De toute évidence, l’Union européenne aurait dû restructurer la dette grecque quand l’excellent Antonis Samaras était encore au pouvoir, qu’on pouvait l’aider à y rester en échange des efforts que, contrairement à Tsipras, le Mélenchon local, il ne cessait de faire.
Pourquoi garder encore la Grèce en Europe, en dépit de l’absurde politique aujourd’hui menée par l’extrême gauche ? Parce que c’est culturellement si légitime que s’en priver serait malheureux, comme c’est un malheur de voir nos compatriotes juifs s’exiler vers Israël sous la menace de l’islamisme. Athènes et Jérusalem, villes symboles de deux peuples minuscules, pourtant à l’origine de créations sociales-historiques incomparables: d’un côté, la philosophie et la démocratie ; de l’autre, la conquête du Dieu personnel et la religion du livre, un modèle qui servira de matrice à l’islam autant qu’au christianisme.
Depuis l’aube des temps jusqu’à nos jours, la question n’a cessé de hanter théologiens, historiens et philosophes : quels liens, mais aussi et peut-être même surtout, quelles divergences entre Athènes et Jérusalem, entre philosophie grecque et religion juive, entre rationalisme démocratique et monothéisme de la révélation ? Ces interrogations ont suscité des milliers d’articles, d’ouvrages savants, de débats interminables. Tout dernièrement encore, Arte leur consacrait un documentaire conçu par P.H. Sarfati et J. Attali.
Selon Athènes et Jérusalem, le livre majeur de Leo Strauss, qui fut en Allemagne, dans les années 1920, l’élève de Heidegger aux côtés de Lévinas et d’Arendt, les deux mondes spirituels seraient inconciliables : « La civilisation occidentale, écrit-il, est composée de deux éléments dont les racines sont en total désaccord. Nous appellerons ces éléments Jérusalem et Athènes, toute l’histoire de l’Occident se présentant au premier abord comme une tentative de les harmoniser… Or ces tentatives furent condamnées à l’échec, chacune des deux racines du monde occidental ne tenant pour nécessaire qu’une seule chose. Pour le dire très simplement et quelque peu crûment : la seule chose nécessaire pour la philosophie grecque est une vie sous le signe d’une intelligence autonome, la seule chose nécessaire, selon la Bible, est la vie sous le signe d’un amour serviteur. » Les chrétiens, mais aussi les Juifs grecs, les Romaniotes, ont tenté bien des fois depuis Philon d’Alexandrie de concilier les deux univers, mais sans succès, Strauss a raison.
Du côté grec, en effet, on trouve le polythéisme, mais aussi le rationalisme, la démocratie, l’idéal de l’autonomie, l’immanence absolue de l’homme à la nature comme on le voit dans le mythe de Pyrrha et Deucalion, la version grecque du récit du déluge qui se termine par une réconciliation parfaite des humains avec la « belle totalité cosmique ». Chez les Grecs encore, les humains mortels vivent dans la proximité des dieux – qui ne cessent du reste de coucher avec eux et de leur faire des enfants. Enfin, leurs aventures se déroulent dans une histoire qui est cyclique à l’image des rythmes de la nature (succession des saisons, des jours et des nuits, de la pluie et du beau temps, etc.). De là l’héroïsme grec, qui ne se conçoit, comme l’avait vu Arendt, que dans l’optique d’une compétition entre le provisoire humain et l’éternel cosmique, la gloire permettant au héros d’échapper à l’empire de l’éphémère qui caractérise le commun des mortels.
Du côté du judaïsme, c’est presque partout l’inverse : la religion monothéiste et révélée plutôt que le polythéisme et le rationalisme ; la transcendance absolue de l’homme par rapport à la nature (comme on le voit dans le mythe du déluge, inverse du mythe grec), la transcendance non moins absolue de Dieu par rapport à l’humanité (on imagine mal le Dieu des Juifs couchant avec des mortelles comme Zeus avec Alcmène ou Sémélé), l’hétéronomie radicale d’une révélation qui ne se concilie guère avec l’exigence d’autonomie qu’implique la démocratie grecque, le tout dans une vision de l’histoire qui n’est pas cyclique, mais infinie, utopique et messianique.
Athènes et Jérusalem sont comme les deux réacteurs d’un avion nommé Europe qui a besoin de l’un et l’autre pour s’envoler. C’est de leur alliage improbable que provient ce que notre civilisation, celle du livre, du divin, de la liberté, des droits de l’homme, de la charité publique et de la philosophie, a de meilleur. Pour des raisons différentes, nous sommes en train de rompre avec ce double héritage et, dans cette rupture, nous risquons tout simplement de perdre notre âme.
Par Luc Ferry – Le Figaro
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