Le mardi, 3h du matin, rentrer chez soi des Grands Boulevards avec un Bolt. Je sens que je tombe malade du froid humide et des fumées de cigarettes stagnantes de ma soirée.
A son arrivée au croisement de la rue Richelieu, le chauffeur me met mal à l’aise. La voiture est sale, la carrosserie, défoncée. Il porte un bonnet mal ajusté sur ses dreadlocks et parle à coup de « Ouech, T’as vu, Frère » à un de ses amis en haut-parleur sur son téléphone. Entre ses deux yeux, un sparadrap de travers barre son front. La musique est assez mauvaise mais le volume, restreint. Le pire de ce que l’autotune a produit.
Deux minutes avant la fin de la course il décide de m’adresser la parole.
« C’est grave tard pour un lundi. Vous étiez à un after-work ? Vous taffez demain matin ? »
« Je travaille de chez moi demain.
– Vas-y, tu fais quoi?
– Je suis chanteuse
– Trop ouf. Tu chantes quoi?
– De l’opéra.
– Mais non ! Vas-y! Fais deux, trois sons là ? «
Je chante une gamme, à moitié endormie. Une simple gamme, sans motivation, et il s’est mis à sauter sur son siège, émerveillé. « Vas-y, trop ouf. Recommence ». Je chante le début du Libiamo, une tierce en dessous. Il applaudit à ma descente en me remerciant.
Je doute qu’il ait un jour entendu une chanteuse pour de vraie, dans la vie avant ce soir-là. Je doute qu’on lui ait un jour donné le goût de l’art et de la culture, alors qu’il y semble tout disposé. Le mépris social de l’éducation nationale l’aura privé de beaucoup de choses. Il est bien aisé de dire que l’opéra n’a plus de public. La vérité, c’est que tout a été fait pour que le public n’existe plus.
Laurine Martinez est chanteuse lyrique, diplômée de sciences pipo Paris, russophone.
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