Sous l’athéiste régime soviétique, les juifs formaient une nationalité à part. Aujourd’hui, après le chaos postcommuniste et la vague de départs vers Israël, la communauté vit un renouveau identitaire.
Le soleil se couche sur Moscou ce vendredi d’été. Les pensionnaires de l’école juive Messivta se préparent au shabbat. Dans une joyeuse cacophonie, ils récitent leurs prières, vêtus de noir et blanc, kippa sur la tête, tsitsit à la ceinture. Les plus jeunes ont déjà les mèches de cheveux en papillotes. Les plus âgés caressent une barbe naissante. De la synagogue, ils descendent au réfectoire où une femme a allumé les bougies.
Une fois le kiddouch chanté, prière du vin et distribution du jus de raisin terminés, ils enchaînent ablution des mains et prière du pain. Tout le menu sera casher à la perfection, un rabbin ayant même fourré sa main dans le poumon de tout animal à l’abattoir pour vérifier que l’intérieur est glatt (lisse), la bête saine et sa viande comestible par un juif traditionnel.
Avant le repos du samedi, le festif dîner se finit par un quiz. Le rabbin teste les connaissances sur le shabbat. Mains levées, voix mutantes, les garçons se chamaillent gaiement pour répondre. Dix-huit minutes avant le dernier rayon de soleil, le wi-fi a été coupé, les téléphones ont été éteints, tablettes et ordinateurs repliés. Jusqu’au lendemain soir, il est interdit d’activer un interrupteur électrique, de faire ses devoirs.
« Le shabbat, c’est sacré, quand Dieu nous dit : repose-toi ! », confie Alexandre, 16 ans. Chez lui, à Tomsk en Sibérie, il a du mal à respecter ces rituels car sa famille n’est pas pratiquante. « Je suis venu à Moscou dans cette école parce que, en moi, je sentais qu’il fallait respecter la Torah. Ma mère comprend, mon père non », raconte-t-il.
Un renouveau identitaire
Comme les 230 autres pensionnaires de l’établissement, qui compte au total 730 enfants âgés entre 6 et 18 ans, l’adolescent se consacre le matin aux prières, cours religieux et d’hébreu puis, l’après-midi, à l’habituel cursus scolaire.
Alexandre se dit « plus juif que russe : on appartient à la fois à une religion et à une nation ». Sous l’URSS, pays officiellement sans religion, les juifs formaient une nationalité à part. Aujourd’hui, encore, se mêlent croyance religieuse et appartenance ethnique : être juif, c’est à divers degrés être citoyen russe, de nationalité juive, de religion judaïque. Les plus religieux sont partis en Israël après la chute de l’URSS, la vaste majorité restée est non pratiquante.
L’antisémitisme, après avoir été exacerbé dans les années 1990, a décliné, même si dans les villes moyennes et les villages de vieux réflexes ont la vie dure. Le juif n’est plus vu en profiteur et causeur de tous les maux des Russes comme ce fut le cas à la sortie du communisme lorsque, au milieu d’une population appauvrie, des hommes d’affaires juifs étaient accusés d’enrichissement grâce aux privatisations. Dans les églises orthodoxes, les diatribes antisémites se sont raréfiées chez les popes.
Les juifs de Russie vivent un vrai renouveau identitaire. L’école Messivta se trouve ainsi au cœur de ce qui, juste au nord du centre de Moscou, ressemble de plus en plus à un quartier juif. « Ici, les juifs représentent encore moins de 10 % de la population. Mais ils sont de plus en plus nombreux à s’installer pour que les enfants puissent aller à notre école », assure Alexander Boroda qui, influent président de la Fédération des communautés juives de Russie, passe pour le numéro deux derrière le grand rabbin Berl Lazar.
Souffler un vent de tolérance
Récemment, le président israélien est venu visiter le quartier où les magasins casher proposent vins, houmous et gâteaux à l’orange importés avec leurs étiquettes en hébreu mais aussi saucisses, poulets et saumons avec les étiquettes en russe d’Eylon, la marque locale en pleine expansion.
Au cœur de ce quartier, s’élève le siège flambant neuf de la Fédération des communautés juives qui, bâti sur le site de la synagogue incendiée en 1993 dans des circonstances jamais élucidées, accueille salles de prière, restaurants casher, clubs d’affaires et de sports, classes d’hébreu et d’anglais, associations pour toutes les activités et tous les âges. « Notre communauté est d’autant plus active qu’elle est repartie de zéro », se félicite Alexander Boroda.
Dans son bureau, la conversation est sans cesse interrompue par les allers-retours de rabbins et de représentants de diverses associations venus pour une signature ou un conseil. Près de 50 000 personnes par an visitent ce centre multifonctionnel qui a servi de modèle en Russie. Au total, le pays compterait 160 lieux similaires répartis dans 140 villes. Ces centres, tout en redonnant vie à la communauté, ont œuvré pour informer le reste de la population et souffler un vent de tolérance.
À Moscou, en face de l’école Messivta et de ses strictes traditions religieuses, a été ouvert en 2012 un musée qui, au-delà de l’exposition sur le judaïsme, se veut un centre de tolérance. Un lieu unique de rencontres et d’assimilation. Ce renouveau porte la marque du Habad, le mouvement dominant largement synagogues et associations.
Enraciné historiquement en Ukraine et en Russie, il s’est précisément donné pour mission de ramener à la religion les Russes d’origine juive et les sensibiliser aux valeurs fondamentales du judaïsme au-delà de la simple appartenance ethnique. « Le Habad est le seul mouvement juif présent dans la ville. Il nous aide et personne ne cherche ailleurs », témoigne ainsi Mikhaïl Grinberg, 29 ans, rencontré parmi d’autres à la synagogue de Novossibirsk.
Une communauté fière de son indépendance
Dans la troisième ville du pays, en pleine Sibérie, ce centre juif a été ouvert en 2013, avec quelques pierres symboliquement transportées de Jérusalem. Il ne cesse, depuis, d’étendre ses activités, s’ouvrant notamment aux jeunes. Pour les petits sont organisées des classes du dimanche initiant aux traditions juives. Pour les plus grands sont proposés voyages et rencontres. « Plus qu’une synagogue, c’est un lieu de vie ! », s’enthousiasme Mikhaïl Grinberg, l’un des organisateurs, jeune homme aux yeux bleus sibériens mais à l’histoire plus complexe.
Né à Novossibirsk, il a vécu neuf ans en Israël avant de revenir. « Là-bas, je suis devenu un vrai juif. Entre juifs, c’était facile. Ici, on est minoritaires. Il n’y a qu’un seul magasin casher. Du coup, comme c’est difficile et que tout est à créer, je me sens plus juif à Novossibirsk qu’en Israël ! », sourit Mikhaïl Grinberg. Pour lui, être juif, c’est bien plus qu’une religion, c’est l’appartenance à une communauté en devenir.
Mais sur les 20 000 juifs de Novossibirsk, 6 000 seulement sont « actifs », recensés dans le centre. Et, parmi eux, seule une infime minorité est religieuse, suit les rituels de la Torah et respecte les règles casher.
À Moscou, où contrairement à la plupart des capitales régionales la principale synagogue n’a pas fermé sous l’URSS, les proportions sont similaires, même si les chiffres dans la capitale sont eux-mêmes sujets à débat.
« La plupart des juifs sont comme moi ! Mère juive, femme russe, vie de compromis entre deux traditions… Sans pratique religieuse assidue », témoigne Mikhaïl Gorski, 46 ans. Il ne mange pas de porc et ne mélange pas le lait à la viande mais il ne suit pas à la lettre toutes les exigences d’un régime casher. Avec son rabbin, confident familial, il cherche avant tout à trouver des solutions pour des questions concrètes de la vie de tous les jours, notamment pour la conduite de ses affaires.
En réunion, il ôte sa kippa et il a trouvé un moyen de justifier le versement d’actions à ses employés tout en ne s’éloignant pas trop des strictes règles de la Torah. « Nos rabbins sont conservateurs mais nous, nous menons une vie libre ! », conclut Mikhaïl Gorski, à l’image d’une communauté à la fois sûre et fière de ses racines mais aussi de son indépendance.
►Des fidèles peu pratiquants
Selon les sources de la communauté juive, la Russie compterait jusqu’à un million de membres, dont la moitié à Moscou. Une infime minorité, entre 1 et 2 %, est pratiquante. Et moins de 10 % des enfants juifs vont dans une école juive.
►Un État multiconfessionnel
La Constitution de 1993 fait de la Russie un État laïque, qui garantit théoriquement l’égalité devant la loi de toutes les confessions. Mais quatre confessions (le bouddhisme, le judaïsme, l’islam et l’orthodoxie) sont reconnues comme « religions traditionnelles » du pays selon une loi de 2007.
►Des croyants difficiles à recenser
Il n’existe pas de statistiques précises sur le nombre de fidèles des différentes confessions. Au gré des sondages, entre 55 % et 73 % des personnes interrogées se disent orthodoxes, entre 6 et 18 % musulmans, entre 1 et 2 % bouddhistes, entre 1 et 2 % juifs, entre 1 et 2 % catholiques, entre 1 et 2 % protestants. En Sibérie, le chamanisme conserve également une place importante.
Vous pouvez aussi lire :
Très bien et vraiment sympa, autant qu’information positive nécessaire par les temps difficiles qui courent !!!
Cordialement.