De nombreux théologiens enseignent qu’il faut toujours pardonner à ceux qui nous ont offensé, quelle que soit la nature de leur crime. Pour justifier ce principe, ils se réfèrent à certains textes des Ecritures, qui selon eux, sont explicites à ce sujet.
Comment peut-on pardonner, cependant, sans considérer les conséquences de la transgression. Nous sommes en droit de nous demander : Devons-nous pardonner un criminel sans tenir compte de la souffrance qu’il a causée à ceux qu’il a blessés et offensés ? Pour ne prendre qu’un exemple qui est encore présent dans nos mémoires : Avons-nous le droit de demander à ceux qui ont survécu l’agonie et les tourments des camps de concentration nazis, de pardonner à ceux qui ont assassiné les membres de leur famille et de leur communauté ?
Simon Wiesenthal, un survivant de la Choah, examine cette question angoissante, dans un livre de mémoires qu’il publia, il y a quelques années, sous le titre » Le Tournesol, ou Devons-nous pardonner les Nazis pour les crimes qu’ils ont commis durant la Seconde Guerre mondiale ? ”
Wiesenthal nous rapporte qu’alors qu’il était détenu au camp de concentration de Lemberg en 1943, une infirmière l’informa qu’un officier nazi qui était mourant voulait lui demander une faveur. Wiesenthal se rendit au chevet du malade qui lui demanda de le pardonner pour les crimes horribles qu’il avait commis l’année précédente. Il avait mis le feu à un immeuble dans lequel vivaient plus de trois cents juifs. Alors que certains sautaient par les fenêtres pour tenter d’ échapper aux flammes, il n’hésita pas à les abattre avec sa mitrailleuse.
Sur le point de rendre l’âme, ce Nazi supplie Wiesenthal de lui pardonner ses crimes, afin qu’il puisse mourir avec une conscience tranquille. Wiesenthal, cependant, ne put trouver la volonté de pardonner le Nazi et il resta silencieux. Ainsi s’exprime l’auteur dans son livre :
“ Ai-je eu tort ou raison de garder le silence, alors que j’étais au chevet de ce Nazi mourant ? C’est là la question morale que je me suis posée. Je suis prêt à concéder qu’il y a ceux qui comprendront mon dilemme et aussi ceux qui me condamneront pour avoir refusé de soulager le dernier moment d’un assassin qui regrettait ce qu’il avait fait. Le temps effacera peut-être la peine et la douleur, mais comme le pardon est un acte volontaire, il m’apparait que seule la personne qui a été offensée peut prendre la décision de pardonner. ”
L’auteur conclut son récit en demandant à ses lecteurs de répondre à la question [qu’il s’est posée lui-même] : ‘Qu’auriez-vous fait, si vous aviez été à ma place ?’
Cette question a été adressée à cinquante trois penseurs de différentes confessions, y compris le Dalaï Lama et Elie Wisesel, et leurs réponses ont été publiées dans un volume supplémentaire » Sur les Possibilités et les Limites du Pardon. »
En examinant les différentes réponses qui ont été reçues, on se rend vite compte du fait qu’une différence bien nette existe entre les auteurs de différentes confessions. Les auteurs juifs pensent que Wiesenthal avait ses raisons pour garder le silence, tandis que les auteurs chrétiens pensent que l’assassin nazi aurait du être pardonné.
Dennis Prager, l’un de ceux à qui cette question fut posée, explique que cette différence d’opinion n’est pas surprenante, car elle découle de principes religieux bien définis dans les enseignements des deux religions.
Les théologiens chrétiens, d’une part, pensent qu’il est du devoir de chacun de toujours pardonner un criminel quel qu’il soit, sans condition préalable. Il n’y a que deux exceptions à cette règle générale : l’une est explicitement mentionnée dans le Nouveau Testament et l’autre a été la norme de l’Eglise à travers les siècles.
La première exception s’applique à ceux qui rejettent le Saint Esprit. Le Nouveau Testament considère cette offense comme un péché impardonnable. Selon l’évangéliste Marc :
“ Je vous le dis, tous les péchés et tous les blasphèmes que les gens prononcent seront pardonnés. Mais celui qui blasphème contre le Saint- Esprit ne sera jamais pardonné, car il est coupable d’un péché éternel ” (Marc 3:28-30 ).
Ce principe est réaffirmé par l’évangéliste Matthieu (12:31), dans des termes presque identiques.
Certains chrétiens éprouvent, cependant, des difficultés à réconcilier cette affirmation avec la croyance en l’amour et la miséricorde infinis d’un Dieu qui est plein de compassion.
L’autre péché impardonnable a été défini par les Pères de l’Église : c’est le péché que le peuple juif tout entier aurait commis pour s’être rendu [vraisemblablement] responsable de la condamnation et la crucifixion de Jésus et pour ne pas l’avoir accepté comme le messie annoncé par les prophétes, selon l’interprétation chrétienne. Qu’il nous suffise de mentionner que ces mêmes théologiens ont ignoré le fait que tous ceux qui avaient suivi Jésus durant son ministère, avaient été – avec une ou deux exceptions – des Juifs à part entière. Toutefois, pendant des siècles, le peuple juif a été persécuté pour la mort de Jésus aux mains des Romains. Cette accusation avait, certes, toutes les caractéristiques d’un péché impardonnable.
Ce n’est qu’en 1965, que les prélats de l’Eglise Catholique, assemblés au Vatican lors du Second Congrès Oecuménique, prirent la décision historique – qui a été depuis réaffirmée par le pape Benoît XVI en 2011 – de ne plus considérer le peuple juif comme responsable de la mort de Jésus, ou selon la formule des historiens contemporains, coupable du crime de déicide.
Les autorités religieuses juives, par contre, ont toujours enseigné que Dieu est prêt à pardonner tous les péchés qui sont commis contre Lui, même par ceux qui nient son existence. Ce principe est clairement énoncé dans la Mishnah :
» Concernant les péchés [que nous avons commis] à l’égard de Dieu, le Jour du Grand Pardon (Yom Kippour) effectue le pardon. Concernant les péchés [que nous avons commis] à l’égard de notre prochain, le Jour du Grand Pardon n’effectuera le pardon qu’après que nous soyons réconciliés avec la personne [que nous avions offensée] ” (Traité Yoma, 8:9.)
Les enseignements juifs ne laissent aucun doute à ce sujet : afin d’obtenir le pardon pour les péchés commis envers nos semblables, il nous incombe de nous réconcilier avec cette personne.
En effet, les docteurs de la loi juive affirment que seules les victimes d’une offense peuvent pardonner à ceux qui les ont commises. Car Dieu ne saurait pardonner un criminel aussi longtemps que sa victime continue de souffrir des conséquences de son crime. Seule la victime est à même de pardonner son agresseur. Ce changement exige donc une réconciliation entre transgresseur et victime, pour que le pardon s’ensuive.
Le dilemne que Wiesenthal a du confronter, ne se situait donc pas seulement sur le plan moral – considérant la nature de l’offense – mais sur le plan de la rigueur de la justice, à savoir s’il avait le droit ou la capacité légale de parler au nom d’autres personnes, sans en avoir reçu la permission. En d’autres termes, sa réponse aurait du être : “ Je ne suis pas en mesure de parler au nom de tous ceux qui ont été assassinés ”.
Seules les victimes peuvent pardonner à leurs agresseurs. “ Dans le cas qui nous concerne, ” écrit Dennis Prager, “ il en est comme si ces péchés ne relevaient pas de la compétence de Dieu. Car Il nous a donné la responsabilité de maintenir la paix avec nos frères et soeurs et le pouvoir de pardonner à ceux qui nous auraient offensé, dès lors qu’ils nous auront montré qu’ils regrettaient sincèrement ce qu’ils avaient fait. ”
Ainsi, différents enseignements de nature théologique, peuvent expliquer pourquoi certains penseurs auraient été disposés à pardonner les Nazis pour leurs crimes abominables, alors que d’autres, comme Wiesenthal, auraient gardé le silence.
Nous avons tous été témoins de la façon dont certains ont réagi aux meurtres d’innocents dans les écoles et autres lieux publics aux USA et dans le monde. Un journaliste publia, il y a quelques années, le rapport suivant dans son journal : » Les corps des trois jeunes filles abattues par un étudiant au lycée de West Paducah, Kentucky, n’étaient pas encore froids, que certains de leurs camarades accrochèrent une pancarte sur laquelle ils avaient écrit : “ Nous te pardonnons, Mike ! ” Ils se référaient à Michael Carneal, 14 ans, l’assassin » .
Le pasteur d’une église de Martha’s Vineyard qui est fréquentée par des visiteurs de distinction, prêcha un sermon dans lequel il déclara qu’il était du devoir de tout croyant de pardonner Timothy McVeigh, l’auteur de l’attentat d’Oklahoma-City qui causa la mort de 168 Américains.
“Je demande à chacun de vous, de penser à Timothy McVeigh et de lui pardonner », déclara le révérend John M.
Après que Cho Seung- Hui ait tué trente deux étudiants et un professeur [israélien] à l’Institut de Technologie du Virginia, il y a quelques années, certaines âmes pieuses ont déclaré que l’assassin devait être inclus dans nos prières “ avec ses victimes. ” D’autres prédicateurs déclarèrent également qu’ils avaient pardonné l’assassin qui avait commis le massacre au lycée Columbine, Colorado et celui qui était responsable de la tuerie à l’école élémentaire de Sandy Hook à Newton, Connecticut, qui avait causé la mort de vingt élèves et six adultes.
On ne peut pardonner sans tenir compte de la mentalité criminelle de l’agresseur. “ Le pardon doit être une décision prise avec toutes nos facultés; nous ne pouvons ignorer notre meilleur jugement, peu importe ce que d’autres penseront de nous ” écrivit Dr Laura Schlesinger.
La victime d’une agressions sexuelle ne saurait pardonner son agresseur sans l’avoir confronté et obtenu l’assurance qu’il regrettait ce qu’il avait fait, car c’est la victime qui souffre du trauma résultant de l’agression.
Dr Schlesinger est catégorique sur cette question. “ Vous ne devez pas pardonner un criminel avant que ce dernier ait reconnu la gravité du crime qu’il a commis et qu’il se soit montré digne d’un pardon éventuel par son remords et sa contrition.” Malheureusement, la mentalité criminelle n’est pas facile à réformer et de nombreux délinquants sexuels et autres criminels retombent très vite dans les griffes de la criminalité. C’est la raison pour laquelle les autorités civiles et juridiques ont été amenées à intervenir quand les membres du clergé ne réussissent pas à punir et redresser les criminels au sein de leurs communautés, afin de protéger la société des conséquences de leurs mauvaises actions.
“Le pardon doit être l’expression des sentiments profonds d’une personne. Il ne peut être imposé par d’autres. Si vous ne pouvez pas pardonner une offense, vous ne devez pas penser que vous êtes une mauvaise personne. Dans de nombreux cas, le pardon n’est pas possible. Vous pouvez cesser de mépriser la personne qui vous a fait du mal, mais une déclaration pour la forme n’aurait aucun sens, si elle n’exprime pas ce que vous ressentez au plus profond de vous-même. Vous ne devez pas céder à la pression de vos pairs. Et vous ne devez pas déclarer que vous êtes prêt à pardonner si vous ne l’êtes pas. Si quelqu’un vous demande de pardonner, ce n’est pas toujours pour votre bien, mais pour donner satisfaction à la personne qui vous le demande ” écrit Dr Laura Schlesinger.
Le rabbin Abraham Joshua Heschel, qui fut l’un des répondants à la question posée par Simon Wiesnthal, a donné cette réponse :
» Personne ne peut pardonner les crimes qui ont été commis contre d’autres personnes. Il est donc absurde d’imaginer que quelqu’un puisse pardonner ceux qui ont massacré six millions de victimes durant la Choah. En effet, selon la tradition juive, Dieu ne peut pardonner que les péchés commis contre Lui-même, mais non ceux qui ont été commis envers d’autres personnes. ”
Martin Marty, un théologien luthérien, nous dit qu’il était enclin à penser que le pardon devait être mérité de quelque manière, et non pas accordé automatiquement à d’autres personnes, jusqu’au moment où il se résigna à accepter le principe théologique auquel il adhérait. Ainsi ses convictions religieuses l’amenèrent en fin de compte à déclarer que s’il avait été dans la situation de Simon Wiesenthal, il aurait pardonné le Nazi mourant.
C’est donc à la croisée des chemins entre la théologie et la morale naturelle que ce situe ce dilemme bien épineux. Il est toujours difficile de réconcilier ces deux exigences et c’est pourquoi tant de bonnes gens sont tourmentés au plus profond d’eux-mêmes quand ils doivent faire face à ce dilemme.
Lorsqu’on demanda à Rabbi Shlomo Carlebach pourquoi il était allé en Autriche et en Allemagne pour y donner des concerts. “ Pourquoi allez-vous là-bas ? Ne détestez-vous pas les Allemands après tout ce qu’ils ont fait au peuple juif ? ”
Rabbi Shlomo répondit: “ Si j’avais deux âmes, je pourrais consacrer l’une de celles-ci à haïr les Allemands. Mais puisque je n’ai qu’une seule âme, je ne veux pas la gaspiller en m’adonnant à la haine ”.
Carlebach, dont la famille a beaucoup souffert des persécutions de la Seconde Guerre, eût certes bien des raisons de haïr les Allemands. Il fut cependant capable de surmonter cette inclination, mais nous ne savons pas s’il aurait pardonné à un criminel Nazi qui voulait mourir avoir une conscience tranquille.
Ainsi, nous ne pouvons pas toujours pardonner certains crimes car le pardon, tout comme l’amour exige que les coeurs de deux personnes se joignent a un moment propice.
Leo Michel Abrami est rabbin et psychanalyste à demi-retraité. Il réside à Phoenix, Arizona.
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