Magnifique photo de couverture de L’Arche pour son numéro d’octobre. Et magnifique reportage de Salomon Malka sur les juifs russes qui sont plus de 700.000 sur l’ensemble du territoire dont 250.000 à Moscou. Notre ami Malka décrit la tension qui monte avec l’Ukraine, les menaces de rupture avec l’Europe. » Quant à l’image du Président, elle se transforme en une figure de leader de guerre « . Prémonitoire : en Syrie l’aviation russe est désormais accusée de crimes de guerre. Et la rencontre Hollande-Poutine à l’occasion de la nouvelle cathédrale orthodoxe du 7 e arrondissement de Paris est remise à plus tard !
Moscou, été 2016.
On revient sur les lieux où on était en reportage il y a plus de vingt ans. C’était déjà pour l’Arche et le jeune journaliste voulait aller à la rencontre des juifs russes au lendemain de la Perestroïka, dans un voyage organisé par Itzhak Varsat-Warshawski et son « Comité international pour la promotion des cultures juives en Europe de l’Est ». L’article s’intitulait, reprise d’une citation de Gorki, « l’envol de l’oiseau » et se demandait comment on fait pour faire renaître une culture juive dans un pays qui a oublié ce qu’est le judaïsme. On y racontait l’angoisse devant l’inconnu, la folle envie de savoir, l’irrépressible désir de prendre son envol.
Qu’en reste-t-il, plus de vingt ans après ? Le grand rabbin Sirat et le professeur Bernard Kanovitch qui étaient du voyage doivent garder en mémoire, comme l’auteur de ces lignes, ce réveil, cette soif nouvelle qu’on percevait un peu partout, et en même temps, cette impression d’un saut dans l’inconnu. Les queues devant le consulat d’Israël s’étiraient indéfiniment, mais qu’en serait-il des juifs qui resteraient dans le pays ?
IL NE PARLE PAS YIDDISCH ? VOUS ÊTES SÛRS QU’IL EST JUIF ?
Une anecdote demeure en tête. René-Samuel Sirat entonnant un sermon dans un bel hébreu biblique devant l’auditoire de la synagogue de Moscou pendant qu’un des fidèles s’interrogeait : « Il ne parle pas le yiddisch ? Et vous êtes sûrs qu’il est juif ? »
Dans un éditorial intitulé « How the Army replaced Hope in Russia », Michaïl Fishman, rédacteur en chef de « Moscow Times », se fondant sur les sondages du « Levada Center », explique qu’il y a 17 ans, au début des années 2000, Poutine était perçu comme le Président de l’espoir. Espoir que l’ordre allait être restauré, que la Russie serait respectée, que le conflit en Tchétchénie cesserait, que la situation économique s’améliorerait. Poutine personnifiait ces aspirations. Ces rêves sont finis. Il n’y a plus d’espoir, ou alors il n’est pas très différent du désespoir. Il y a de l’appréhension, de l’angoisse, de la peur. Et aucune vision du futur. Quant à l’image du Président, elle se transforme en une figure de leader de guerre. C’est le nouveau socle de sa popularité. Et c’est apparemment ce que l’opinion attend de lui sur la scène internationale.
Correspondant de journaux français et suisses à Moscou, marié à une Russe, Emmanuel G. est ici depuis dix-sept ans. Il arrive chiffonné à notre rendez-vous. « C’est le divorce avec l’Occident. La Russie de Poutine s’éloigne de l’Europe et se rapproche de l’Asie. Mais l’Asie elle-même ne la prend pas au sérieux. Il veut par ailleurs laminer la classe moyenne, n’avoir que des pauvres et des élites dans le pays ». Notre hôte s’inquiète du retour à Staline qui est largement réhabilité, du tournant conservateur – « Poutine n’est pas un idiot, c’est un redoutable tacticien, mais qui est en train de connaître ses limites », de la tension qui monte entre la Russie et l’Ukraine, de la mise au pas totale de la presse et de la télévision. La guerre ? Mais c’est déjà la guerre le long de la frontière avec l’Ukraine. Il est atterré par l’escalade, les accusations de terrorisme proférées à l’encontre du voisin ukrainien.
Natalia est née à Moscou. Elle parle un français excellent, qu’elle a appris en regardant les films français. Elle connaît les visages de Sophie Marceau, d’Isabelle Huppert, d’Audrey Tautou. Dans son enfance, on aimait bien Gorbatchev, mais on en a voulu à Eltsine d’avoir démantelé l’Union soviétique. Le centenaire ? Oui, sans doute, il y aura un défilé du PC, comme ils en font tous les ans. Les autres feront peut-être une célébration de l’abdication de Nicolas II (avec des interrogations en perspective, à cause des soucis posés pour l’identification de ses cendres). Pour le reste, dit-elle, les Russes ont d’autres priorités.
Le musée du Goulag n’est pas très éloigné du musée juif (la rue Dostoïevski les sépare). Autant le premier est sinistre, autant le second est vibrant et ultramoderne. Le premier a été inauguré en 2004 et tente de restituer une atmosphère de camp, avec un quotidien carcéral reconstitué. Il remonte jusqu’en 1917 et les déportations de « blancs » pendant ce qui est désormais appelé ici « la guerre civile », ou « les événements » – en tout cas pas la révolution d’octobre -, jusqu’aux ravages du stalinisme et aux persécutions des dissidents. De Soljenitsyne à Elena Bonner, les figures défilent et racontent une histoire hélas trop connue. Mais il faut bien le dire, en cet été qui précède le centenaire de la révolution d’octobre, il n’y a pas vraiment foule.
LE MUSÉE JUIF ET DE LA TOLÉRANCE
Le musée juif – appelé « musée juif et de la tolérance » – est un des plus beaux musées qu’il soit donné de voir. On peut le comparer à celui de Philadelphie ou même au musée de la diaspora à Tel Aviv. Reconstitution d’une forêt de bouleaux, projection – sur le modèle de la Géode – d’un film sur l’histoire des Hébreux sur écran panoramique avec lunettes en cinémascope, des sièges mobiles, de la pluie qui vous tombe sur la tête, les dix plaies d’Egypte comme si vous y étiez, des pierres qui volent et vous font revivre les épisodes bibliques en téléréalité. Une Shul reconstituée avec une voix de « Hazan » qui lit la paracha pendant que celle-ci défile en rouleaux sous les yeux… Étonnant et très inventif ! Sans parler de toutes les grandes figures juives russes, de Bialik à Doubnov, à Ben-Gourion, à Shalom Aleichem, à Golda Meïr, à Chtcharanski, et jusqu’aux refuzniks des années 70 qui sont intégrés au narratif et dont on voit les photos sur les murs. On trouve même curieusement un livre à la librairie du musée, entre Kafka et Woody Allen, celui d’Anna Politovskaïa. Petit geste de bravade dans un régime de plus en plus autoritaire (ce que Poutine appelle d’un délicieux euphémisme « la démocratie dirigée »).
La grande synagogue de Moscou est toujours là où nous l’avions laissée, dans un quartier entièrement rénové. Elle-même est en pleine rénovation. L’intérieur est superbe, magnifiquement conservé. Née il y a 125 ans, elle a toujours fonctionné (même sous l’époque soviétique – c’était la seule dans ce cas avec celle de Saint Petersburg, même si semble-t-il, le KGB contrôlait et surveillait toutes les entrées et sorties), et a vécu de grandes heures. C’est ici que Golda Meïr a connu la fameuse scène de ses retrouvailles avec un judaïsme soviétique revigoré. C’est ici aussi qu’au lendemain de la mort de Tolstoï, un office spécial fut célébré à la mémoire de l’écrivain, et le rabbin Manet – lointain successeur du rabbin Pinchas Goldshmidt qui avait donné, après le rabbin Minor, des cours d’hébreu et de Talmud au grand romancier qui habitait alors Moscou – a consacré son sermon, du haut de cette même tribune, à la gloire nationale qui venait de s’éteindre.
250.000 JUIFS À MOSCOU
250 000 juifs à Moscou. 700 000 juifs sur l’ensemble du territoire. Ce sont les estimations du jeune rabbin Simon Lévyne, assistant du rabbin Goldshmidt, qui nous reçoit chez lui pour le shabbat. Il n’y a pas d’antisémitisme aujourd’hui en Russie, affirme notre hôte. Jirinovski ? Mais c’est un « rigolo » qui fait ce qu’il peut pour exister. Quand l’antisémitisme lui a été utile, il y a eu recours. Quand il n’en a plus eu l’utilité, il l’a abandonné. Quant à Poutine, il donne un ton très amical à ses relations avec la communauté juive. Il n’est pas toujours suivi. Le Ministère des affaires étrangères continue à faire dans le pro-arabisme (du côté de l’Arbat, on vous montre encore le lieu qui fut le siège de l’ « ambassade » de Yasser Arafat). Le FSB, successeur du KGB, est plutôt sur la même ligne. La télévision d’État, RT (Russian television en anglais) n’est pas très pro-israélienne. Mais Poutine a un bon contact avec la communauté juive. Il n’omet jamais de rappeler, dans les biographies qui lui sont consacrées, son voisinage, enfant, avec une famille religieuse à laquelle il demeure lié. Pour le reste, la situation économique est mauvaise. La tension avec l’Ukraine inquiète sérieusement la communauté juive. D’autant plus que beaucoup de juifs ont de la famille en Ukraine. « On vit très mal cette tension, et ça ne s’arrange pas ! » nous dit Simon Levyne. De sorte que l’Aya a repris à un rythme que le rabbin situe autour de 5 000 par an. Autant pratiquement qu’en France.
Nous croisons Jirinovski précisément sur la place rouge à Moscou. Il se balade librement, sans mesures particulières (apparemment, quand Poutine vient s’incliner devant tel ou tel monument, toute une partie de la place est quadrillée). Il prend la pose avec le public qui l’entoure, multiplie les selfies avec les jeunes. Député à la Douma, Président du parti libéral, il a été de toutes les coalitions, a apporté son appui à Gorbatchev, à Eltsine, à Poutine, à Medvedev… Moyennant quoi, il demeure dans les parages du pouvoir. Son père était juif, mais il a changé son nom d’Eidelstein en Jirinovski (adoptant le nom de sa mère).
Son apparition sur la place rouge, en plein mois d’août, est-ce le signe que la tension monte et que le pays se prépare à la guerre ?
Présenté souvent comme appartenant à l’extrême droite, son parti (libéral-démocrate) est le troisième parti à la Douma, derrière Russie unie de Poutine et le parti communiste. Il se dit partisan d’un retour des anciennes républiques soviétiques à la Russie. Lors des attentats de Bruxelles en mars 2016, alors que la Douma observe une minute de silence en mémoire des victimes, ce leader populiste s’y est plié de mauvaise grâce, avant de dénigrer ce geste des députés à la tribune. « Des actes de terrorisme se produisent en permanence dans le monde, et si on devait honorer les mémoires des victimes, les députés vont passer leur vie debout et ne pourront plus travailler ! » clame le trublion de la vie politique russe. La veille, il avait été plus loin sur une chaîne publique. « Maintenant, les actes de terrorisme se multiplient en Europe, et ça va continuer de plus belle, et pour nous, c’est tout bénéfice. Qu’ils crèvent tous et disparaissent ! »
Beaucoup se sont élevés contre ces propos en Russie, même Poutine a été amené à le recadrer, mais cela révèle une ambiance générale passablement inquiétante à l’égard de l’Occident.
Natalia, notre guide à Moscou, quand on lui en parle, prend un air gêné : « On nous dit que c’est l’Europe qui ne veut pas de nous. C’est eux qui ont commencé à nous boycotter. Nous ne faisons que riposter ». Prenez le parmesan, insiste-t-elle. Les Russes pleurent parce qu’ils n’ont plus de parmesan, et ils ont l’impression qu’ils ne peuvent plus vivre sans parmesan. Et elle ajoute : « Vous savez, de toutes façons, depuis l’époque soviétique, on ne croit plus ici ce qu’on nous dit. On est devenus fatalistes ».
Saint Petersbourg, une des plus belles villes au monde, la ville de Pierre le Grand et de l’Ermitage. En arrivant ici, dans les années soixante, le général de Gaulle proclama à sa descente d’avion dans un russe chatoyant : » Je te salue, œuvre de Pierre… » C’était le début du poème de Pouchkine, « Le Cavalier d’airain ». La statue de Pouchkine est partout. Tous les 6 juin, date de naissance du poète, le pays est en émoi. À la radio et à la télévision, ces textes sont en boucle. Et il me revient ce mot de Levinas sur sa Lituanie natale : « On reconnaissait les maisons juives quand Pouchkine trônait dans les bibliothèques. Les juifs lituaniens adoraient Pouchkine ! ». Et comment non ? Après tout, ce petit-fils d’esclave d’Abyssinie, adopté et élevé dans les meilleures écoles, et qui finit par devenir le poète national du pays, comment des juifs n’y seraient-ils pas sensibles ?
LA RUE DES MILLIONNAIRES
Le long du petit Ermitage, c’est la rue des Millionnaires. Mais si, ça existe encore ! La rue portait ce nom jusqu’à la révolution. Après la révolution, elle a endossé le nom d’un Narodnik, auteur de l’attentat contre Alexandre II. Puis en 1995, elle retrouve de nouveau son nom de rue des Millionnaires. Toute l’histoire russe est là. La littérature française s’y est glissée aussi (Balzac a vécu, avec Mme Hanska, au numéro 6 de cette même rue). Peut-être un lieu symbolique pour marquer le centenaire ?
À moins que Poutine ne choisisse de faire la fête dans uns isba toute en bois qui porte le nom de « Restaurant de cour » parce qu’elle n’est pas très loin de Tsarskoë Selo. C’est un restaurant où on organise des noces et des banquets. Le Président russe y a fêté ses cinquante ans en invitant tous ses collègues qui ont suivi avec lui les cours de la faculté de Droit de Saint Petersburg. Il a invité ses amis et a commandé un menu de dix plats (entrée, zakuskis, potage, borchtch, plats au choix, vodkas…). Depuis, c’est resté comme le « menu de Poutine ».
Que fera donc le fils du cuisinier de Lénine pour les cent ans de la « guerre civile » ? Personne ne le sait. Pour l’instant, il a d’autres soucis en tête.
Salomon Malka
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