Morial
mémoire et traditions des juifs d’Algérie
QUI SE SOUVIENT
6 décembre 1835… Le calvaire des juifs de Mascara
« A Alger, les Juifs ont encore à y souffrir d’une affreuse oppression ; il leur est défendu d’opposer de la résistance quand ils sont maltraités par un musulman, n’importe la nature de la violence. Ils sont forcés de porter des vêtements noirs ou blancs : ils n’ont le droit ni de monter à cheval, ni de porter une arme quelconque, pas même de canne. Les mercredis et samedis seulement, ils peuvent sortir de la ville sans en demander la permission. Mais y a-t-il des travaux pénibles et inattendus à exécuter, c’est sur les Juifs qu’ils retombent.
Dans l’été de 1815, le pays fut couvert de troupes immenses de sauterelles qui détruisaient la verdure sur leur passage. C’est alors que plusieurs centaines de Juifs reçurent ordre de protéger contre elles les jardins du pacha; et nuit et jour, il leur fallut veiller et souffrir aussi longtemps que le pays eut à nourrir ces insectes.
Plusieurs fois quand les janissaires se sont révoltés, les Juifs ont été pillés indistinctement; et ils sont toujours tourmentés par la crainte de voir se renouveler de pareilles scènes.
Les enfants même les poursuivent dans les rues, et le cours de leur vie n’est qu’un mélange affreux de bassesse, d’oppression et d’outrages. Les descendants de Jacob ne répondent à ces insultes que par une patience inconcevable. » (« Esquisse de l’État d’Alger », de William SHALER, Consul-général des États-Unis à Alger, 1830)
CHRONOLOGIE
– Le 26 juin 1835, la France subit une lourde défaite à la Macta
– Le 21 novembre 1835, pour se venger de cette humiliation, le maréchal Clauzel accompagné du Duc d’Orléans se met en route vers Mascara, la capitale d’Abdelkader, avec une troupe de 13000 hommes.
– Apprenant cela, l’Emir Abdelkader fortifie la ville et avec son armée se poste en embuscade au niveau des marabouts de Sidi Embarek pour attendre les français.
– Après plusieurs jours de combat les arabes sont battus.
– Le 6 décembre 1835 CLAUZEL entre dans Mascara pour y trouver une communauté juive aux abois.
La ville de Mascara était devenue la capitale d’Abdelkader. Il avait négocié en février 1834 un traité de paix avec la France qui le reconnaissait comme « commandeur des croyants. »
Les juifs de la région, de façon spontanée ou forcée, assuraient le bon fonctionnement de l’économie, ils étaient le rouage essentiel dont Abdelkader ne pouvait se passer. Il les utilisait pour asseoir son autorité dans tout ce qui avait trait à la finance, le commerce, le ravitaillement en armes, la confection des tentes pour ses soldats, le transport des marchandises et battre la monnaie.
Mais, après un retentissant échec à la Macta, la France, avec le maréchal Clauzel à sa tête, avait décidé de se venger et d’attaquer Mascara.
A cette nouvelle des milliers d’arabes accoururent prêts à en découdre avec les infidèles. L’heure de la guerre sainte avait sonné.
Pour la communauté juive il s’agissait d’un véritable dilemme, d’un côté c’était la satisfaction de voir la France arriver à Mascara, d’un autre la peur de tout perdre et d’être pris en otage par Abdelkader.
Fin novembre le maréchal Clauzel se mit en marche. Lorsqu’il apprit cette nouvelle, l’Emir fit fermer les brèches de la ville et plaça des hommes avec des pièces de canon sur des monticules de terre construits à la hâte. Puis il quitta Mascara avec ses troupes et attendit les français en embuscade sur un mamelon attenant aux montagnes environnantes.
Le 1er décembre la bataille s’engagea au pied du djebel Stamboul, dans l’Atlas. La lutte faisait rage, sanglante, au corps à corps jusqu’au moment où, à la hauteur des quatre marabouts de Sidi Embarak, les français prirent l’avantage. Vaincu, Abdelkader fut obligé de se replier vers le Sud. Mascara devenait ville ouverte.
Comprenant que leur capitale était sur le point de tomber aux mains des français, les tribus des environs qui n’avaient pas suivi l’émir se jetèrent sur la ville, comme des vautours. Ils pillèrent, volèrent, violèrent détruisant tout ce qu’ils trouvaient pour ne rien laisser aux roumis. A cette nouvelle les troupes d’Abdelkader abandonnèrent leur chef et se ruèrent sur Mascara pour participer à l’hallali.
Furieux, l’Emir, avec ce qui lui restait de son armée, fonça sur la ville pour rappeler ses hommes à leur devoir. Mais il ne put rien faire, assistant impuissant aux destructions.
On entendait les cris épouvantables des juifs qu’on égorgeait. Bouc émissaire de toujours, suspectés de sympathie pour les français, ils furent massacrés en grand nombre. Leurs cadavres jonchaient les sols des maisons ou des rues. Les arabes avaient tué aussi bien les femmes que les enfants ou les vieillards. Une fois leur travail terminé, ils quittèrent la ville en se repliant, non loin de là, près de Cacherou.
Quelques heures plus tard, le 6 décembre 1835, alors que la nuit tombait, sous une pluie battante, Clauzel pénétrait dans la cité maudite. Tout n’était que désolation, tourmente, épouvante. Les combattants de l’Emir avaient pillé tout ce qui avait pu tomber entre leurs mains. Aucune âme vaillante n’osait bouger. Les soldats français avançaient tétanisés, ils entendaient les cris de détresse et de souffrance des blessés. Des maisons éventrées sortirent des survivants hébétés, un millier de juifs, qui avaient échappé au massacre et qui accueillirent les français comme des libérateurs.
Mais Clauzel n’avait que faire de cette victoire, cette ville ne lui servait à rien. Ses troupes n’étaient pas assez nombreuses pour l’occuper, il était venu pour donner une leçon à Abdelkader et son objectif avait été atteint. Il décida donc de détruire les édifices publics et les bâtiments qui appartenaient aux troupes d’Abdelkader et qui restait encore debout. Il laissa ensuite son armée se reposer trois jours avant de repartir. Les juifs, apeurés, craignant pour leur sécurité, lui demandèrent protection. Par pitié, il accepta de les emmener avec lui.
Mais les conditions climatiques étaient épouvantables. Ils avaient 80 kilomètres à faire pour rejoindre Oran dans le froid et sous la pluie. Le terrain lourd, détrempé, en pleine montagne ne laissa aucune chance aux malheureux proscrits. Chaque pas était une aventure pouvant aboutir à la mort. Ils s’engagèrent sur le flanc d’un précipice. Rocaille, terrasses, broussailles, la nature se faisait sauvage, lugubre et la peur au ventre ne rendait pas la marche facile. Cela dura une éternité, le sommet fut atteint dans un silence terrifiant. Ils étaient épuisés. C’est en abordant la descente pierreuse et boisée qu’ils commencèrent à souffler. Plein de compassion, les cavaliers français mettaient les femmes et les enfants sur leurs chevaux, les fantassins portaient les enfants sur leurs épaules. La colonne de réfugiés retarda la marche de Clauzel. Beaucoup périrent sur ce chemin diabolique. Peu nombreux furent ceux qui le 11 Décembre se retrouvèrent dans la plaine avec l’armée française. Le lendemain les soldats et les quelques rares survivants juifs arrivaient à Mostaganem où le duc d’Orléans blessé s’embarqua pour Paris.
Didier Nebot
Extrait de « Mémoire d’un Dhimmi »
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