La Cause palestinienne est sacrée, c’est ce qui l’empêche d’aboutir
Revenons un instant sur le 7 octobre, sans oublier, rassurez-vous, les « massacres de Gaza », ni le « mur de Gaza » du Journal Le Monde. Si l’attaque du Hamas a eu l’étrange aspect d’une extase de meurtre – même les nazis n’étaient pas extatiques, ils faisaient le travail -, si à son propos on a pu parler de pogrom, de razzia, de djihad, c’est qu’elle a quelque chose de plus que tout cela, à travers cette « tuerie des juifs », quelque chose qu’il faut comprendre.
En effet, les fervents de l’islam vivent depuis treize siècles une énorme frustration envers les juifs : ils lisent chaque jour que ces derniers sont maudits par le Coran, que les Hadiths prévoient leur disparition, or tout ce temps ils vivaient tranquillement en terre d’islam, avec certes des massacres sporadiques parfois importants mais peu nombreux et pas d’ordre exterminateur.
C’est que les rescapés juifs du massacre de Khaybar, la dernière oasis juive d’Arabie, ont arraché à Mohammed un pacte où, moyennant un impôt et un statut humiliant appelé Dhima, ils seraient protégés par le pouvoir musulman. (Protégés de quoi ? Des abus possibles du pouvoir musulman.) Du coup, les fervents extrémistes n’ont jamais eu réellement l’occasion d’entamer le programme d’effacement inscrit dans le Texte sacré qu’ils récitaient régulièrement.
Et le 7 octobre 2023 fut la première fois, depuis 13 siècles, que ces fervents ont eu entre les mains une masse juive inavertie, toute nue pour aussi dire, prête à être massacrée et à être inscrite dans l’appel pieux millénaire qui restait jusque-là un vœu pieux. D’où le déchaînement inédit qu’on a vu. Et la parole du petit jeune homme à sa mère de Gaza, lui disant par téléphone qu’il venait de tuer 10 juifs de la même famille, les félicitations de celle-ci, la joie de la foule à Gaza et celle des foules ferventes qui ont manifesté, tout cela s’inscrit dans ce cadre et acquiert son sens de ferveur meurtrière qui n’en pouvait plus d’une aussi longue attente.
On ne saurait trop insister sur ce côté première mondiale et historique et même transhistorique du 7 octobre : c’est comme si le Coran, ayant pointé sur le peuple juif une arme chargée prête à tirer, celle-ci avait été au cours des siècles, non pas désamorcée mais empêchée, retenue par le Pacte de la dhimmitude ou, si l’on veut, par la ruse des juifs de Khaybar. Et voilà que le 7 octobre, cette arme se décharge à bout portant, plus rien ne la retient ; c’est une décharge libératrice et jubilante : le peuple de Gaza se libère de toute entrave, il libère sa pulsion sacrée ; et les autres fervents, un peu partout sur la planète, ont crié leur joie sacrée. (Comme le dit le panneau du Monde, ça ne date pas du 7 octobre ; ça date non pas de 48 mais de treize siècles. J’ajoute en passant que la femme de leur rédacteur Benjamin Barthes a eu raison de recommander à Allah l’âme de Sinwar quand il est mort : cet homme fut un fervent fidèle, appliquant à la lettre l’appel à la guerre sainte (sauf que c’est l’appel d’Allah et non de Dieu, car le Dieu biblique n’est pas antisémite ; c’est leur principale différence.)
Ladite joie donc confirmait cette évidence : les arabes de Palestine ont pour mission d’être la pointe avancée de la Oumma contre l’ennemi juif qu’il faudra bien anéantir. L’ennui est que de ce fait, les Palestiniens, ainsi consacrés, se retrouvent sacrifiés puisque cette tâche, celle du djihad antijuif, met la barre juste trop haut : pas moins que l’effacement d’Israël. Du fait que ce but est inaccessible, ceux qui disent vouloir l’atteindre sont forcément sacrifiés, et c’est bien ce qu’on observe depuis plus de 70 ans. Ils encaissent ainsi le retour sur eux de la malédiction sur les juifs.
Ce partage de malédiction, je le montre en détail dans mon dernier livre, Les non-dits d’un conflit : ils sont forcés par eux-mêmes et par leurs frères, de rester dans cette posture de sacrifiés. La cause palestinienne est devenue sacrée, c’est pourquoi elle n’aboutit pas. Le malheur des Palestiniens est que leur cause, d’être liée au djihad de manière indissoluble, les a mis jusqu’ici dans l’impasse. Outre le fait que leurs combattants, de façon très naturelle et compréhensible, prennent les maisons, les écoles, les mosquées, les hôpitaux, comme des bases de lancement, ils ne peuvent pas faire autrement que d’associer ainsi leur peuple, qui d’ailleurs a voté pour eux très massivement. Ce peuple a parcouru le temps, de djihad en djihad, avec là-bas un rêve de solution finale, qu’ici on pensait être la solution à deux États ; mais chaque fois que cette solution s’ébauchait, ils étaient obligés de la refuser. Ils sont forcés d’associer leur peuple à leur mort comme à leur combat. Le nombre de victimes civiles montre que le peuple de là-bas a fait corps avec la guerre sainte. Et même ici, quand nous déplorons les victimes, nous sommes forcés de pleurer celle des gens du Hamas, malgré notre désaccord, puisque le chiffre qu’il nous donne les confond tous.
D’aucuns, qui comprennent ce schéma, s’indignent que « l’Occident » prenne fait et cause pour le djihad. C’est là une vue très erronée. Certes, il y a, en France par exemple, un courant pro Hamas, soit pour des raisons de fraternité musulmane, soit pour avoir une Cause à défendre, une cause « révolutionnaire » de préférence, produit rare s’il en est. Mais celle-ci est tout indiquée, qui habille le djihad en termes occidentaux, ce qui en fait une guerre de libération digne de la guerre du Vietnam, avec en plus l’élan anti-génocide et anti-apartheid qui peut mobiliser des jeunes plus soucieux de se mouvoir que de comprendre. Car ladite accusation, venant de gens dont la charte même (voyez celle du Hamas) réclame un génocide, représente ce qu’on appelle en psychiatrie une injonction projective. On projette sur l’autre ce par quoi on se sent habité, et c’est un fait que la culture arabo-musulmane a pratiqué pendant 13 siècles le colonialisme, et la ségrégation sur ses minorités.
Mais cette même mouvance peut-elle se rendre compte qu’en sacralisant la cause des Palestiniens elle les met dans l’impasse ? Peut-elle lâcher ce filon juteux et enivrant où il suffit d’accuser l’autre de génocide, de cruauté (comme le fait le pape) pour se sentir conforté, avec le sens du devoir accompli ? Oubliant que lorsque dans les mémoires les horreurs de l’attaque et celles de la riposte finissent par s’équivaloir et par là-même s’annuler, ce qui reste, c’est la différence radicale des projets, des intentions : celle du djihad est d’exterminer l’autre, celle d’Israël est de protéger la vie dans son propre territoire, fût-ce au prix de la mort pour ceux qui veulent l’en empêcher. Ce n’est pas seulement un choc de deux cultures, ce sont deux rapports à l’être inconciliables : l’un choisit la vie, l’autre choisit la mort et le meurtre en vue d’une vie meilleure dans l’au-delà, où les vierges restent vierges pour pouvoir récompenser les nouveaux venus, bien que tant de martyrs leur soient déjà passés dessus.
© Daniel Sibony
Dernier ouvrage paru (le 50 -ème) : Les non-dits d’un conflit aux Éditions Intervalles
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