Lorsque le président du CRIF a déclaré le 23 février dernier que « l’antisémitisme est le fait d’une minorité de jeunes musulmans », on a frôlé l’incident diplomatique heureusement dissipé, dès le lendemain, par la contribution bienveillante de l’Elysée.
« Ce sont des déclarations irresponsables et inadmissibles » a rétorqué le CFCM trop heureux d’y trouver là une occasion de plus de hurler à l’islamophobie dans un grand coup d’éclat médiatique. On met à l’épreuve « l’esprit de janvier », nous a-t-on dit, lequel se résume à deux formules consacrées par le nouveau credo républicain : « pas-d’amalgame » et « Vivre-ensemble ».
Sous prétexte « de dialogue, de réconciliation et d’apaisement », il est désormais interdit de prononcer certains mots. Peu importe la réalité qu’ils recouvrent, ces mots fâchent parce qu’on ne veut pas les entendre. Or, quand on est empêché de dire la vérité, on est conjointement condamné à ne pas la voir.
Soucieux de « pacifier les esprits », et donc de chasser les divergences ̶ et les vérités qui blessent ̶ , le CRIF ne serait-il pas tombé dans un piège qu’il s’est lui-même tendu ?
Un appel ‘’Vivons ensemble’’ est lancé dans la presse à l’initiative du CRIF le 10 avril 2014, après la victoire électorale du Front national aux élections municipales. Parmi les signataires, figurent de nombreux représentants politiques, syndicaux et religieux dont … Dalil Boubakeur, président du CFCM. En novembre 2014, le CRIF organise une 5ème Convention nationale pour « lutter contre les fractures de banlieue, favoriser la place des religions dans l’apaisement social, relever les défis de la société plurielle, faire une pédagogie publique, restaurer la fraternité. » Il s’agit de « donner du sens et impulser les initiatives, (…) partager des expériences, des acquis, des réflexions et interroger les acteurs de terrain. »
Sages et utiles contributions au débat d’idées et au progrès social ? Ou cocktail de bons sentiments peu adaptés à l’urgence du moment, c’est-à-dire à la haine antisémite qu’il faut combattre sans transiger ni complaire ?
Une certaine incompréhension, teintée d’ironie et d’amertume, s’est diffusée à cette occasion dans la communauté juive. Beaucoup ont signifié, avec virulence parfois, un ras le bol du catéchisme moralisateur ambiant. Les juifs de France demandent des actes qui ne peuvent se traduire que par la fermeté et l’exigence. Quand le Vivre-ensemble parlemente et négocie ‘’pour éviter le pire’’, il ne montre que faiblesse et impuissance, et suggère le mépris. Et le pire est déjà là.
Un piège identitaire
En Juin 2014, la Convention Citoyenne des Musulmans de France pour le Vivre ensemble, organisée par le CFCM, a rédigé une Déclaration solennelle de 19 articles. Les deux premières pages du préambule donnent le ton : les mots ‘’musulman et islam ‘’y sont écrits trente fois, le mot ‘’république’’ n’est mentionné que trois fois.
On y parle d’ « une identité culturelle et religieuse authentique dans la liberté et dans le cadre des institutions. (…) La communauté musulmane de France affirme son identité, sa culture et sa religion. (…) [dans un] mouvement de renouveau et de reviviscence de la pensée religieuse de l’Islam. (…) Quotidiennement, les jeunes musulmans (…) nourris de leurs références religieuses et culturelles authentiques, s’affirment pleinement comme citoyens du troisième millénaire. »
Ici, l’affirmation sans contraintes fait fi des atermoiements existentiels et autres interrogations subtiles. Le ton impérieux exige des droits et une place légitime dans la société. Le fait religieux n’est pas une question qui se pose, mais une réponse qui fait loi. Le particularisme assumé et ‘’l’authenticité identitaire’’ ne sont en rien, affirme-t-on, contradictoires avec la République ni même avec la laïcité.
« Que penseraient Cabu, Charb et les autres de la place prise par les religions dans le débat sur le vivre ensemble en république laïque ? » (La Voix du Nord, 24 février).
Il y a de quoi être sceptique quant à la définition que chacun donne à cette notion du Vivre-ensemble, captive de nombreux malentendus. Même la gauche, qui promet d’être présente et rassemblée à la manifestation contre le racisme du 21 mars prochain, montre une certaine circonspection.
Vendredi 6 mars se tenait à la Bourse du Travail de Saint-Denis un rassemblement communautariste musulman « contre l’islamophobie et le climat de guerre sécuritaire ». Y participaient des associations « perçues comme porteuses d’un islam politique » telles que L’UOIF, le CELA (pour l’abrogation de la loi de 2004 sur le voile islamique) ou Présence musulmane (proche de Tarik Ramadan). Prudemment, quelques partis de gauche, dont le PG, ont préféré décliner l’invitation.
L’appel a toutefois été relayé par les écologistes, le PCF et le NPA qui soutiennent que « demander aux musulmans d’être ‘’irréprochables’’ est du ‘’racisme d’Etat’’ qui divise les citoyens. (…) Nous voulons rompre avec ce regard méprisant et colonial des uns sur les autres » ont écrit les (euro-) députés Eva Joly, Yannick Jadot, Karima Delli ou Sergio Coronado (Huffington Post).
On invente des mots et on en interdit d’autres.
Pour lutter contre les fractures sociales à la française, le concept du Vivre-ensemble est sorti du chapeau sans fond de l’imaginaire politique. A contrario, les mots interdits frappés d’excommunication médiatique ont été mis à l’index par la pensée unique, la bobo-novlangue et la ‘’correct attitude.’’
François Hollande lui-même a été invité à « s’élever au-delà de mots » après avoir malencontreusement prononcé une autre formule qui a heurté plus d’un journaliste : ‘’Français de souche’’.
La polémique, habilement entretenue par la presse, s’est rapidement dissipée comme d’habitude, dans la confusion, et l’embarras.
En 2012, nous disait déjà Alain Finkielkraut à la suite des crimes de Merah, les journalistes n’ont pas fait d’enquête dans les banlieues. Ils se sont dispensés de savoir (et de faire savoir) ce qui y était dit et comment ces crimes étaient perçus. Ils ont délibérément négligé de rendre compte de l’antisémitisme pro-palestinien très populaire dans cette population arbitrairement qualifiée de ‘’victime de la société ‘’. Bref, les médias n’ont pas fait leur boulot, celui d’informer en toute objectivité. « En France, l’espace de la parole acceptable ne cesse de se rétrécir et c’est aussi l’espace de la réalité acceptable qui se réduit. » (Conférence à l’institut français de Tel Aviv, juin 2012).
Muette et sélective, la presse n’a rendu compte que d’une réalité réductrice au nom d’un propos non stigmatisant et excluant.
« Distinguer c’est discriminer (…) nommer c’est désigner, désigner c’est amener à être. Aujourd’hui, lutter pour l’indistinction est le seul credo admissible. (…) Donc, nous dit encore Alain Finkielkraut, la communauté rêvée du Vivre-ensemble, c’est la fosse commune : on enterre ceux qui étaient là avant, pour éviter d’exclure ceux qui sont venus après. » (RCJ, L’esprit d’escalier diffusé le 1er mars 2015)
Le Vivre-ensemble est aujourd’hui une thématique à la mode, conjuguée pour mieux séduire ( »Vivons ensemble ! »), transformée depuis longtemps en slogan simpliste, mais aussi en instrument de pouvoir et d’intimidation. C’était à l’origine une belle formule, empreinte avant tout d’égalité et de mixité, socle essentiel de l’éthique républicaine.
Les multiples politiques de la ville menées depuis vingt ans n’ont eu de cesse de vendre à l’envie, et la mixité sociale, et l’égalité citoyenne, et la diversité de peuplement. Qu’en reste-t-il ? Un cruel désenchantement face à la réalité avérée de quartiers séparés et repliés sur eux-mêmes, et ce malgré des programmes immobiliers divers et des projets nobles de gentrification de l’habitat pauvre.
La ville traduit ce que notre société est devenue : une juxtaposition d’ « entre-soi » clairement distincts les uns des autres. « La mixité n’est pas au rendez-vous. (…) Un paradoxe qui confine à l’hypocrisie » (Slate.fr, 7 mars 2015).
La mesurette dérisoire de la carte scolaire annoncée le 5 mars dernier par le premier ministre, ne changera pas grand-chose à cette regrettable ‘’politique de peuplement ethnique’’.
Une cécité idéologique perdure, au prétexte du Vivre-ensemble comme le montre, une fois de plus, une récente proposition de loi avalisée par le président de la République et la garde des sceaux.
Sous prétexte de lutter contre le racisme, cette future loi prévoit de donner à un groupe de personnes la possibilité de porter plainte collectivement pour discrimination (Figaro, 5 mars 2015).
« Ce type de ‘’Class-action’’ à l’américaine ouvre la porte à toutes sortes de dérives et manipulations » qui intronisent dans le droit pénal un critère d’identité ethnique et raciale dont pourraient se prétendre des associations, groupes et collectifs agréés par l’Etat. « Les plaignants devront donc se définir en fonction de leur appartenance ethnique pour se constituer en groupe » nous dit Laurent Bouvet, directeur de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation Jean-Jaurès, alors même que la différence raciale et les statistiques ethniques en France n’existent pas ! (Entretien avec Laurent Bouvet, Figaro Vox, 5 mars 2015).
L’argument facile du Vivre-ensemble aboutit trop souvent à une logique de l’impasse qui complique les situations au lieu de les résoudre. A moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’une excuse bien utile pour déguiser à longueur d’échecs politiques, pas mal de crédulité, et beaucoup d’autosatisfaction.
Le Vivre-ensemble apparait de plus en plus comme un piège qui bâillonne les esprits libres et verrouille les critiques. C’est bien dommage. Car cette belle idée était conçue d’abord comme une chance inouïe, solidement attachée à un idéal d’unité fraternelle et humaniste. Une chance qu’on n’a pas su saisir.
Un besoin de fraternité et de ‘’sacré partageable’’
Jamais autant, dans notre société conflictuelle et fracturée, « un besoin de fraternité » ne s’est révélé si prégnant. Parce que nous sommes confrontés à une « concurrence des sacrés (…), il nous faut proposer un sacré partageable » nous dit le philosophe Abdennour Bidar. « Comment cultiver le sens de l’Autre dans une société multiculturelle si les gens ne côtoient que des individus qui leur ressemblent ? » (Figaro Vox, 20 février 2015).
« On a perdu la notion des distances, on ne sait plus ce qui est loin et ce qui est près » nous dit encore le Grand Rabbin de Bruxelles, Alain Guigui.
Autrefois, bien avant la télé satellite et internet, l’iPhone et Skype, la relation sociale, solidaire et structurante, s’exerçait directement, sans entrave ni intermédiaire. Aujourd’hui, l’espace planétaire crée à des milliers de kilomètres de distance, des connexions artificielles entre les individus. Réduit à sa plus simple expression, l’échange est virtuel, non dénué de solitude et d’isolement.
Dans sa chambre ou son salon, et derrière son écran, le jeune mais aussi l’adulte, est plus vulnérable et infantilisé par la vision édulcorée ou déformée qu’il a désormais du monde. Le temps court fait loi, précipite chacun dans la quête infinie et frustrante de l’immédiat. L’information a remplacé le savoir, les moteurs de recherche ont ringardisé les livres, les dépêches, SMS et autres gazouillis (tweets en anglais) sont la nouvelle grammaire de la pensée faible.
Plus de place au doute ni à l’inconnu. L’avenir appartient à ceux qui ne se posent pas de questions. Du moins en apparence. En fait, l’avenir fait peur, il est même source d’une angoisse métaphysique qu’on a peine à avouer et comprendre. Dans un tel contexte, « le religieux, qui transcende le temps et l’espace, est une source de stabilité, rassurante et immuable. » (Grand Rabbin de Bruxelles, Albert Guigui, Le Vif.be, 6 avril 2012).
Sans repères éthiques et culturels, chacun est livré à ses propres tentations, y compris les pires. C’est pourquoi, pense-t-on, le Vivre-ensemble permettrait de reprendre en main ces repères perdus, et de retisser le lien entre le besoin renouvelé de spirituel, et la lutte acharnée contre le fanatisme.
Par souci « de tolérance et d’exemplarité » le Vivre-ensemble s’attacherait donc à redéfinir un mieux vivre commun, c’est-à-dire un ‘’ vivre avec’’.
Avec qui ? Avec ceux qui, étant la fois français et différents, ont besoin de se reconnaître et de se retrouver dans une France qui n’a pas à les ‘’intégrer’’ mais qu’ils doivent eux-mêmes ‘’adopter’’. Ainsi, nous dit Gaye Petek, chargée de mission au Haut conseil à l’intégration, « pour faire aimer la France à ces populations venues d’ailleurs, il faut être dans une démarche pédagogique, parler des valeurs qui sont les nôtres mais aussi de la France que ces nouvelles populations peuvent aimer, palper et sentir, c’est-à-dire une France qui leur ressemble » (La culture contribue au mieux vivre, 30 août 2013).
C’est dans cet objectif que, depuis 2004, une « Mission Vivre ensemble », a été mise en place par le Ministère de la Culture et de la Communication.
Ce projet commun à une trentaine d’établissements culturels vise à « aller à la rencontre des publics ‘’fragilisés’’ peu familiers de l’expression artistique et ainsi lutter contre les discriminations sociales. » Pour « démocratiser » les biens culturels, les musées travaillent en étroite collaboration avec des ‘’relais’’. Ces relais sont des éducateurs, des animateurs, des formateurs, des associations autrement dit des acteurs sociaux qui contribuent à expurger le bien culturel de son épouvantable image d’élitisme patrimonial …
Dix ans après, la mission est-elle réussie ? Les jeunes de banlieue vont-ils plus souvent au musée ? Se reconnaissent-ils dans la culture qu’ils y trouvent ? Que pensent les femmes voilées de ces corps nus qui s’exposent ? A l’heure où les notions telles que sacrilège et blasphème réinvestissent les esprits au lieu d’en être définitivement chassées, il y a de quoi être sceptique.
Loin de sortir du champ social, la culture a été mise au service de celui-ci, au risque de perdre sa finalité essentielle : être au-dessus des clivages et des opinions ; et pourquoi pas choquer, surprendre, déranger, bousculer les habitudes et les convictions. Par nature, l’art est fait pour sortir du cadre et non pour chercher absolument à y entrer.
Parce qu’elle s’est laissé enfermer dans un carcan de principes, dont celui de ne pas froisser les susceptibilités religieuses et communautaires, l’expression culturelle s’y retrouve prise au piège. Après des siècles d’émancipation, la voilà soumise aux ‘’mesures préventives’’.
Par ‘’mesure préventive’’ contre les risques d’attentat islamiste, de nombreuses manifestations culturelles et populaires ont été annulées ou retoquées depuis les attentats de janvier 2015.
Une exposition à Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine), qui rassemblait dix-huit femmes artistes, s’est ainsi transformée en épouvantable fiasco.
L’œuvre de Zoulikha Bouabdellah, intitulée ‘’Silence’’, montrait des tapis de prière sur chacun desquels était posée une paire d’escarpins. Déjà exposée à Paris, Berlin, New York, ou Madrid, jamais une quelconque polémique n’avait jusque-là été soulevée (Le Monde, 28 janvier 2015).
Mais sous la pression menaçante d’une association musulmane, le maire PS de Clichy-la-Garenne ̶ Gilles Catoire, d’ailleurs absent au vernissage ̶ a immédiatement demandé le retrait de cette œuvre, tout en ne souhaitant pas ébruiter l’affaire. Par solidarité contre la décision unilatérale de l’édile peu scrupuleux, de nombreux artistes ont fait à leur tour retirer leurs propres œuvres. « Décrocher, c’est abdiquer » ont-ils dit, scandalisés par le règne « de l’autocensure et de la peur. »
L’exposition, prévue initialement jusqu’au 26 avril, a fermé ses portes une semaine après son inauguration, le 3 février.
‘’Femina » était une belle exposition montrant la création artistique à travers le rapport des femmes artistes à l’histoire de l’art et aux chefs d’œuvre classiques. L’annulation de cet événement est ni plus ni moins une défaite.
Pour Philippe Val, ancien patron de Charlie hebdo, « la bataille est perdue (…) Les terroristes ont gagné » (entretien à la télévision suisse RTS).
« La culture s’autocensure (…) La vague d’attentats à Paris a poussé des festivals, des musées ou des salles de cinéma, à retirer des œuvres jugées sensibles. » (Libération, 29 janvier 2015).
Autre exemple : la pièce de théâtre ‘’Lapidée’’ prévue en janvier dernier à Paris, dans un petit cinéma-théâtre du 18ème arrondissement, n’a été jouée que trois fois au lieu des trente annoncés. L’intrigue se déroule au Yémen et y dénonce avec tact la condition de la femme. « Par souci de décence », elle a été reportée aux calendes grecques.
Quand on parle de décence, la culture prend froid pendant que les pudiques se couvrent. Que penserait monsieur de Voltaire d’une telle ‘’couverture’’ ?
Producteurs, directeurs, élus et mêmes artistes, beaucoup se soumettent bon gré mal gré à un diktat invisible et liberticide qui tue l’espoir d’un meilleur lien social au lieu de le faire naître.
Sous prétexte de ne pas offenser les musulmans, partout des œuvres sont censurées. Il y a « un risque de lâcheté. (…) Le courage politique manque terriblement. C’est une attitude indigne de la France. » (Sophie Coignard, Le Point, 9 février 2015).
Par peur de stigmatisation, d’exclusion, de discrimination, ‘’ par respect pour tous les publics’’, notre modèle culturel cède le pas et souffre. Et nous le regardons se débattre, mi-témoins, mi-complices.
Notre société, nous dit Michel Onfray, souffre de la décomposition d’un modèle intellectuel et occidental qui ne fait plus rêver, et qui tombe en lambeaux face à un « islam planétaire » qui se bat pour ses valeurs et propose une spiritualité que nous sommes incapables de retrouver et défendre dans notre propre culture. Dépossédé de tout idéal par le règne de l’individualisme et du consumérisme, nous voilà face à « l’horizon indépassable du progrès post-moderne. » (Chronique mensuelle de Michel Onfray, n°118, mars 2015)
« Le vivre ensemble n’existe plus (…) Nous avons poussé l’adoration de l’autre jusqu’à la détestation de nous-mêmes (…) Nous sommes dans une guerre idéologique.» (Eric Zemmour, Nice-matin, 4 février 2015).
Jean-Paul Fhima
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