Manuel Valls a affirmé, lundi 4 avril, que des groupes salafistes « sont en train de gagner la bataille idéologique et culturelle ». En expansion rapide, cette pratique autrefois marginale tente de s’imposer comme l’orthodoxie musulmane.
Que représente le salafisme en France ?
Présent en France depuis les années 1980 par le biais de la Ligue islamique mondiale, organisme basé à La Mecque et financé par le royaume saoudien, le salafisme wahhabite est un phénomène difficilement quantifiable. « Les services essaient de dénombrer les mosquées et salles de prière créées par des groupes salafistes, ou “déstabilisées” par eux après qu’ils ont renversé l’ancienne équipe dirigeante, ou encore “déstabilisables” et à ce titre surveillées par les renseignements territoriaux », explique un bon connaisseur de l’islam de France. Elles seraient environ 140 actuellement – le chiffre est très fluctuant – sur un total de 2 500 mosquées.
S’y ajoutent des écoles, souvent primaires, hors contrat, mais aussi des instituts privés d’enseignement de l’arabe et du Coran, des associations de soutien scolaire ou sportives… Des prédicateurs populaires – comme Nader Abou Anas, fondateur de l’association D’Clic, spécialisée dans la « da’wa », la prédication, se chargent également de diffuser la voie salafiste dans les mosquées ou sur Internet.
> À lire aussi : Islamiste, salafiste, takfiriste… Glossaire pour tenter d’y voir clair
Une partie de ces organismes fonctionnent en réseaux (« salafis de l’Est », « salafis du Sud », etc.). « Mais ce qui progresse le plus vite, c’est cette sphère de “salafisants”, composée de gens qui ne sont affiliés à rien mais qui n’en tiennent pas moins le même discours exclusiviste, refusant le contact avec les “kouffars” (NDLR : les mécréants) », constate Bernard Godard, ancien membre du bureau des cultes au ministère de l’intérieur et auteur de La question musulmane en France (Fayard, 2015). Des associations humanitaires, comme Baraka City, ou consuméristes, comme Al Kanz, sont considérées par plusieurs spécialistes comme proches de cette mouvance.
Quel est son substrat idéologique ?
Le mot salaf désigne les « pieux prédécesseurs », soit les premières générations de compagnons du prophète Mohammed. Le « minhaj », ou voie salafiste, vise d’abord à imiter le prophète de l’islam, jusqu’à reproduire son mode de vie sur le plan vestimentaire ou alimentaire.
Né en Arabie saoudite sous la forme du wahhabisme, le salafisme s’est diffusé partout dans le monde et présente désormais bien d’autres visages, y compris celui du djihadisme. Tous se caractérisent par l’extrême simplicité du message : « quelques règles de vie, aucune réflexion, une sorte de kit de survie en milieu sécularisé », résume l’historien Rachid Benzine.
Quelles que soient ses formes, le salafisme se distingue également par un discours de rupture, plus ou moins exclusiviste, et parfois violent. Rachid Benzine distingue cinq niveaux d’adhésion : « Il y a d’abord le “nous”, ensuite le “eux”, puis ce “eux” qui devient méprisable avant d’être un danger symbolique et, enfin, physique », justifiant alors le passage à l’acte violent.
> À lire aussi : Gilles Kepel : « Pour les salafistes radicaux, les chrétiens font partie des cibles légitimes »
Ce processus n’a toutefois rien d’automatique. Après les attentats du 13 novembre 2015, un groupe de « prédicateurs salafis francophones », imams ou conférenciers de Marseille, Toulouse ou Birmingham (Grande-Bretagne) a « condamné fermement ces actes abominables ». « On compte 13 mosquées salafistes à Marseille et assez peu de départs pour la Syrie », relève également un spécialiste. En revanche, à Sevran (Seine-Saint-Denis) comme à Lunel (Hérault), des groupes salafistes ont servi de relais pour encourager des jeunes à rejoindre les rangs de Daech. Reste aussi cette volonté des salafistes – a minima – de vivre entre eux, voire de rejeter tout contact avec la société « mécréante » environnante.
Le salafisme a-t-il « gagné la bataille idéologique et culturelle » ?
C’est en tout cas la conviction du premier ministre, Manuel Valls. « Les salafistes doivent représenter 1 % aujourd’hui des musulmans dans notre pays, mais avec leurs messages sur les réseaux sociaux, il n’y a qu’eux finalement qu’on entend », a-t-il affirmé en conclusion d’un colloque organisé lundi 4 avril à Paris par différents « think tanks » français et européens en réponse aux attentats de 2015. « Il y a une forme de minorité agissante, des groupes (salafistes) qui sont en train de gagner la bataille idéologique et culturelle », a-t-il ajouté.
Grâce à ses pétro-dollars et ses universités accueillant des étudiants du monde entier, le wahhabisme a indubitablement changé la donne au sein du monde musulman. « Alors qu’il était considéré à ses débuts comme une hérésie par les différentes instances du monde sunnite, il cherche à s’imposer aujourd’hui comme l’orthodoxie et est un candidat sérieux à ce titre aux yeux de nombreux musulmans, même lorsqu’ils n’y adhèrent pas », relève le frère Adrien Candiard, membre de l’Institut dominicain d’études orientales et qui prépare une thèse sur la conception de la vérité chez Ibn Taymiyya (1263-1328, figure de référence pour les salafistes, NDLR). Un constat partagé par Rachid Benzine. « Le salafisme est loin d’avoir gagné la bataille. Mais c’est vrai qu’il est de plus en plus efficace sur le terrain, et sa force est d’être porté par des jeunes », note-t-il, en reconnaissant « l’insuffisance de réponses à la hauteur ».
Tout en rappelant qu’ils ne représentent en France qu’un cercle de fidèles « restreint et étroit », Dalil Boubakeur, recteur de la Grande mosquée de Paris, déplore lui aussi la présence « publique, médiatique et même politique » des salafistes et leur prétention à « agir au nom des musulmans ». « Nous faisons ce que nous pouvons pour prévenir le danger », assure le président d’honneur du Conseil français du culte musulman (CFCM).
> À lire aussi : Face au salafisme, « la responsabilité est partagée »
Face à des salafistes parvenant à se présenter comme « plus musulmans » qu’elles, les institutions traditionnelles se retrouvent, de fait, en position de faiblesse. « Et empêtrées dans leurs contradictions : se targuant de promouvoir le véritable islam traditionnel, elles ne répondent pas aux questions posées par la modernité », constate Adrien Candiard, pour qui les musulmans autres que salafistes doivent montrer que « leur manière de vivre l’islam n’est pas seulement plus gentille ou plus conforme au mode de vie occidental mais vraiment plus musulmane ».
Quelle est la réponse des autorités ?
Au ministère de l’intérieur, on défend une ligne sur le fil : « fermeté à l’égard des discours radicaux et dialogue avec l’immense majorité des musulmans » de France. Quant au premier volet, 37 « prêcheurs de haine ou pseudo-imams autoproclamés » ont été expulsés de France depuis début 2015. Par ailleurs, 10 mosquées ou salles de prières ont été fermées.
En parallèle, l’instance de dialogue avec le culte musulman a tenu sa deuxième réunion, le 21 mars 2016. L’occasion pour le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve de rappeler que la France garantit la sécurité des lieux de prière musulmans (1 000 sont protégés par les forces de l’ordre), que le statut d’aumônier de prison a été revalorisé (60 postes ont par ailleurs être créés) et que l’État va développer encore les diplômes universitaires de formation « civile et civique » pour imams et aumôniers.
Reste que le gouvernement donne l’impression d’être tiraillé entre deux lignes, Manuel Valls représentant la plus sécuritaire. « On est dans une phase d’hyper répression mais c’est totalement inefficace, déplore la sénatrice UDI Nathalie Goulet, rapporteur de la mission d’information sur l’organisation, la place et le financement de l’islam en France. Bien sûr que le salafisme, avec sa philosophie rigoriste qui prône un rejet de l’altérité, véhicule des notions contraires à la République. Mais la vraie question, c’est comment en est-on arrivé là ? Pourquoi le salafisme gagne-t-il du terrain en France ? Pourquoi séduit-il des jeunes musulmans ? » « En plus de la critique interne à l’islam, la réponse sera forcément éducative et culturelle. Et elle sera longue », pronostique Rachid Benzine.
Pour le premier ministre, le voile asservit la femme
Au cours de son intervention sur le salafisme, Manuel Valls a tenu des propos très fermes sur le foulard islamique. « Ce que représente le voile pour les femmes, non ce n’est pas un phénomène de mode, non, ce n’est pas une couleur qu’on porte, non : c’est un asservissement de la femme », a lancé le premier ministre avant d’ajouter : « Il faut faire la distinction entre ce qu’est un voile, un fichu porté par les femmes âgées, et la revendication d’un signe politique qui vient confronter la société française ».
Anne-Bénédicte Hoffner et Flore Thomasset
Poster un Commentaire