L’origine des Juifs en Afrique du Nord, entre légende et réalité Par Yigal Bin-Nun

Je commence par les conclusions.

• Les Juifs d’Afrique du Nord ne sont pas des descendants des tribus berbères converties au judaïsme comme l’affirme Ibn Khaldoun
• Les Juifs d’Afrique du Nord ne sont pas arrivés directement d’Israël comme réfugiés ou comme déportés.
• La majorité des Juifs d’Afrique du Nord sont des descendants d’Africains hellénisés convertis individuellement au judaïsme.
• Al Kahina, l’héroïne de la rébellion berbère contre le colonisateur arabe, n’était ni juive ni chrétienne.
Je ne développerai dans cette conférence que le troisième point, ci-dessus, le reste sera détaillé dans d’autres articles.

LES JUDÉÉNS HELLÉNISÉS

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Phénicien fondateurs de Carthage.

Pour des raisons apologétiques, certains historiens ont préféré anticiper la date d’arrivée des Juifs Afrique à l’époque de Salomon ou aux Phéniciens, fondateurs de Carthage. Il me semble dérisoire de réfuter cette hypothèse étant donné la différence entre le culte hénothéisme israélite monarchique et la religion juive tardive. On devrait plutôt chercher l’origine des Juifs d’Afrique du Nord hors d’Israël au troisième siècle avant n.e. à Alexandrie en Égypte, nouvelle cité culturelle qui attira beaucoup de Judéens hellénisés. Cette diaspora n’a été ni déportée ni expulsée d’Israël. Elle n’est due qu’à une surpopulation et à un attrait vers de nouveaux centres culturels et économiques.
Avant la Grande Révolte contre Rome (66-73 avant n.e.) Philon d’Alexandrie et Flavius Joseph avaient évalué la part des Juifs à 40% de la population totale d’Alexandrie et affirmèrent que la grande majorité des populations de Chypre et de Cyrène était judéenne. La révolte des Judéens de Cyrénaïque et d’Alexandrie appelée « la revote de la diaspora » (115-117), plus de quarante ans après la révolte contre Rome en Israël, représente un tournant dans l’avènement d’une communauté judéenne en Afrique. Il ne s’agit pas d’une communauté du type moyenâgeux, mais d’une entité politique indépendante, helléniste, différente de la population locale que par son origine, son culte et sa culture hébraïque. À la tête de cette communauté dotée d’une puissance militaire il y avait des rois et une armée. Une partie de sa population servait comme soldats de métiers ou mercenaires et une autre était engagée dans le commerce, l’élevage, l’agriculture et le commerce maritime.

LA RÉVOLTE EN CYRENAÏQUE

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l’empereur Trajan

L’histoire de la révolte en Cyrénaïque à l’époque de l’empereur Trajan (53-117) nous est relatée par les témoignages de l’ennemi, entre autre ceux du sénateur Dio Cassius (156-229) et de l’archevêque Eusèbe de Césarée (aux alentours de 339-235). Andreas était le chef des insurgés judéens. Après sa victoire sur le commandant romain Lupus, les insurgés d’Égypte arrivèrent en Libye et massacrèrent plus de 220 000 personnes. À Chypre, les insurgés avec à leur tète Artemion massacrèrent 240 000 Grecs dans la capitale Salamis (Salamine) et la détruisirent. Dio Cassius décrit ainsi la cruauté des Judéens envers leurs ennemis :
Ils se sont comporté comme des cannibales, ont fabriqué des ceintures à partir de leur boyaux, se couvraient de leur sang, s’habillaient de leur peau, il leur arrivait même de scier des crânes de haut en bas, puis les jetaient à des animaux sauvages ou les forçait à se combattre.
Au bout de deux années, en novembre 117, les généraux Quintus Marcius Turbo et Lusius Quietus réussirent à écraser la rébellion avec grande férocité. Des vestiges épigraphiques décrivent les dévastations causées par les Judéens dans les temples et les bâtiments publics en Cyrénaïque. Ils se sont comportés comme si il n’y avait pas de lendemain dans leur pays et qu’ils n’avaient pas l’intention d’y rester. Toutefois, deux épitaphes découvertes sur des pierres tombales prouvent l’existence d’une communauté après la révolte. Dans l’une il est écrit « À ‘Azar, que ton âme repose en paix » et dans l’autre, « Nathan Bar Shalom que son âme repose en paix ». Mais la grande majorité de la communauté judéenne de Cyrénaïque émigra vers l’Ouest à Oea (actuelle Tripoli), dans la Carthage romaine (146 avant n.e. à 429 de n.e.), à Gammarth et Naro (au sud de Carthage), à Hadrumète (Sousse en Tunisie) et à Cirta (Constantine), à Hippo Regius (‘Annaba actuelle) en Numidie, à Volubilis (Walili) et à Tipasa en Mauritanie tingitane. Il est important de souligner qu’avant le deuxième siècle on ne trouve aucune trace de Juifs à l’ouest de Cyrénaïque.
L’aspect national de cette population Judéenne est caractérisé en premier lieu par la Bible hébraïque et les livres dits « apocryphes » qui n’ont pas été inclus au Xe siècle dans le canon biblique. Il s’agit des livres de Tobias, Judith, La Sagesse de Ben Sira, La Sagesse de Salomon, Baruch, 1,2,3,4 Hasmonéens, 3 Ezra et autres, et principalement des livre des Jubilés et d’Hénoch et bien d’autres qui ne furent découverts qu’au XXe siècle au désert de Judée. Certains furent traduits par la communauté en grec à l’époque de Ptolémée II, d’autres furent rédigés directement en grec comme celui du Judéen Jason (2 Hasmonéens). Cette considérable littérature n’était pas sans susciter l’attraction du Judaïsme sur une population locale berbéro-hellène qui a produit des intellectuels éminents comme les pères de l’Église ou les instigateurs de mouvements hérétiques : Tertullien (Carthage), Arius (Cyrénaïque), Donatus Magnus (Numidie) et Augustin (Hippon). Un exemple du succès de l’hellénisme en Afrique est la prise du pouvoir à Rome par un berbère de Leptis Magna en Tripolitaine, Septime Sévère (211-145). Cet empereur berbère représentait aux yeux des Romains la revanche d’Hannibal le Punique sur les conquérants de Carthage.

LE PROCESSUS DE JUDAÏSATION

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Copie manuscrite du livre
« Antiquités juives »
de Flavius Josèphe,

Les écrits apologétiques de Flavius Josèphe, Philon, Jason de Cyrène et Ezéchiel le Tragédien d’AlexandrieL’histoire de la révolte en Cyrénaïque à l’époque de l’empereur Trajan et d’autres ont façonné les caractéristiques de ces Judéens. C’est un culte judaïque qui ne s’est pas abstenu de pratiquer le prosélytisme et qui a fortement influencé la population berbéro-hellène. Le judaïsme helléniste africain était deux fois plus grand que celui de la population araméophone israélo-babylonienne. Nous sommes alors en droit de nous poser les questions : l’envergure de cette population est-elle due uniquement à sa croissance naturelle ? Était-elle totalement judéenne du point de vue ethnique ? Les données démographiques nous amènent à la conclusion : l’ampleur de la communauté n’était due que partiellement à l’origine israélite ancienne mais plutôt à l’attraction qu’avait la classe intellectuelle berbère hellénisée pour le culte et la civilisation judaïque. À ce jour nous n’avons aucun indice sur une pénétration judéenne dans les régions de langue tamazight avant la conquête musulmane. Le processus de « judaïsation » a commencé avant même la révolte de la diaspora. Ainsi les premiers habitants de Tunisie, d’Algérie et du Maroc étaient déjà mélangés du point de vue ethnique.
Nos connaissances sur les Juifs à l’ouest de la Cyrénaïque se basent sur deux types de sources : de courtes inscriptions commémoratives et les écris de penseurs chrétiens contre la vague de prosélytisme juif. À partir du deuxième siècle on découvre des vestiges archéologiques à l’ouest de la Libye avec des inscriptions et des symboles juifs. Les noms de Juifs écrits en caractères latins et grecs ne sont datés que par des considérations paléographiques souvent incertaines. À ce jour l’épigraphie nous a révélé 96 noms juifs ou judaïsants. Dans la catégorie des judaïsants, on inclut les berbéro-hellènes qui ont adopté le judaïsme ou les « craignant Dieu », sebomenoï, non circoncis mais qui étaient très attirés par les coutumes juives. La liste de ces noms nous fournit une certaine indication sur l’ampleur de cette communauté à l’ouest de la Libye. La quantité de pierres tombales portant une inscription, est infime par rapport aux tombes dépourvues d’inscription. Mais cette quantité est de loin plus importante que celle des tombes juives portant une inscription dans la communauté juive de Rome. 71 de ces patronymes furent découverts en Tunisie, la plupart à Carthage, 5 à Tripoli, 17 au nord de l’Algérie, et 7 au Maroc, à Volubilis (Walili), Lixus (Larache) et Tingis (Tanger). 26 patronymes sont féminins et le reste masculins. 15 patronymes sont composés de trois noms cognomina, ce qui prouve l’appartenance à un haut social. 72 patronymes sont en caractères latins, 21 en grec et 5 en hébreu. Deux patronymes ont été découverts à Carthage Adel, ‘Anina. Trois noms hébraïques ont été trouvés au Maroc l’un à Salé : Matrona et deux à Volubilis : Yehuda, et Matrona fille de Yehuda.

HAMMAM-LIF

 Mosaïques de la synagogue de hammam Lif
Mosaïques de la synagogue de hammam Lif

La synagogue de Hammam Lif (au sud de Tunis), la Naro romaine, tient une place particulière en épigraphie. On y a découvert trois inscriptions latines dont la traduction : « Votre servante Julia de Naro qui a construit cette mosaïque de sa propre fortune pour son salut dans la sainte synagogue de Naro ». La deuxième est une inscription sur mur en ces termes : « Asterius filius Rustici doyen de la synagogue et Margarita fille de Riddeus qui a bâti une partie de la Stoa ». La troisième, signale à deux reprises : « Les livres de la Tora appartenant à votre serviteur citoyen de Naro ». Sur la mosaïque on remarque des symboles décrivant apparemment le Jardin d’Éden, le chandelier à sept branches (menora), de nombreux animaux, des lulab (branches de palmier), des cédrats et des pains. Une menora estampillée se retrouve sur plusieurs lampes en argile. Dans ces vestiges on a trouvé aussi une lampe chrétienne avec Jésus sur la croix et une menora renversée, symbole de la défaite du Judaïsme face au christianisme. À Gammarth au sud de Carthage on a dévoilé un cimetière souterrain avec une capacité de 4500 tombes juives. À Naro et à Césarée de Maurétanie (Cherchell sur la cote algérienne) on a trouvé des Juifs avec des titres honorifiques tels que archonte (magistrats) ou même des archiarchonte, patersynagoges, matersynagoges et archisynagoges qui témoignent d’une structure administrative hiérarchisée de la communauté.
Six inscriptions tombales en hébreu et en grec ont été découvertes à Volubilis (Walili) au nord du Maroc. Trois d’entre elles : Yehuda (YHWDH), Matrona fille de Yehuda (MTRWN’ BT YHWDH) repose et Yossef ben Rabi, sont parmi les premières inscriptions hébraïques trouvées loin d’Israël. Sur une autre inscription funéraire on trouve deux titres : « Ci git Caecilianos le protopolites doyen de la synagogue des Juifs, âgé de 45 ans, 8 mois et 3 jours ». Le concept de patersynagoges ou père de la synagogue nous est déjà connu dans d’autres inscriptions, mais le protopolites (προτοπολίτη) est unique et peut être interprété comme « premier citoyen ». Il incarne le rôle de chef de la communauté. Une autre inscription fut trouvée à Sala Colonia (Salé) sur une pierre tombale avec une inscription en grec : « Aurelius Ptolomeus le juif » à côté de neuf noms grecs et latins on a ajouté la dénomination « juif » : Iudea, Iudaea, Iudus, Iudaeus.
Un nouveau groupe d’inscriptions en Afrique du nord est relié à la magie, et témoigne de l’usage d’amulettes et de serments, fréquent chez les païens, Chrétiens et Juifs. Les inscriptions (textes d’exécration) trouvées à Carthage et à Hadrumète (Sousse au sud de Tunis) estampillées sur des plaques de fonte, enroulées ou pliées, comprenaient des inscriptions latines avec des noms hébraïques de divinités et d’anges transcrits en caractères grecs.

LE PROSÉLYTISME JUIF

2 500 ans de présence juive en Algérie
2 500 ans de présence juive en Algérie

Grace aux écrits des Tertullien de Carthage (environ 150-225) un des pères de l’Eglise, on peut évaluer l’envergure du prosélytisme juif dans l’empire. Il se plaignait fréquemment de la persécution par le pouvoir romain des Chrétiens qui devaient se cacher sous une identité juive, la religion juive étant considérée comme légitime, religio licita, dans l’empire. C’était aussi une des raisons de l’attraction des païens vers le Judaïsme. Dans ses livres « Apologie » Apologeticus pro Christianis. et « Contre les Juifs » Adversus judaeos, il souligne avec regret que les Juifs faisaient de la propagande pour leur religion et était furieux contre les païens qui se passionnaient pour le Shabbat et les coutumes juives. Il se plaignait qu’à la synagogue de Tipasa (à l’ouest d’Alger) qui était précédemment un temple païen, les Juifs faisaient de la propagande anti Chrétiens et les accusaient d’adorer un âne. Les attaques de Tertullien attestent, plus que tout, de l’attrait des païens et des nouveaux Chrétiens vers Judaïsme et de son ampleur en Afrique. Les nouveaux Chrétiens ne se seraient pas tant défendus contre cette influence juive si elle n’avait pas un impact considérable sur les païens et les partisans de Jésus. Plus le groupe des judaïsants et des adeptes du judaïsme se renforçait, plus s’aggravaient les attaques des pères de l’Eglise. Cette rivalité religieuse et philosophique entre les deux religions et entre elles et la religion de l’Empire se déroulait entièrement au sein de la culture helléno-latine. Les Juifs disposaient d’un avantage supplémentaire qui attirait encore plus la population païenne : une très riche littérature de centaines de livres, principalement en hébreu mais aussi en grec et en latin. Néenmoins, il est toujours difficile d’évaluer l’ampleur de cette communauté juive en Afrique du Nord entre le troisième et le sixième siècle de n.e..
Aux premiers siècles de l’ère chrétienne, on distingue quatre types de populations en Afrique byzantine : la première berbère, hellénique et latine, une seconde judéenne intégrée dans la culture helléno-latine, la troisième berbère helléniste qui a adopté la nouvelle religion chrétienne, la quatrième est composée d’un groupe amorphe de partisans du judaïsme qu’on nomme « les craignant dieu » en grec sebomenoï et en latin metuentes ou caelicolae, adorateurs du ciel. Contrairement aux prosélytes qui on décidé de se circoncire, « les craignant dieu », se contentaient de leur admiration pur le Judaïsme sans passer par le rite contraignant de la circoncision et ne respectaient pas obligatoirement le Shabbat ni les interdits alimentaires. À l’intérieur du continent vivait la population Imazighen parlant le tamazight loin de toute influence juive ou chrétienne.
L’Empereur byzantin Constantin (337-272) s’efforça d’endiguer le prosélytisme juif et interdit le mariage entre Juifs et Chrétiens. Il défendit aux Juifs d’avoir des servantes chrétiennes et de circoncire des esclaves païens. Durant le règne de Justinien la situation des Juifs d’Afrique du Nord se détériora. Selon un décret de 535 il fut interdit au Juifs, aux ariens et aux donatistes d’occuper des postes dans l’administration ou de posséder des esclaves chrétiens. Les décrets de 545 et 553 interdisaient aux Juifs de convertir des Chrétiens. Par la promulgation de ces décrets on apprend que le mouvement prosélyte juif n’a pas cessé mais s’est plutôt renforcé au point qu’il fallait l’interdire par décret. Une hypothèse suggère que ces persécutions ainsi que le commerce caravanier international ont incité des Juifs à émigrer à l’intérieur du continent, loin de la culture byzantine-chrétienne. C’est ainsi que l’on pourrait peut être expliquer la présence de communautés juives, non hellénisés, à Wargala et au Draa aux confins du Sahara.
Pendant que l’orthodoxie chrétienne officielle était occupée par des débats stériles avec les courants hérétiques, ariens et donatistes ; les Arabes réussirent à conquérir sans grands problèmes l’Empire byzantin et instaurer une nouvelle religion d’état : l’islam. La population berbère hellénisée passa très facilement du Christianisme à l’Islam comme si ce n’était qu’une branche hérétique de leur ancienne religion. Dans un certain sens le Judaïsme hellénistique a réussi à conquérir le monde païen, par l’intermédiaire des partisans de Jésus le galiléen opposés au Marcionisme qui voulait détacher le Christianisme naissant de son tronc judéen. C’était la période la plus importante dans l’histoire des conversions massives de païens et de Chrétiens au judaïsme.
Au delà des domaines d’influence de Rome en Afrique, nous n’avons aucun indice concernant des tribus ou des villages berbérophones au Judaïsme. Cette légende diffusée par Ibn Khaldoun a été largement réfutée par l’historien Haim Zeev Hirshberg. Au cour du sixième siècle, à la suite de persécutions anti juives de Justinien, on peut se poser la question : est il possible que les Juifs de souche, les prosélytes et les sympathisants du judaïsme, aient pu résister aux pressions chrétiennes et rester fidèles à leur religion malgré les répressions ? Il est permis de penser que les Juifs de souche ont probablement résisté plus que les prosélytes à ces pressions. Du point de vue ethnique, il est certain que les membres de ces communautés se sont si souvent mélangées et intégrés à d’autres peuplades qu’il serait impossible de prétendre que des Juifs d’Afrique du Nord sont issus d’une seule et unique ethnie ou d’une seule origine génétique.
Yigal Bin-Nun
 

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