Égypte : "80.000 juifs. Maintenant, vous pouvez enlever tous les zéros"

FEMMES DU MONDE – Vivre pour mourir. Vivre pour ne pas disparaître. Pas complètement. Pas tout à fait. Magda Haroun Silvera fait partie des dernières. Des dernières femmes de confession juive encore vivantes, en Egypte. Un fardeau, une responsabilité monstrueuse. Mais aussi un espoir, une volonté retrouvée et récente de ne pas finir comme les statues de Bamyan, en Afghanistan, détruites par des cinglés incultes. Il resterait donc huit Juifs sur le sol des pharaons. Huit femmes de 63 à 89 ans. Des survivantes. Des mortes-vivantes, dirait Magda. Magda-Haroun

« 80.000 juifs. Maintenant, vous pouvez
enlever tous les zéros »

Au cinquième étage d’un magnifique immeuble des années trente, au centre du Caire, à quelques encablures de la place Tahrir. Une fois dans l’ascenseur, il faut fermer les deux portes en bois avec précaution, sous peine de faire du sur-place. Idem en sortant. La grande Histoire abrite toujours la petite histoire. Celle de Magda va bien au-delà. Cette « Arabe, Egyptienne », comme elle le revendique haut et fort, est devenue, et bien malgré elle, la dépositaire de tout un peuple aujourd’hui quasi disparu, dans la nouvelle Egypte. « Eh oui, nous ne sommes plus que huit et je suis la plus jeune, dit-elle, d’une voix rauque de grande fumeuse. Dans les années 50, il y avait 20 millions d’Egyptiens et 80.000 juifs. Maintenant, vous enlevez tous les zéros ».

Etre différent

Comment en est-on arrivé là? Comment Magda, qui se fichait comme d’une guigne de ses origines confessionnelles, a-t-elle été amenée à se dresser comme porte-parole d’une communauté moribonde? Le hasard, le destin, la malédiction diraient certains. Ne pas avoir barre sur sa naissance, ne pas pouvoir contrôler son identité. Le challenge de cette femme de 63 ans qui ne cesse de répéter, « Je n’ai pas de vie, je n’ai plus de vie, ma vie ne m’appartient plus ». Magda est pourtant venue au monde le 23 juillet 1952, « en même temps que la République de Gamal Abder Nasser. » Sa maman est d’origine française mais née au Caire et son père est lui aussi né dans le pays. Il est avocat et très engagé en politique, notamment au parti communiste. La jeune fille, tout comme sa soeur, est élève au lycée français de la capitale cairote. A cette époque, la différence n’existe pas.

Les Juifs quittent peu à peu le pays

« On a commencé à se poser des questions à la fin des années 50 parce qu’il y a eu des cours de religion. Il y avait des cours sur l’islam et la chrétienté. Donc certains sortaient de classe, et d’autres non. Ma soeur et moi, on ne savait pas quoi faire, on ne se situait pas. Nos parents n’étaient pas pratiquants. Et la question juive ne fut jamais au centre des débats, à la maison ». Magda flotte. Se retrouve de facto en permanence, faute de pouvoir se placer sur l’échiquier de la religiosité. Le vide vient peu à peu. Les rentrées scolaires se dépeuplent. Des élèves, des familles entières partent. La jeune fille ne comprend pas trop. Jusqu’au départ de ses cousins. Il y a quelques explications dans cette famille où le mot est rare. Magda prend conscience de sa différence, de sa religion. Mais Magda flotte toujours.

Son père est « interné »

1967, la guerre, Israël. Magda parvient à passer son brevet. Elle commence enfin à mettre des mots sur la guerre. « On est rentrées un jour, ma soeur et moi, mon père se tenait là debout dans l’entrée, une petite valise à la main, et il est parti sans rien dire, si ce n’est que qu’il m’a rappelé que j’étais l’aînée, et que je devais prendre soin de ma mère et de ma soeur. » Les lettres arrivent toutes les semaines, la censure les a ouvertes, tout comme les « aérogrammes ». Son père est « interné » (emprisonné). « Mon père a toujours refuser de quitter l’Egypte, c’était son pays, il se considérait avant tout Egyptien. Lorsqu’il a été ‘interné’, je n’ai jamais été aussi violente physiquement et verbalement. » Les alertes, les sirènes, les descentes sous les escaliers et cette question lancinante: « Qu’avez-vous fait de mon père? » Magda ne flotte plus. « Après ça, c’est mon côté égyptien qui a pris le dessus. Etre juif en Egypte relève du dédoublement de la personnalité. » Elle se souvient des regards posés sur elle, qui ne ressemble pas à une Egyptienne, elle qui aurait imploré le monde pour être une autre. Elle qui encore aujourd’hui s’insurge à cause de son patronyme. « Silvera, qu’est ce que je fais avec ce nom! D’où vient-il, personne ne sait, mais porter un nom comme ça en terre d’islam… »

Magda et l’amour

L’université. 1972. Son père est à nouveau « interné ». « Parce qu’il était communiste. » A la faculté où elle poursuit des études d’architecte d’intérieur, personne ne connait sa religion. « Je ne rentrais toujours dans aucune case. » Mais tous les jeudis, elle rate les cours. Elle apporte de l’argent à son père qui est en prison. Il est finalement libéré, la nouvelle est inscrite noir sur blanc dans les journaux de l’époque, ses camarades la félicitent pour cet heureux dénouement, et découvrent sa religion. Elle s’en moque, Magda, de tous ces carcans, elle est jeune, elle tombe amoureuse, il est musulman. « Il vaut mieux que tu te convertisses, lui dit son père, parce que si un jour cela se passe mal, tu n’auras pas la garde de tes enfants. » Pragmatisme paternel, ce père justement qui lui aussi se moque de ces filiations confessionnelles. Mais d’autres ne l’entendent pas ainsi. « Il a fallu présenter un certificat de célibat que l’instance dirigeante juive a refusé de me donner. Mon père a fini par l’avoir auprès du ministère de la Justice. Allez comprendre. »

Trois religions réunies sous le même toit

Magda a en tête d’avoir des enfants très égyptiens. Surtout pas de différence. Manque de chance, l’une de ses filles est blonde aux yeux bleus. Logique retour de bâton, la fillette reviendra un jour hors d’elle de l’école, et insultera violemment sa mère sur ses origines juives. « Tu es différente », lui crache-t-elle, au visage. « J’avoue que j’ai commencé par la rosser et puis après j’ai cherché à comprendre. » La différence est douloureuse pour un enfant, Magda le sait. Mais elle est devenue peut-être un peu plus légère. Son deuxième mari est un Italien d’Egypte et catholique. « Nous sommes la seule maison dans tout le pays où les trois religions sont réunies sous le même toit. Donc pour nous, les fêtes religieuses se résument à un bon repas. Le premier jour du ramadan, on va chez ma soeur, le déjeuner de Noël se fait chez moi et les fêtes juives chez maman. »

Laisser une trace

« J’avais une vie normale. » Magda aime à le répéter. Mais depuis la mort de Carmen Weinstein, qui était la présidente de l’Association des Juifs d’Egypte, l’an dernier, rien n’est plus pareil. Magda s’est dit qu’elle se devait de partir en beauté. Qu’elle assumerait enfin cet héritage encombrant et qu’elle se battrait pour préserver les cimetières juifs, les synagogues. Et qu’elle s’occuperait des survivantes : ces huit petites vieilles qui sortent si peu de chez elles – ou, quand elles le font, elles rasent les murs, sous le soleil implacable de l’Egypte. Deux seulement ont des enfants, les autres sont veuves ou seules, jamais mariées. « Je réunis ces dames une fois par mois à la synagogue, afin de voir comment elles vont, de leur donner des médicaments et de la nourriture. Le gouvernement nous avait alloué une subvention de 200 livres égyptiennes par mois, qui a été arrêtée au moment de l’arrivée des Frères au pouvoir. » Ces premiers jours de la révolution, Magda n’en garde pas un bon souvenir. La peur, rien que la peur. Il lui faudra longtemps avant de descendre dans la rue.

Son père était un farouche anti-sioniste. Il se sentait profondément Egyptien. Au point de faire des choix cornéliens. « Ce n’est que dans les années 90 que j’ai appris que j’avais une deuxième soeur. En regardant les photos de famille chez ma tante. J’ai dit : tiens c’est moi, en double. » La vérité est ailleurs, elle réside dans les convictions d’un homme à l’intégrité morale hors norme. La soeur souffre d’une leucémie. Mais à l’époque, en pleine guerre contre Israël, la méfiance à l’égard des Juifs est à son comble. Le père de Magda obtient le droit de quitter le pays mais pas celui d’y revenir. Il choisit de rester, l’enfant meurt. Sa mère lui en a-t-elle tenu rigueur? « Pas que je sache, rétorque Magda. Ils étaient sur la même longueur d’onde. Elle avait un passeport français, elle aurait pu partir quand elle voulait. » Les parents de Magda ont creusé leur destin et ont placé la barre très haut. Leur fille s’en défend mais elle aussi d’une certaine façon, reprend le flambeau. Celui du courage et des traces. Celles qu’on laisse sur terre. « Quand on sera toutes mortes, je veux avoir sauvé la présence de notre religion, en Egypte. » Magda ne demande rien d’autre.

Karen Lajon, envoyée spéciale au Caire (Egypte) – leJDD.fr
http://www.lejdd.fr/International/Maghreb/Madga-Haroun-les-dernieres-juives-d-Egypte-744768
 

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