“Le Fils de Saul”, de László Nemes, vient de recevoir le Grand prix de ce 68e Festival de Cannes.
Mais que pense Claude Lanzmann, le réalisateur de “Shoah”, de ce film qui met en scène un Sonderkommando à Auschwitz ? Celui-ci s’exprime en exclusivité pour Télérama.fr.
« Vous savez, ressentir, là-bas… C’était très dur de ressentir quoi que ce soit : imaginez, travailler jour et nuit, parmi les morts, les cadavres, vos sentiments disparaissent. Vous étiez mort au sentiment, mort à tout. » C’est par ses mots qu’Abraham Bomba, membre d’un Sonderkommado, et « coiffeur » au camp de concentration de Treblinka (il était chargé de couper les cheveux des femmes juste avant leur extermination dans les chambres à gaz), répond à Claude Lanzmann dans Shoah. Ce témoignage, et au-delà, le film monument qui l’a immortalisé, ont été systématiquement évoqués par le Hongrois László Nemes comme l’une des sources majeures de son film : Le Fils de Saul, Grand prix de ce 68e Festival de Cannes.
Trente ans après sa sortie, Shoah reste la référence cinématographique absolue sur l’extermination des juifs d’Europe par les nazis. Pour raconter la vie quotidienne d’un Sonderkommando d’Auschwitz, László Nemes, lui, a choisi la fiction. Tout comme Steven Spielberg qui, dans La Liste de Schindler, abordait l’Holocauste via l’histoire vraie du sauvetage d’un millier de juifs par un industriel allemand, le jeune cinéaste raconte le parcours singulier d’un homme décidé coûte que coûte à enterrer son fils. Mais entre les deux films, la comparaison s’arrête là. « Le Fils de Saul, c’est l’anti-Liste de Schindler », tranche Claude Lanzmann, qui reprochait à Spielberg de « trivialiser » l’Holocauste en l’utilisant comme « un décor » .
Dix ans après la controverse, Claude Lanzmann, 89 ans, semble avoir enfin trouvé un héritier digne de lui, et de son œuvre de mémoire. Une légende cannoise prétend même que le père de Shoah — venu sur la Croisette pour voir Le Fils de Saul, exclusivement aurait murmuré à l’oreille de László Nemes, 38 ans : « Vous êtes mon fils ».
Pourquoi avoir voulu voir Le Fils de Saul,
vous qui avez écrit que toute représentation
de l’holocauste est impossible ?
Votre question est très étrange. Je ne suis pas un excommunicateur, ni un type qui condamne d’avance. On propose au festival de Cannes un film hongrois sur les commandos spéciaux d’Auschwitz, je n’ai aucune raison de ne pas le voir. Je n’ai jamais dit qu’il fallait refuser tous les films qui tentaient d’aborder ce sujet. Le Fils de Saul m’intéresse d’abord parce qu’il s’agit d’un film hongrois. L’holocauste pour les Hongrois a été quelque chose de très particulier. Cela a commencé tard, au printemps 1944, et les nazis ont liquidé 400 000 personnes en quelques mois. Dans Shoah, j’avais consacré de nombreuses scènes à la déportation des Juifs hongrois, notamment à travers les témoignages des évadés d’Auschwitz, Rudolf Vrba et Alfred Wetzler. Par ailleurs, un ou deux amis qui avaient pu voir Le Fils de Saul avant sa projection à Cannes m’avaient encouragé à le voir.
Qu’avez-vous pensé du film ?
“Ce que j’ai toujours voulu dire quand j’ai dit qu’il n’y avait pas de représentation possible de la Shoah, c’est qu’il n’est pas concevable de représenter la mort dans les chambres à gaz”
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Vous avez écrit qu’il y a deux façons d’aborder l’holocauste : la reconstitution ou l’invention d’une forme nouvelle. Pensez-vous que Le Fils de Saul propose « une forme nouvelle » ?
László Nemes a inventé quelque chose. Et a été assez habile pour ne pas essayer de représenter l’holocauste. Il savait qu’il ne le pouvait ni ne le devait. Ce n’est pas un film sur l’holocauste mais sur ce qu’était la vie dans les Sonderkommandos. Une vie relativement très courte. Il s’agit de Sonderkommandos hongrois, arrivant avec les convois de juifs hongrois. Ils vivaient des expériences épouvantables. Tous étaient condamnés à terme, les nazis les liquidaient régulièrement, et les membres du Sonderkommando le savaient parfaitement. Ce que j’ai toujours voulu dire quand j’ai dit qu’il n’y avait pas de représentation possible de la Shoah, c’est qu’il n’est pas concevable de représenter la mort dans les chambres à gaz. Ici, ce n’est pas le cas. Le réalisateur s’intéresse à ces commandos spéciaux chargés de la tâche atroce de forcer d’autres Juifs à se dévêtir, à laisser leurs vêtements puis à entrer dans les chambres à gaz. A Auschwitz, dans les chambres à gaz des crématoires 2 et 3, on faisait rentrer plus de 3 000 personnes à la fois, hommes, femmes, enfants. On les comprimait à coup de matraques jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un mètre de libre entre eux. On fermait les portes avant de jeter par les ouvertures des cristaux de Zyklon B. Soudain, tous commençaient à étouffer. Le gaz montait de bas en haut. Plus il était au ras du sol, plus il était efficace. C’est pourquoi, cherchant à échapper à cette horreur, les déportés se montaient les uns sur les autres pour essayer de respirer. Vous comprenez ? Les pères écrasaient leurs enfants sans même savoir qu’ils leur marchaient dessus. Tout cela est parfaitement décrit dans Shoah par Filip Müller, l’un des membres du Sonderkommando d’Auschwitz. Les gens étaient nus. Mouraient dans le noir, sans avoir la connaissance de leur propre mort. Ils ignoraient même où ils étaient parce qu’on les tuait deux heures après leur arrivée. Auschwitz, ils n’en avaient jamais entendus parler. Tel était le véritable enfer des chambres à gaz.Comment pourrait-il être reconstitué ?
Spielberg l’avait tenté dans La Liste de Schindler…
Oui. J’aime beaucoup Steven Spielberg et ses films mais quand il a réalisé La Liste de Schindler il n’a pas suffisamment réfléchi à ce qu’était le cinéma et la Shoah, et comment les combiner. Le Fils de Saul est l’anti-Liste de Schindler. Il ne montre pas la mort, mais la vie de ceux qui ont été obligés de conduire les leurs à la mort. De ceux qui devaient tuer 400 000 personnes en trois ou quatre mois. C’était tellement énorme que les fours crématoires n’y suffisaient pas. Ils se bloquaient et se retrouvaient inaptes à remplir leur fonction. Les nazis avaient alors décidé de s’en passer et de creuser, autour des fours, des fosses, dans la terre même. Les nouveaux convois qui arrivaient étaient directement conduits dans les fosses. Le film de László Nemes montre cela, à plusieurs reprises : des corps nus tirés et entassés dont on peut deviner ce qu’ils sont, à la condition de connaître l’Histoire.
Au moment de Shoah, aviez-vous connaissance des Voix sous la cendre, le livre de témoignages dont László Nemes dit s’être beaucoup inspiré ?
Evidemment que je le connaissais. C’est un livre connu depuis très longtemps, écrit par les membres des Sonderkommandos hongrois d’Auschwitz alors qu’ils préparaient leur révolte. Ils ont voulu laisser une trace. La nuit, ils glissaient leurs manuscrits écrits en yiddish dans des bouteilles et les enterraient très profondément dans la glaise autour des crématoires. Certains ont été retrouvés plusieurs années après la libération du camp, et d’autres encore beaucoup plus tard. Contrairement à celle de Sobibor, dont j’ai fait un film, la révolte d’Auschwitz a tragiquement échoué. Tous les révoltés ou presque ont été tués ou se sont noyés en fuyant. László Nemes a bien fait de s’inspirer de ce livre.
http://www.telerama.fr/festival-de-cannes/2015/claude-lanzmann-le-fils-de-saul-est-l-anti-liste-de-schindler,127045.php
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