L’ancien maire de Londres et membre du Parti travailliste britannique Ken Livingstone a été suspendu de son parti pour avoir dit que Hitler était un sioniste au début des années 1930. Selon lui, « avant de devenir fou et de massacrer six millions de juifs », Hitler avait seulement l’intention de les expulser de leurs pays d’origine vers la Palestine. Et cela est censé en faire un sioniste. D’un point de vue historique, c’est aberrant : Hitler n’a jamais promu la Palestine comme un État juif. Et impliquer que la haine du Führer pour les juifs le met sur un pied d’égalité avec les juifs qui cherchaient à établir leur propre État pour échapper aux violences antisémites est pour le moins choquant.
Mais Livingstone était probablement sincère en disant pour sa défense que « le véritable antisémite ne déteste pas seulement les juifs en Israël, mais aussi son voisin juif… c’est une aversion physique ». Haïr les juifs israéliens serait donc acceptable, parce que ce sont des sionistes et que ce sentiment n’est pas viscéral. Jeremy Corbyn, l’actuel dirigeant du Parti travailliste, était sans doute également sincère en affirmant que l’antisémitisme ne pouvait pas être un problème pour la gauche, parce que le Parti travailliste a toujours été « opposé au racisme ».
Il est communément admis parmi les gauchistes européens que les préjugés raciaux, dont l’antisémitisme, sont propres aux partis de droite. Ce point de vue remonte sans doute à l’affaire Dreyfus au XIXe siècle, lorsque le procès truqué du capitaine de l’armée française Alfred Dreyfus pour trahison divisa la France en deux, entre les antidreyfusards, majoritairement conservateurs, et les dreyfusards, partisans de l’innocence de l’officier juif. Les conservateurs étaient souvent de fervents catholiques, profondément mal à l’aise avec la nouvelle République française laïque, associée aux libéraux et aux juifs.
L’antisémitisme réactionnaire français a toutefois trouvé un écho plus vaste dans l’Europe du XXe siècle. Les nationalistes nazis, les chrétiens de droite, les opposants fanatiques des bolcheviks et les despotes obsédés par l’ordre social étaient souvent antisémites. Les juifs se portaient mieux sous les gouvernements de gauche.
Il est ainsi facile d’oublier que la gauche a toujours aussi eu un fond d’antisémitisme. Staline est bien sûr connu pour sa persécution des juifs qu’il qualifiait de « cosmopolites sans racines » et qu’il considérait comme les agents naturels du capitalisme et des traîtres à l’Union soviétique. Mais bien avant Staline, Karl Marx lui-même, bien que juif de naissance, donna le ton d’une forme pernicieuse d’antisémitisme qui infectera la gauche, en France en particulier. C’est Marx qui écrivit que « l’argent est le dieu jaloux d’Israël » et que l’hébreu est « la muse des cours en Bourse ». Marx n’était pas inconscient des dangers de l’antisémitisme. Il pensait simplement qu’ils disparaîtraient lors de l’avènement du paradis des travailleurs. En quoi il s’est clairement trompé.
Après la fondation de l’État d’Israël en 1948, l’Union soviétique et les gauchistes en général lui firent un accueil généralement favorable. Pendant plusieurs décennies, des socialistes d’origine russe et polonaise ont dominé la scène politique israélienne. Le sionisme n’était pas encore considéré comme une forme toxique de racisme, comme l’apartheid en Afrique du Sud. Il n’était pas nécessaire de « détester les juifs en Israël ».
La situation a commencé à changer au début des années 1970, après l’occupation de la Cisjordanie et d’autres territoires arabes. Deux intifadas plus tard, la gauche israélienne avait perdu son emprise sur l’appareil politique israélien et la droite prenait le pouvoir. L’État hébreu devint de plus en plus synonyme de politiques que les militants de gauche ont toujours combattues : le colonialisme, l’oppression d’une minorité, le militarisme et le chauvinisme. Certaines personnes ont peut-être éprouvé un soulagement à pouvoir de nouveau détester les juifs, cette fois-ci sous le couvert de grands principes.
Durant ce temps, et essentiellement pour les mêmes raisons, Israël est devenu très populaire auprès de la droite. Des individus qui peu de temps auparavant étaient des antisémites convaincus sont aujourd’hui les champions d’Israël, applaudissant la ligne dure du gouvernement israélien envers les Palestiniens.
Israël, entend-on souvent, est le bastion de la « civilisation judéo-chrétienne » dans la « guerre contre l’islam ». Selon les termes du démagogue néerlandais Geert Wilders, « lorsque le drapeau d’Israël ne flottera plus sur les murs de Jérusalem, l’Occident ne sera plus libre ».
La récurrence des vieux arguments antisémites dans la rhétorique de ces zélateurs d’Israël est remarquable. Mais leur cible est maintenant les musulmans, et plus les juifs. Ils nous répètent à l’envi que les musulmans des pays occidentaux ne pourront jamais être des citoyens loyaux. Ils font corps avec les leurs. Ils mentent à ceux qui ne partagent pas leur confession. Ils sont naturellement traîtres, une cinquième colonne, aspirant à la domination mondiale. Leur religion est incompatible avec les valeurs occidentales. Et ainsi de suite.
Les menaces bien réelles que fait peser un mouvement révolutionnaire violent au sein du monde islamique peuvent rendre ces assertions plausibles aux yeux de certains. Mais elles doivent le plus souvent être reconnues pour ce qu’elles sont : de vieux préjugés éculés qui visent à exclure une minorité impopulaire de la société en général. Les actes de violence de certains groupes islamistes ne font qu’encourager une politique de haine et de peur. De nombreux protagonistes occidentaux de la supposée guerre contre l’islam ne sont rien d’autre que des antidreyfusards des temps modernes.
Rien de tout cela n’excuse le langage infâme de Livingstone et d’autres. L’antisémitisme de gauche est tout aussi toxique que sa variante de droite. Mais la place d’Israël dans le débat politique occidental illustre comment des préjugés peuvent passer d’un groupe à un autre, alors que les sentiments sous-jacents sont exactement les mêmes.
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