Entre le départ et le communautarisme,
il existe une troisième voie :
celle d’un judaïsme ouvert sur la cité.
La France souffre d’une grave crise démocratique qui provient en grande partie du fossé qui s’est creusé entre les élites politiques et économiques d’une part et ce qu’il est désormais convenu d’appeler « le peuple » d’autre part. Dans ce contexte, les Juifs apparaissent aux yeux de beaucoup comme l’incarnation d’un groupe ayant des droits supérieurs et/ou d’autres préoccupations que les citoyens de base. Cette idée prospère notamment sur les réseaux sociaux et se répand à coup de vidéos outrageantes. Ainsi, derrière la dénonciation d’une gouvernance politique à la fois verrouillée et coupée des réalités, il se diffuse chaque jour davantage une haine des Juifs présentés comme la figure moderne des élites.
Outre cet antisémitisme « viral » qui se développe à la marge du champ politique, les déclarations de Jean-Marie Le Pen promettant une « fournée » à Patrick Bruel démontrent une fois de plus combien le Front National – désormais devenu un acteur incontournable du système politique – s’appuie sur des fondements antisémites. La faible condamnation de Marine le Pen – dénonçant seulement une « faute politique » qui viendrait donc seulement affaiblir sa stratégie de « dédiabolisation » – montre que ce parti n’a pas changé. Aussi, peut-on toujours constater l’existence d’un vieil antisémitisme, un antisémitisme « traditionnel » qui trouve certaines des racines dans l’anti-judaïsme catholique.
Ces antisémitismes du verbe et de l’image seraient sans importance s’ils ne trouvaient pas un prolongement dramatique dans le réel. Dans certains quartiers populaires – et dans les transports -, les Juifs de France sont régulièrement insultés et agressés, des institutions « communautaires » (des synagogues et des écoles) sont également attaquées… Une sorte d’antisémitisme du quotidien qui rend la vie impossible, tant cela oblige finalement à être sans arrêt sur le qui-vive. Mais c’est aussi un antisémitisme banalisé devant lequel nombreux sont les Juifs – et les non-Juifs – à ne plus réagir.
Ces faits sonnent comme une illustration de la libération de la parole et/ou de l’acte anti-Juif qui ne cessent de se multiplier comme en attestent les statistiques récentes. Ce climat de banalisation de l’antisémitisme préfigure nécessairement des passages à l’acte violents et possiblement meurtriers. Si les membres du « gang des barbares » ont choisi de kidnapper Ilan Halimi, c’est parce qu’il était juif. Dans leurs esprits, les Juifs sont nécessairement riches. Comme dans la tête de ceux qui ont commis cette effroyable agression à Créteil tout à fait dernièrement. Il ne faut donc jamais cesser de combattre ces vieux stéréotypes – tels que « Juif = argent » – si on souhaite améliorer cette situation intolérable.
L’antisémitisme prend même un tour tragique lorsque des jeunes quittent leur « cité » pour s’entraîner au « djihad » en Syrie ou ailleurs et qu’ils reviennent avec l’idée de passer à l’acte terroriste, d’abord contre les Juifs. La tuerie de Toulouse en 2002 ou, deux ans plus tard, celle de Bruxelles illustrent parfaitement le nouveau danger encouru par les Juifs de France en particulier, les Juifs d’Europe en général.
Frappés par la haine, les Juifs de France prennent peur. Certains d’entre eux – visiblement de plus en plus nombreux – ne parviennent plus toujours à s’inscrire dans les destinées d’un pays qu’ils ont de plus en plus de mal à comprendre, quel ils peinent à s’identifier. Résultat : les promesses de départ vers l’étranger (en Israël, mais pas seulement) augmentent très significativement. Partir est-elle la solution pour les Juifs de France ? N’est-ce pas en partie « valider » les différentes stratégies antisémites ?
Au contraire,
ne faut-il pas continuer à s’inscrire
dans la vie de la « cité »
de notre belle et grande Nation ?
Au tout nouveau Collège Alliance ENIO, dans le sillage d’Emmanuel Lévinas – directeur de cette école pendant plus de trente ans après la Seconde Guerre mondiale -, nous souhaitons proposer cette alternative : rester en France, pour y construire sa vie, et y éduquer ses enfants.
Mais dans ce cas pourquoi choisir de les inscrire dans une « école juive » ? Il s’agit bien sûr de garantir la sécurité des élèves juifs qui sont de moins en moins « tranquilles » dans les écoles publiques où ils sont trop souvent « embêtés » ; mais une autre raison est tout aussi impérieuse : il est très important d’éduquer nos enfants dans une perspective parfaitement républicaine et qui permette en même temps de connaître – voire de renforcer – son identité juive. Entre le communautarisme qui signerait un repli sur soi dangereux et contre-productif et le républicanisme qui souhaiterait effacer les appartenances particulières, il existe une troisième voie : procéder à l’alliance entre les valeurs juives et les valeurs républicaines. Apprendre un judaïsme ouvert sur la cité et transmettre une citoyenneté respectueuse des traditions juives.
Voici ce qu’Emmanuel Lévinas enseignait, dès 1955, à propos de l’ENIO : « La marque particulière de l’école consiste à détruire dans l’âme de l’adolescent, la fausse idée d’après laquelle le monde moderne que représente pour lui la France, renie la civilisation millénaire juive que l’élève a connu chez lui (…). » La pensée et la pratique juives sont donc depuis toujours parfaitement compatibles avec l’idéal républicain. L’« école juive » doit être une école républicaine qui offre la sécurité à ses élèves et cherche à les instruire sur leur identité juive dans le respect des valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité mais aussi de laïcité qui fournissent le socle de notre « communauté des citoyens ». Aujourd’hui, plus que jamais, il est fondamental de tenir les deux bouts : être Juif, en France, et, en même temps, citoyen éclairé.
par Eric Keslassy
Poster un Commentaire