Grandir en France en étant Juive

« La seule raison que j’accepterais si tu te fais virer de l’école, c’est si tu te bats parce qu’on t’a traitée de “sale Juive”. » Du plus loin que je me souvienne, ma mère m’a toujours répété ça, du haut de son mètre soixante. Elle aussi, au collège, elle s’était battue et faite exclure – pour la même raison. Elle n’en était ni fière, ni honteuse. Elle avait simplement défendu ce qu’elle était.

Toutes les photos sont publiées avec l'aimable autorisation de l'auteure.
Toutes les photos sont publiées avec l’aimable autorisation de l’auteure.

C’était ça, chez nous, l’identité juive : toujours être fiers, ne jamais se cacher, arborer nos Magen David la tête haute. Cette notion était très présente dans ma famille, moitié ashkénaze, moitié séfarade. De mon côté polonais, il ne restait plus grand-chose. Comme de nombreuses familles d’Europe de l’Est, la mienne avait été en partie décimée durant la Shoah. De ma famille tunisienne, issue de la diaspora et fièrement représentée par ma mère, on a gardé les traditions, la nourriture, les réunions de famille pendant les fêtes et le kiddouch du vendredi soir pour accueillir le Shabbat.

Chez moi, on aimait l’état d’Israël. Je dirais, inconditionnellement. Les quelques membres de ma famille rescapés de l’Holocauste et que j’ai connus, voyaient en Israël un pays refuge. Au cas où. De fait, dès l’âge de 11 ou 12 ans, j’avais déjà lu tous les bouquins de ma mère sur le sujet, notamment le journal de Josef Mengele, célèbre criminel de guerre et « médecin » nazi, qui expérimenta toutes sortes d’opérations inhumaines et absurdes sur les Juifs. Ma mère ne m’en a jamais dissuadée. C’est comme ça qu’elle m’a inculqué le devoir de mémoire.

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Mes parents ne m’ont jamais fait croire que notre religion ressemblait aux autres. De fait, nous ne fêtions ni Noël, ni Pâques, mais Hanoukka et Pessah. Bien sûr, je jugeais mes petits camarades qui croyaient au Père Noël – ma mère avait vaguement évoqué un Papa Hanoukka, avant d’abandonner cette idée idiote. Pendant Pessah, ça se corsait : moi aussi je voulais manger plein de petits chocolats mais c’était impossible, ce n’était pas cacher – autorisé – pendant Pessah. Aujourd’hui, je prends un malin plaisir à me gaver de chocolat avant les fêtes de Pessah. Une sorte de revanche sur la vie.

À la maison, on mangeait cacher mais mon frère et moi étions libres de notre judaïsme passé la porte d’entrée. Peut-être que mes parents estimaient qu’il fallait tout voir pour tout savoir. Je pense surtout que c’était leur manière de nous inculquer le libre arbitre. La seule limite demeurait le porc – l’interdit absolu. Mais pour le reste et jusqu’à mes 20 ans, j’ai goûté de tout. Après deux années de fac de médecine foirées, je me suis demandé si Dieu ne testait pas ma résistance à l’échec scolaire. Si tel était le cas, j’allais relever le défi. Du jour au lendemain, j’ai commencé à manger cacher. Adieu foie gras, Big Mac et autres joyeusetés gustatives. Pour pallier ces manques, ma mère a appris à tout cuisiner selon nos règles. Et elle m’a tout transmis. Si vous venez dîner à Shabbat chez moi, vous pourriez y manger un colombo de poulet ou un foie gras périgourdin, le tout certifié cacher.

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Les souvenirs d’enfance où j’ai dû, pour une raison ou pour une autre, justifier de mon judaïsme, sont rares. J’ai une vague réminiscence d’un scandale à la cantine, en primaire. Ce midi-là, il y avait des calamars au menu et, du haut de mes 8 ans, je savais bien que ce n’était pas cacher. J’ai refusé d’en manger. La dame de la cantine a voulu me forcer. J’ai hurlé que ce n’était pas cacher et que je ne pouvais PAS. Ils ont été forcés de prévenir ma mère du bordel que j’avais fait, car c’est la dernière fois de ma scolarité que j’ai mangé à la cantine.

Autre grand classique de l’école primaire, la méconnaissance de la religion. Lorsque je disais à un autre gosse que j’étais feuj, il me répondait systématiquement : « Mais t’es d’origine juive ? » Je répondais que non, ce n’est pas un pays. J’ai entendu ce genre d’erreurs de nombreuses fois dans ma vie. Et pas seulement venant d’enfants.

Au collège, j’étais une caricature de feuj. La mode chalala battait son plein et je traînais ma mère au Sentier pour m’acheter des tee-shirts Morgan, des jeans Tark’1 et des baskets No Name. J’avais 14 ans, je jurais « sur la Torah », chantais du Gilbert Montagné et employais – à mauvais escient, je m’en rends compte aujourd’hui – des mots en arabe comme « darkha », « blata » ou « batata ». (« marrant », « culotté » et « grosse » en français). Mais être une Chal’, ça permettait de faire partie d’une véritable communauté, à la fois juive et jeune. Un peu comme une société secrète, mais avec très peu de goût en termes de vêtements. Rétrospectivement, je dirais qu’on était surtout imbuvables, nous, les Chal’.

Une fois, j’ai assisté à une réunion d’information des éclaireuses et éclaireurs israélites de France. Quand ils ont expliqué qu’il fallait creuser un trou dans la nature pour aller pisser, je me suis tirée.

Pendant les vacances scolaires, mes parents m’envoyaient en colonie de vacances juive. À tous les repas, on faisait en conséquence toutes les bénédictions sur la nourriture, et les vendredis et samedis, on observait le Shabbat. Après trois semaines de colo, je revenais à la maison, pleine de nouvelles traditions que j’essayais d’imposer à ma famille et que j’oubliais au bout de huit jours. J’ai fait plusieurs colos où l’on partait trois semaines – parfois plus – à la découverte d’Israël. Pendant ces voyages, on sillonnait le pays du Nord au Sud, et chaque étape dévoilait un aspect du judaïsme. Les juifs heureux à Tel Aviv, les combattants de Tsahal, l’Holocauste, encore, à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem. Et les kibboutz, ces villages collectivistes israéliens, où tout le monde « vit ensemble en harmonie ».

Le premier samedi du mois de septembre, il y avait le rendez-vous des colos. Celui-ci se tenait devant le Häagen-Dazs des Champs-Élysées où l’on se retrouvait pour échanger les souvenirs de nos étés, se sauter dans les bras et chanter les chansons qu’on avait apprises. La police était là car, invariablement, des mini-émeutes éclataient. Qui venait attaquer des petits feujs de 15 ans ? Je n’ai jamais eu de réponse à cette question mais manifestement, ça devait en affoler plus d’un.

Au lycée Turgot, dans le troisième arrondissement de Paris, on était plein de Juifs. Mais on était tous des Juifs différents. On était liés par la religion mais nos traditions étaient diverses. Au bahut, on était tous mélangés et parfois, je ne me reconnaissais pas dans la manière de vivre de mes potes juifs. Ils venaient de milieux plus populaires : du 19 e arrondissement, des Lilas ou de Pantin. Au collège, ils avaient été avec des catholiques, des musulmans, des Noirs et des Arabes, des Asiatiques. Le samedi midi, j’allais manger la dafina de Shabbat dans la cité de mon meilleur pote, à Pantin. Après le déjeuner, on traînait avec ses amis en bas et j’ai vite compris qu’il n’y avait ni religion, ni couleur entre eux. Mes parents aussi m’avaient inculqué cette valeur : aimer tout le monde de la même manière. Seulement là, ce principe se révélait être autre chose qu’une simple théorie.

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L’adolescence est l’âge auquel on a envie de s’engager politiquement. On cherche à se sentir utile, à faire entendre sa voix. Pas mal de mes proches ont donc choisi un mouvement de jeunesse. Moi, entre la droite et la gauche, je ne comprenais rien. J’avais des opinions mais je ne me sentais pas en danger. En tout cas, pas assez pour porter un étendard et me sentir réellement engagée. J’ai vaguement tenté de rejoindre un mouvement de jeunesse comme ma mère et mon père l’avaient fait plus jeunes. Une fois, j’ai assisté à une réunion d’information des EEIF, les éclaireuses et éclaireurs israélites de France. Quand ils ont expliqué qu’il fallait creuser un trou dans la nature pour aller pisser, je me suis tirée.

Jusqu’à mon arrivée dans l’âge adulte, qui a coïncidé avec le milieu de la deuxième Intifada de 2002, l’antisémitisme était encore une espèce de légende urbaine pour moi. Puis un jour, dans le bus qui me menait à la fac, un type avec un air un peu chelou s’est planté face à moi. Je voyais qu’il fixait mon cou. Autour de celui-ci était accroché le mot « haï », la vie, en hébreu. J’ai eu beau m’empresser de cacher mon collier sous mon pull, le mal était fait. Le mec s’est mis à me hurler dessus. Il m’a traitée de « sale juive », puis de « fille de colon sioniste » . Je suis immédiatement sortie du bus, pétrifiée par la violence de ces insultes. C’est ainsi que j’ai compris, bien malgré moi, l’expression « importer le conflit israélo-palestinien ».

Lorsqu’il y a un conflit au Proche-Orient, on entend tout et n’importe quoi. À peu près à la même époque, j’avais organisé une soirée avec mes potes dans l’appartement de mes parents. On avait la vingtaine, on picolait, on dansait. Et mes voisins n’ont rien dit puisque j’avais pris la peine de les informer individuellement que j’allais profiter de l’appart vide. Vers deux heures du mat’, mes potes sont partis. Évidemment, ils étaient cuits et, en passant dans la cour, ils ont fait un boucan de tous les diables. Contre toute attente, le concierge de mon immeuble est sorti par la fenêtre. Puis il a hurlé : « Sales Juifs, rentrez dans votre pays ! »

On a tous dessaoulé, d’un coup. C’est où notre pays ? En Juiverie ? En Pologne, en Tunisie ou au Maroc, d’où nos grands-parents avaient été chassés ? En Israël, où l’on avait à peine foutu les pieds ? On était tous issus de la deuxième génération de la diaspora ; on était tous Français, nés en France. C’est où notre pays ? Le lendemain matin, avec la gueule de bois du siècle ; je m’apprêtais à porter plainte pour antisémitisme. Là, j’ai compris ce que ma mère me rabâchait depuis ma petite enfance.

Je dis souvent que je n’ai pas connu d’antisémitisme en France, que j’ai toujours eu un groupe de potes digne d’une pub Benetton. En vieillissant, je m’aperçois que mon cas n’est pas une généralité car il n’y a pas une seule et unique manière de ce que l’on appelle « être juif ». On n’est certainement pas le même Juif quand on grandit à Paris dans les années 1980 qu’à Toulouse en 2010.

Au début de ma carrière de journaliste, je couvrais pas mal de festivals de rap, pour Rap Mag, le magazine dans lequel je bossais. Avant une scène, je me retrouve avec le rappeur Youssoupha et sa clique pour faire une interview. On parle de musique, bien sûr, et je ne sais pas comment la conversation dérive. Sur les religions. On est six et on fait un tour de table « Et toi, t’es quoi ? » « Moi, je suis juive. » Trois longues secondes de silence. « Nan mais ça va – ça nous dérange pas. » J’ai explosé de rire. Hey, encore heureux !

Sarah Koskievic

https://www.vice.com/fr/read/grandir-en-france-en-etant-juive

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1 Comment

  1. Moi non plus, je n’ai jamais souffert directement de l’antisémitisme ambiant en France, même maintenant quand j’y retourne depuis mon nouveau pays, le Canada. Mais je devais le sentir, le deviner dans les expressions des ignorants (genre: il est juif mais c’est un bon médecin, bon avocat, etc …surtout au Québec)..car dans mon enfance (pendant la guerre, oui, je suis bien vieille), j’ai toujours porté mon Magen David et après affiché fièrement mon judaïsme pour prévenir les attaques insidieuses. Et aussi, frileusement, je ne parle plus d’Israel avec mes amis non-juifs.

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