Daniel Sarfati. « Kafka avait gagné son procès »

« Très cher Max,

Ma dernière volonté : tout ce qui se trouve dans les biens que je laisse derrière moi ( c’est à dire dans ma bibliothèque, dans mon armoire, sur mon bureau, chez moi et au travail, ou dans tout autre lieu qui te vient à l’esprit où il pourrait y avoir quelque chose ), qu’il s’agisse de journaux, de manuscrits, de lettres, les miennes et les autres, les dessins, etc… doit être entièrement brûlé sans être lu, de même que tous les textes et tous les dessins, que toi ou tout autre personne à qui tu devras les demander en mon nom, pouvez détenir.

Ton Franz Kafka »

Max Brod avait lu et relu cette lettre.

Non, il ne respecterait pas les dernières volontés de son ami.

Tous les manuscrits qu’il avait pu rassembler se trouvaient dans cette vieille valise en cuir, pleine à craquer sur son lit d’un hôtel miteux à Prague.

Les nazis étaient aux portes de la Tchécoslovaquie, il n’était question que de quelques heures avant qu’ils n’envahissent ce pays. Il n’allait pas leur faciliter la tâche et participer à l’autodafé de l’œuvre d’un écrivain génial, qui un jour, serait reconnu par le monde entier.

Il avait un billet de train pour Constantinople. Le train partait dans 2 heures.

De là, il comptait se rendre à Jérusalem, où l’attendait l’éditeur Salman Schocken, qui lui aussi s’était échappé de Berlin et avait réussi à monter de nouveau une maison d’édition.

Schocken avait promis à Max Brod de publier Kafka.

Restait le problème des dessins.

Kafka les aimait encore moins que ses écrits et les trouvait sans valeur.

Max Brod était un connaisseur et avait commencé à collectionner des tableaux d’artistes contemporains allemands. Mais les dessins de son ami étaient à l’opposé de l’expressionnisme. Pas de couleurs ni de formes torturées. Des bâtonnets, des personnages brisées, une calligraphie de la solitude.

Sobres comme des lettres isolées, qui interrogeaient le lecteur.

Un minimalisme du désespoir.

Ces dessins étaient tout ce que Kafka n’avait pas réussi à exprimer par des mots.

Max Brod avait pris sa décision.

Il enleva le volumineux guide du trafic ferroviaire de sa sacoche. De toute façon, il n’en n’aurait plus besoin. Il ne reviendrait plus en Europe, un continent qui ne voulait plus de ses juifs.

Il mit à la place une grande enveloppe qui contenait les dessins de Franz Kafka.

Dans le train pour Constantinople, Max Brod ferma les yeux, la tête pleine du bruit des essieux et des bottes des barbares qui avaient franchi les frontières de la Tchécoslovaquie.

Bientôt, son ami serait en lieu sûr.

Max Brod s’imaginait déjà dans un appartement ombragé du quartier de Rehavia, à Jérusalem, un livre de Kafka à la main.

Au 23 de la rue Spinoza à Tel Aviv, un immeuble assez décati, aux volets encore clos.

Là, vivait une vieille dame avec ses chats. Elle est morte en 2020, après avoir perdu un procès qui durait depuis des années.

Elle s’appelait Eva Hoffe. Sa mère Esther, avait été la secrétaire et sans doute la maîtresse de Max Brod.

En 1939, vingt-quatre heures avant la fermeture de la frontière tchèque par les nazis, Max Brod réussit à s’enfuir en Palestine avec sa valise pleine de manuscrits, de lettres, de photos de Kafka. Il avait passé outre l’injonction de son ami de les détruire après sa mort en 1924.

Max Brod ayant perdu sa femme et n’ayant pas d’enfants, c’est sa secrétaire Esther Hoffe qui héritera de ces documents.

Ces papiers vont être répartis dans des coffres à Tel Aviv et à Zurich.

Certains d’entre eux resteront dans l’appartement de la rue Spinoza, au milieu des chats.

Contre la volonté de Brod, Eva Hoffe les monnayera très rapidement en vendant illégalement le manuscrit original du « Procès » à un collectionneur allemand.

L’Etat d’Israël s’oppose à la vente et à la dispersion de ces documents inestimables.

Les écrits de l’écrivain juif tchèque, sauvés in extremis, des flammes, ne doivent pas retourner sur le sol allemand.

L’œuvre de Kafka appartient au patrimoine universel mais Max Brod avait voulu que les manuscrits originaux soient conservés à la Bibliothèque Nationale d’Israël.

Après des années de procédure, la justice décide que ces documents resteraient en Israël, conservés à la Bibliothèque Nationale, accessibles à tous les chercheurs.

Le 22 novembre 2021, les derniers documents en provenance de coffres-forts suisses, sont arrivés et présentés à la presse à Jérusalem.

Il s’agissait de trois versions de « Préparatifs pour un mariage de campagne », des dessins, des cahiers d’exercices d’hébreu, de nombreuses lettres adressées à ses amis, Max Brod et d’autres…

Des lettres à son père dont la tonalité serait très différente de la fameuse « Lettre au père ».

Un samedi matin, je suis passé rue Spinoza.

Tout était silencieux, les fidèles étaient dans les synagogues, les autres étaient restés au lit profitant du repos du shabbat.

Le seul bruit était celui de mes pas écrasant les cosses des fruits d’eucalyptus.

Un des volets du 23 rue Spinoza s’est entrouvert.

J’ai cru distinguer une ombre furtive, une silhouette frêle, avec un profil aigu portant comme l’ébauche d’un sourire satisfait.

Frantz Kafka avait gagné son Procès.

© Daniel Sarfati

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