PursuePretty et autre #Healthy…
Le mémorial berlinois de l’Holocauste est pourtant loin d’être un appel à la légèreté et à l’insouciance. Le gris des 2711 rectangles de béton se fond dans le gris des rues, des bâtisses à l’entour, du ciel souvent noir.
Pour la première fois depuis une semaine, un rayon de soleil. Au pied de chaque bloc anthracite, un peu de givre, rescapé des giboulées de la veille. Quelque chose d’angoissant se dégage des allées toutes semblables les une aux autres, où le visiteur s’enfonce jusqu’à être englouti par les pierres aux allures de cercueils. Quelque chose d’apaisant, aussi. Au cœur du monument, là où les stèles atteignent les quatre mètres, l’on ne voit plus rien de la ville. L’endroit est silencieux. Le vacarme de la capitale n’est plus qu’une rumeur.
Gobelet estampillé Starbucks
Mais dès les premiers blocs de béton, les touristes offrent un spectacle fascinant. L’une, trentenaire décolorée, s’allonge lascivement sur le haut d’une stèle en fixant son photographe. Le bruit d’un déclencheur, un regard torve, une bouche en cul de poule et elle s’en va.
Ailleurs, une meute d’adolescents plus ou moins boutonneux s’immortalise mutuellement, courbant le dos pour vérifier à l’abri du soleil si les clichés sont dignes d’être postés sur Instagram. A l’entrée du mémorial, deux touristes canadiens, paisiblement avachis sur l’un des monuments, achèvent leur déjeuner. Plus loin, une jeune femme pose un gobelet estampillé Starbucks sur l’un des blocs de béton, avant de le photographier d’un air grave.
Tous pourront, après leur promenade méditative dans les allées du mémorial, manger des gaufres ou acheter des tasses estampillées « I <3 Berlin » dans le snack jouxtant le monument. Sans oublier de poster leurs exploits sur Instagram.
Les selfies des visiteurs de céans sont-ils motivés par un désir de faire triompher la vie sur la mort, un hommage narcissique mais sincère aux millions de victimes de la Shoah, un message à délivrer au monde ?
Les adolescents interrogés sur les lieux ont, pour la plupart, de grandes difficultés à former une phrase grammaticalement correcte – et leurs tentatives d’argumentation s’avèrent souvent bien vaines. « Je veux juste avoir une photo de moi ici », disent-ils en chœur. Pourquoi ? Ils l’ignorent eux-mêmes.
Voyez ces troupeaux de jeunes gens passant des heures entières à composer la meilleure photo possible, se contorsionnant contre l’anthracite du béton, faisant la moue, se hélant, se photographiant encore et toujours. Voyez ces masses de touristes, tous droits sortis de leurs cars multicolores et se bousculant dans les allées.
« Chacun a son avis »
Voyez ces trois jeunes Suissesses aux têtes coiffées de bonnets à pompons, assises en rang d’oignon.
Agées de 17 à 19 ans, elles sont venues à la faveur d’un voyage scolaire, et ont empli leurs téléphones de selfies – avec ce qu’il faut de duckfaces et de V de la victoire. « ça nous fait un peu bizarre, par ce que c’est important dans l’histoire, ce qu’il s’est passé, mais bon, voilà », dit l’une, tout sourire. Mais pourquoi faire ce genre de photos dans l’un des principaux lieux de mémoire de la Shoah ? « Avant que vous ne me fassiez la réflexion, je n’y avais pas pensé », lâche-t-elle, l’œil dubitatif.
Ce qui ne l’empêchera pas de poster ses clichés sur les réseaux sociaux.
« C’est sûr qu’il peut y avoir des réactions négatives, mais après, chacun a son avis, donc on peut respecter l’avis des autres ». La troisième tempère. « Moi, je ne le fais pas en mode yolo l’holocauste, je suis respectueuse, donc voilà. »
Quelques allées plus loin, une post-adolescente blonde passe entre deux colonnes. « Prends-moi là et fais-moi bonne ! » lance-t-elle aux deux jeunes hommes qui l’escortent – et la photographient abondamment.
« Fais l’amour à la caméra ! » crie l’un d’entre eux en l’immortalisant dans une pose suggestive. Lorsqu’on interroge le petit troupeau sur ses motivations, la jeune femme nous darde d’un air hautain.
« Ça sert à rien de faire ici pour chialer, c’est juste important de savoir pourquoi c’est là pour pas que ça se refasse, mais se morfondre, bah ça sert à rien. Je trouve pas que faire des photos c’est irrespectueux. »
« Il faut les excuser »
Mais que signifie l’irrespect pour nos jeunes champions, qui, peu avant leur shooting, clamaient haut et fort que l’endroit était « grave beau » ? « Faire des photos à poil », répond la jeune blonde. « Ou faire un salut à la Hitler », renchérit, lucide, l’un de ses acolytes.
Nous quittons la petite bande, qui se hâte de sortir une fois les dernières photos prises. Au détour d’une allée, une petite silhouette engoncée dans un manteau trop grand pour elle. Martha a soixante ans et a perdu « toute une partie de sa famille » pendant la guerre. Silencieuse, elle arpente à pas lent les allées grises. Le ballet des touristes et de leurs selfies la laisse de marbre. « Ils n’ont jamais connu ça, ils ne peuvent pas savoir. Il faut les excuser », lance-t-elle en un sourire mitigé.
Soudain, maître Gims fend le relatif silence du lieu. Une meute d’adolescents français, sac Hollister dans une main, gobelet Starbucks, dans l’autre, se sont perchés sur un bloc de béton et se dandinent près d’une enceinte portative. Leurs réjouissances sont interrompues par un vigile qui fonce vers eux, hurlant et les exhortant à un minimum de respect. Le troupeau se disperse lentement, s’éloignant peu à peu du mémorial. « Jawohl », répond l’un à voix basse, de manière à n’être entendu que de ses congénères. Courageux, mais pas téméraires.
LES TROIS VIDES.
Le vide de l’éducation spirituelle.
Le vide de l’éducation familiale.
Le vide de l’éducation nationale qui est passée d’une culture scientifique sans problématiques à des problématiques sans culture scientifique.
Il y a cependant un correctif à apporter:
un « selfie » devant un cachot de l’île de Gorée ou une tombe de Montecassino posté sur le Web?
Alors, une grande partie des « sous-doués » s’indignera et protestera.
A croire que tous ces monuments que les gouvernements européens s’empressent de financer ont été fait pour ça…
Il ne devrait y avoir qu’un seul monument dans le monde pour la Shoah, celui de Yad Vashem.
« Donc voilà » semble résumer toute la pensée, la réflexion et la connaissance de ces joyeux lurons qui viennent faire des selfies en ce lieu. Un peu restrictif certes, mais somme toute assez logique à une époque où certains rêvent de limiter la langue française à cinq cents mots.