En démontrant comment le régime de Vichy avait activement collaboré avec les nazis, jusqu’à devancer leurs demandes, Robert Paxton avait brisé le mythe encore vivace dans les années 70 d’une administration française engagée contre son gré dans la déportation. L’historien américain réédite aujourd’hui son second essai sur cette période trouble : Vichy et les juifs.
Fallait-il un historien américain pour éclairer enfin cette période trouble de l’histoire de France ?
Peut-être. Bien sûr, comme Américain je n’ai pas été élevé avec des idées préconçues sur Vichy. Mais si je suis arrivé à de nouvelles conclusions, c’est parce que j’ai regardé dans les archives allemandes.
Vichy et les Juifs est votre second livre sur cette période, publié pour la première fois en 1981. Pourquoi cette réédition ?
Car la question n’a pas disparu du débat public. J’ai d’ailleurs eu un débat avec Jacques Semelin (ndlr : historien français, auteur de Persécutions et entraides dans la France occupée ) qui arrivait à des conclusions un peu moins négatives sur l’attitude des Français. Je me suis rendu compte qu’énormément de travaux sur cette période ont été réalisés ces dernières années. Mais nous n’avons pas renié nos conclusions : Vichy a agi en toute indépendance, du moins au début, et sa politique de discrimination contre les juifs découle du choc de la défaite et des crises des années 30. Nous avons nuancé notre propos et analysé plus clairement le rôle de l’administration.
C’était une convergence d’intérêts
On a tendance à croire que ce sont les idéologues des années 30 qui ont créé cette politique antisémite. Mais c’est l’administration française qui l’a mise en place. Le tort de Vichy a été de vouloir préserver sa souveraineté en faisant le travail des Allemands. Ça arrangeait Hitler qui voulait que la France soit gérée par les Français afin d’économiser ses forces pour envahir l’Angleterre. C’était une convergence d’intérêts.
Donc la théorie selon laquelle Pétain collaborait a minima afin de limiter les dégâts et protéger les juifs de nationalité française ne tient pas ?
On ne voit rien de tel dans les premières années de l’Occupation. Au contraire : les premières mesures de discrimination adoptées par Vichy sont dirigées contre tous les juifs, français comme étrangers. L’idée de Vichy est de se faire une place dans l’ordre nouveau. Le premier train de déportés part de France en mars 1942. Vichy est ravi car depuis 1940 il essayait de persuader Berlin de reprendre les juifs étrangers réfugiés en zone non-occupée. Vichy a livré aux Allemands des juifs de cette zone où il n’y avait aucun soldat allemand ! En Hongrie ou Roumanie où l’antisémitisme était beaucoup plus virulent, on n’a pas vu de telles actions.
En 2010, la découverte d’un document annoté par Pétain avait prouvé qu’il a activement participé au processus.
Dans la 1re édition nous relevions que Pétain n’avait jamais rien dit publiquement contre les juifs car ce n’était pas son genre : le maréchal était quelqu’un de très discret. L’existence de ce document est étrange. Mais même sans lui nous avons dû constater que Pétain voulait réduire le rôle joué en France par les juifs. Son objectif principal était de maintenir l’action de l’État français, à n’importe quel prix.
Comment la population française réagit-elle ?
Au début il y avait beaucoup d’indifférence aux mesures de discrimination promulguées par Vichy. Fin 1941-début 1942, il y a même eu une résurgence d’antisémitisme avec la fuite des réfugiés en zone non-occupée. Les rapports des préfets font état d’une désapprobation quasi-générale. Et puis en juillet-août 1942 il y a les déportations – en zone sud aussi : il se produit alors un retournement de l’opinion attesté par les rapports des préfets. Il ne faut pas croire que ça date du début : ça remonte à l’été 42. Cela n’a pas suffi pour freiner le processus.
C’est le tournant de 1942 auquel vous consacrez un long chapitre.
La première politique menée par les nazis était d’expulser les juifs — y compris vers la France. Mais en 1942 la logique change et la politique d’expulsion est remplacée par une politique d’extermination.
Les autorités françaises le savaient-elles ?
À partir de l’été 42 on a des gens qui s’échappent des camps, des Allemands qui viennent témoigner à l’Ouest. Ils ne sont pas crus, ou partiellement. Ce n’est qu’avec l’ouverture des camps en 1945 qu’on a compris. Laval, avec les Allemands, avait établi une version officielle : les juifs étaient emmenés dans des camps de travail en Silésie. Mais les conditions de départ et le fait qu’ils emmenaient enfants et vieillards montraient que ce n’était pas pour travailler. Personne au pouvoir ne voulait savoir.
Les Allemands n’avaient jamais assez de forces
Laisser les clés aux Allemands, comme le gouvernement belge qui s’était exilé, aurait-il freiné les persécutions ?
Je suis convaincu que laissés à eux-mêmes les Allemands auraient fait beaucoup de dégâts mais les déportations auraient été moins nombreuses. La moitié des victimes sont parties en 1942 avec la participation de l’État français. Les Allemands n’avaient jamais assez de forces. En 43-44, il y avait 30 à 40 000 soldats dévoués à la chasse à la Résistance mais ils devaient laisser la plupart des autres tâches aux Français.
L’antisémitisme était-il une constante de l’époque ou s’est-il nourri des circonstances ?
J’ai tendance à croire qu’il a toujours été présent, avec des hauts et des bas. Il y a eu les années 20, quand l’affaire Dreyfus était close et que même des auteurs comme Barrès semblaient accepter certains juifs comme une composante de la société française. C’est un peu provocateur à l’encontre de mes compatriotes mais à l’époque la France était probablement moins antisémite que les États-Unis, où aucun grand professeur d’université n’était juif ! Mais en France, la décennie 1930 a été décisive avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler, la peur de la guerre, le Front populaire, l’impression d’un déclin national, l’idée d’une culture française menacée par les étrangers… Beaucoup de gens ont alors accepté des discours antisémites.
On parle actuellement beaucoup d’un retour de l’antisémitisme dans la société française.
Il est toujours présent mais le préjugé principal aujourd’hui est antimusulman. L’antisémitisme arrive loin derrière, appuyé sur la situation en Palestine. Je vois beaucoup plus de différences que de similitudes entre l’antisémitisme des années 30 et celui d’aujourd’hui. À l’époque il s’exprimait de manière très ouverte. Et aujourd’hui l’État agit vigoureusement contre de telles idées.
http://www.dna.fr/culture/2015/10/25/la-politique-antisemite-a-ete-mise-en-place-par-vichy
Limore Yagil :
« comment on n’a pas appliqué les lois de Vichy «
Vous accordez trop d’importance à un historien qui n’a étudié qu’une petite partie des archives de Vichy, qui a préféré étudier les archives allemandes, qui se limite uniquement à Pétain, alors que Vichy est un régime autoritaire, c’est à dire que l’on trouve différentes tendances, différents ministres et secrétaires d’état qui pratiquent cette politique de manière différentes.
Il faut regarder comment on n’a pas appliqué les lois de Vichy. Comment des étudiants juifs ont continué leur études, leur thèses de doctorat en dépit du statut des Juifs, comment des fonctionnaires juifs ont continué dans certaines localités leur travail de fonctionnaires, comment certains scientifiques juifs ont été protégés. Bref, Paxton réédite un livre qui ne fait plus recette, car comment expliquer que 220 000 Juifs ont eu la vie sauve et n’ont pas été déportés si Vichy a appliqué avec zèle sa politique antisémite ?
Je pense que je publierai prochainement un livre sur le sujet, mais pour l’heure il faut reprendre mes ouvrages pas seulement ceux de Semelin. J’ai étudié cette question du sauvetage des Juifs, des dérogations, de la non application des lois de Vichy, dans mes ouvrages:
Chrétiens et Juifs sous Vichy: sauvetage et désobéissance civile Cerf, 2005
La France terre de refuge et de désobéissance civile 1936-1944: sauvetage des Juifs, Cerf, 2010-2011, 3 tomes
Le sauvetage des Juifs dans l’Indre-et-Loire, Loire-Inférieure, Maine-et-Loire, Sarthe, Mayenne, 1940-1944, Geste éditions, 2014
Au nom de l’art 1933-1945: exils, solidarités et engagements, Fayard, 2015.
Est ce que Paxton connaît mes ouvrages ? Il ne les mentionne pas.
Cordialement
Limore Yagil
Professeur en Histoire, université de Paris IV-Sorbonne
Poster un Commentaire