L’affaire du Dr Maltsev : les dangers de la pensée indépendante dans une zone de conflit
Dans les sociétés en proie à la guerre, les structures de pouvoir s’articulent souvent autour des notions de loyauté, ce qui rend périlleuse toute divergence par rapport au discours sanctionné par l’État. Dans ces conditions, les individus perçus comme des centres d’influence indépendants – qu’il s’agisse d’activistes politiques, de journalistes ou d’intellectuels éminents – peuvent être considérés comme des agents déstabilisateurs, même en l’absence de menace concrète.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a servi de catalyseur pour intensifier la vigilance à l’égard de ce qui est perçu comme des défis à la souveraineté ukrainienne. Toutefois, une telle atmosphère peut également engendrer une répression excessive de la dissidence ou l’assimilation erronée de la pensée indépendante à de la déloyauté.
Oleg Maltsev, éminent universitaire ukrainien, a été arrêté cet automne, huit semaines après avoir annoncé la publication prochaine de son livre sur les crimes de guerre, Strike in the Deadliest Manner Possible : Talking About War Crimes. Cet ouvrage, qui propose une étude approfondie de l’évolution historique des crimes de guerre et examine des cas anciens et contemporains, en particulier dans le cadre du conflit en cours en Ukraine, devait être publié aux États-Unis.
Au moment de son arrestation, l’universitaire était en cours de rééducation après un séjour en soins intensifs. Il a néanmoins été placé dans un centre de détention provisoire à Odessa, sa ville natale. Bien que les charges retenues contre lui soient de nature à permettre une libération sous caution ou une assignation à résidence, le tribunal a choisi de ne pas considérer son état de santé précaire comme une circonstance atténuante et a rejeté ces alternatives moins sévères.
Oleg Maltsev est un personnage extrêmement complexe et controversé au sein de la société ukrainienne. Bien que reconnu par la communauté scientifique internationale, il reste un sujet d’incompréhension et de suspicion pour certains segments de la population ukrainienne. Les origines de cette situation difficile remontent à 2014, lorsque ses critiques virulentes à l’égard de l’Église orthodoxe russe ont provoqué une campagne concertée de diffamation de la part de propagandistes russes. Leur objectif était d’implanter la notion de « pseudoscience » et d’insinuer l’association de Maltsev avec une secte dans l’esprit des internautes ukrainiens. Malheureusement, cet effort a été partiellement couronné de succès, conduisant certains membres du public ukrainien à accepter ces accusations infondées et à stigmatiser l’éminent scientifique, titulaire de deux doctorats. Néanmoins, malgré ce ciblage sociétal injuste, il s’est forgé une illustre carrière internationale en tant que scientifique appliqué.
Bien avant le début du conflit au Donbas, Maltsev s’est consacré à l’étude des stratégies d’adaptation, c’est-à-dire des réactions comportementales des individus en situation de stress extrême. Ses recherches ont abouti à la rédaction d’une thèse de doctorat sur les mécanismes d’adaptation en tant que facteurs essentiels de la sécurité personnelle, avec une référence spécifique au comportement humain pendant le conflit militaire du Donbass.
Une autre étape importante de sa carrière universitaire est la monographie Psychological portrait of a serial killer (Portrait psychologique d’un tueur en série), réalisée en collaboration avec d’autres chercheurs ukrainiens. M. Maltsev préside également deux instituts à but non lucratif : le Centre de criminologie d’Ukraine et l’Institut de recherche pour l’étude du comportement humain dans les situations extrêmes. Ses travaux portent sur les origines et les méthodes opérationnelles de diverses organisations criminelles, notamment la Ndrangheta italienne, la Camorra et la Mafia sicilienne, ainsi que sur les traditions criminelles russes et sud-africaines. Son dernier ouvrage comporte une section entière consacrée à l’analyse structurelle de la société militaire privée Wagner Group.
L’ami et collègue de M. Maltsev, le professeur américain Jerome Krase, décrit son approche comme singulière et non conventionnelle, permettant d’obtenir des informations qui, autrement, resteraient cachées. Maltsev est considéré comme un polymathe dont les travaux de recherche traversent les disciplines et transcendent les frontières nationales. Ses recherches portent non seulement sur la criminologie et la sociologie, mais aussi sur la psychologie, où il explore les rouages complexes de l’esprit humain, de la conscience et de la psyché.
Lorsque le conflit militaire a éclaté, Maltsev a choisi de ne pas abandonner l’Ukraine, malgré les horreurs de la guerre qui ont contraint plus de 5 000 scientifiques ukrainiens à se réfugier à l’étranger, selon les registres officiels. Il est resté fermement à Odessa, poursuivant ses recherches même lorsque la ville risquait d’être occupée par les forces russes. S’appuyant sur sa grande expertise psychologique et son expérience de la recherche, il a créé un laboratoire dédié au développement d’une nouvelle discipline de tir visant à doter les civils de compétences essentielles en matière d’autodéfense, de résilience psychologique sous la contrainte et d’utilisation légale des armes à feu en cas de crise.
Pour explorer les profondeurs de l’océan, il faut d’abord s’immerger sous sa surface – un principe que l’universitaire ukrainien semble incarner, en se plongeant profondément dans les sujets de ses recherches.
En pleine tourmente ukrainienne, cette approche a porté un coup cruel à Maltsev. Ses recherches, notamment le développement d’une nouvelle discipline de tir et des études sur le terrain liées au sport olympique du tir à la carabine, ont été interprétées à tort comme la formation d’une faction armée et la préparation de la prise du pouvoir. Ce malheureux malentendu découle d’une incompréhension plus générale de la méthode scientifique, en particulier lorsqu’elle est appliquée à des sujets sensibles. Ces idées fausses sont particulièrement répandues dans les régions instables comme l’Ukraine, où les personnes en position de pouvoir peuvent, en temps de crise, devenir excessivement vigilantes, voire enclines à la paranoïa.
Le sociologue Lucien Oulahbib observe qu‘en période de guerre ou de bouleversements sociaux, les institutions sont souvent soumises à une pression intense pour faire preuve de contrôle et de compétence. Il note que les fonctionnaires peuvent occasionnellement recevoir des rapports accusant un individu d’un comportement suspect. Dans de telles circonstances, plutôt que de mener une enquête approfondie, les autorités peuvent agir précipitamment et ordonner une arrestation sur la seule base de l’allégation initiale. Cette approche réactionnelle, motivée par l’urgence des menaces perçues, peut avoir de graves conséquences.
L’annonce d’un livre à paraître sur les crimes de guerre, associée au développement d’une nouvelle discipline de tir et à l’exécution de recherches sur le terrain, a convergé vers un récit mal compris qui a suscité une réponse erronée de la part des services de sécurité. Ce qui avait été conçu comme un moyen de renforcer la position internationale de l’Ukraine a malheureusement été perçu au niveau national comme une menace potentielle pour la sécurité nationale.
Le 23 septembre 2024, le Service de sécurité de l’Ukraine (SBU) a annoncé qu’il avait « neutralisé une force opérationnelle du GRU russe », l’unité de renseignement militaire des forces armées russes. Oleg Maltsev a été accusé d’avoir créé une formation paramilitaire ou armée illégale. Il a également été accusé en vertu de l’article 109 du code pénal ukrainien, qui concerne les actions visant à renverser violemment l’ordre constitutionnel ou à prendre illégalement le pouvoir.
Les autorités ont allégué que des unités opérationnelles et de combat avaient été formées sous le couvert d’organisations non gouvernementales et qu’elles comprenaient des groupes de tireurs d’élite, de reconnaissance, de communication, de soutien opérationnel et d’assaut. Toutefois, les experts juridiques affirment qu’il n’existe aucune preuve de l’existence de ces groupes dans les dossiers judiciaires officiels, ni aucun lien documenté avec la Russie.
Les amis, collègues et associés du Dr Maltsev insistent sur le fait qu’il n’aurait pas pu participer à des activités violentes ou prendre des mesures visant à s’emparer du pouvoir, étant donné qu’il suivait un traitement médical intensif depuis un an en raison d’une grave détérioration de son état de santé. En outre, des témoins oculaires confirment que ni avant ni pendant la guerre, le Dr Maltsev n’a exprimé son soutien à la Russie.
Willy Fautré, militant belge des droits de l’homme, affirme que l’affaire pénale contre le scientifique semble être une fabrication délibérée, suggérant que des arrière-pensées pourraient être à l’origine de ces accusations.
Pendant sa détention, le scientifique reste soumis à des pressions incessantes. Les avocats de la défense affirment que son état de santé s’est considérablement aggravé en raison des conditions inhumaines de sa détention. Sa literie est infestée de punaises, ce qui l’oblige à dormir dans des conditions insalubres et inconfortables. Les toilettes ne sont pas séparées des quartiers d’habitation et les détenus ne sont autorisés à se laver qu’une fois par semaine. Les cellules sont humides, les murs s’effritent et les sols sont abîmés, ce qui limite l’accès à l’air frais ou à la ventilation artificielle.
De plus, malgré le fait que le scientifique lutte contre le diabète, il n’a pas été autorisé à recevoir des repas diététiques faits maison, essentiels à la gestion de sa maladie. Au cours des quatre mois de sa détention, il a été fréquemment transféré d’une cellule à l’autre, chaque mouvement le plaçant dans des conditions de plus en plus défavorables.
À un moment donné, le Dr Maltsev a été enfermé pendant dix jours dans une cellule de punition – une pièce d’isolement fermée et non chauffée – où il a été privé de la possibilité de se laver pendant toute la durée de sa détention. Ces mesures sévères ont suscité de vives inquiétudes quant à son bien-être physique et aux conséquences plus générales du traitement qu’il a subi pendant sa détention.
Les défenseurs du Dr Maltsev affirment que les conditions de sa détention, compte tenu notamment de ses graves problèmes de santé – son diabète auquel s’ajoute maintenant un asthme bronchique – sont délibérément rendues intolérables. Ils affirment que cette stratégie vise à le contraindre à choisir entre deux alternatives tout aussi pénibles l’une que l’autre : avouer un crime qu’il n’a pas commis ou périr dans des conditions difficiles tout en préservant son innocence.
Parmi ses collègues ukrainiens, certains ont exprimé leur soutien, mais avec prudence, plusieurs ayant opté pour la discrétion par crainte de représailles de la part des forces de l’ordre et des agences de sécurité. Dès les premiers jours de sa détention, des collègues internationaux se sont mobilisés pour écrire des appels aux organisations de défense des droits de l’homme et envoyer des messages de solidarité. Un groupe d’initiative a même lancé une pétition internationale adressée à Michael O’Flaherty, l’actuel commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.
Selon la famille du Dr Maltsev, des messages d’encouragement et de soutien sincère arrivent chaque jour du monde entier, notamment d’Italie, d’Allemagne, des États-Unis, des Pays-Bas et de Belgique.
Cette vague de mobilisation internationale a déjà porté ses fruits. Le scientifique a été transféré dans des locaux plus chauds, une amélioration cruciale, surtout à l’approche de l’hiver.
Néanmoins, les militants des droits de l’homme restent déterminés dans leur quête de justice. Ils sont déterminés à assurer la transparence dans l’affaire du Dr Maltsev, affirmant que son procès est entaché de graves violations juridiques et procédurales, portant ainsi atteinte aux principes de justice et de procédure régulière.
Une déclaration officielle de l’avocate du Dr Maltsev, Yevgeniya Tarasenko, a provoqué un choc profond. Dans son discours, elle a révélé qu’en décembre 2023, les forces de l’ordre ukrainiennes avaient tenté de le faire chanter.
Son arrestation s’est accompagnée d’une campagne de harcèlement en ligne à grande échelle. Des plateformes de médias sociaux et des canaux Telegram ont diffusé des photographies personnelles du Dr Maltsev, accompagnées d’un contenu diffamatoire. Ces messages ont non seulement porté atteinte à son honneur et à sa réputation professionnelle, mais ont également montré des signes évidents de discrimination fondée sur l’apparence, les caractéristiques extérieures et le niveau intellectuel.
Les cercles sociaux et professionnels entourant le Dr Maltsev ont été soumis à une pression psychologique considérable, ce qui a encore érodé l’intégrité de la procédure judiciaire. En outre, des informations confidentielles issues de l’enquête préliminaire ont été intentionnellement divulguées, violant le principe de confidentialité et portant atteinte au droit du Dr Maltsev à la présomption d’innocence jusqu’à preuve du contraire.
De nombreuses plaintes officielles détaillant ces violations ont été soumises au bureau du procureur général, mais aucune n’a été traitée. Les défenseurs des droits de l’homme affirment que des pressions indues ont été exercées sur les organes d’enquête et judiciaires tout au long du procès, jetant une ombre sur les perspectives d’une résolution équitable et impartiale.
L’arrestation du Dr Oleg Maltsev ne peut être considérée isolément ; elle symbolise un phénomène beaucoup plus large. Les accusations portées contre le scientifique s’inscrivent dans un schéma troublant où des individus exerçant une grande influence intellectuelle et sociale sont perçus comme des menaces potentielles, quelles que soient les preuves – ou leur absence. Ce problème dépasse les frontières de l’Ukraine et se manifeste sous diverses formes dans le monde entier.
L’arrestation récente de Boualem Sansal, écrivain franco-algérien estimé, souligne l’urgence de ce problème à l’échelle mondiale. En Algérie, des années de répression n’ont laissé aucune place à la dissidence, justifiant les détentions par un climat de peur et d’intolérance à l’égard des opinions divergentes. Dans le cas de Maltsev, les accusations de trahison semblent servir d’instruments politiques conçus pour légitimer le silence, l’ostracisme et la persécution de ceux qui osent aborder des questions gênantes. Dans de tels cas, les arrestations très médiatisées remplissent de multiples fonctions : projeter le pouvoir de l’État, neutraliser les rivaux perçus et remodeler le discours public par le biais d’accusations ciblées. Bien entendu, les pays à tendance autoritaire ont souvent recours à la persécution des intellectuels et à la répression de la dissidence.
Mais l’histoire montre que la survie par la répression engendre souvent une instabilité à long terme, un paradoxe que l’Ukraine, qui aspire à une gouvernance démocratique, peut difficilement se permettre.
[1] International Journalist, EUASU Public Relations Specialist, Corresponding Member of the EUASU
Par Darina Karuna[1]
Pour signer la pétition
https://www.change.org/p/demand-justice-suspicion-of-malicious-prosecution-in-dr-maltsev-case
Poster un Commentaire