Boualem Sansal: « Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu synonyme de terreur ». Par Alexandre Devecchio

Boualem Sansal. Fabien Clairefond


EXTRAITS – En 2006, le romancier et essayiste franco-algérien publiait chez Gallimard une Lettre de colère et d’espoir à ses compatriotes algériens. Il y dénonçait la dérive totalitaire d’un régime pris en tenaille par l’islamisme et la corruption. Les extraits que nous avons choisis résonnent avec force aujourd’hui.

Au fond, jamais nous n’avons eu l’occasion de nous parler, je veux dire entre nous, les Algériens, librement, sérieusement, avec méthode, sans a priori, face à face, autour d’une table, d’un verre. Nous avions tant à nous dire, sur notre pays, son histoire falsifiée, son présent émietté, ravagé, ses lendemains hypothéqués, sur nous-mêmes, pris dans les filets de la dictature et du matraquage idéologique et religieux, désabusés jusqu’à l’écœurement, et sur nos enfants menacés en premier sous pareil régime. C’est bien triste. Et dommageable, le résultat est là.


Une vie entière est passée, deux peut-être, davantage sans doute, et encore nous nous taisons, chacun dans son coin, avec chez certains, toujours les mêmes, nos grands dirigeants, perchés au-dessus de nos têtes, cet insupportable mépris au coin des lèvres qui est leur marque de fabrique, souriant à la ronde à la manière de ces vieux crocodiles qui tournent inlassablement autour du marigot, la gueule ouverte, l’œil inhumain, la queue prête à fouetter. Il y a longtemps, trop longtemps on va dire, que nous ne nous sommes pas parlé. Comment mesurer le temps écoulé si personne ne bouge, si rien ne vient, si rien ne va?

Constater l’arrêt est un progrès, cela implique cette chose banale et fantastique que quelque part, quelqu’un, un jour, vous, moi, un autre, a dû s’entendre dire: “Dieu, où en sommes-nous après tant d’années livrées au silence?”, ou simplement: “Que se passe-t-il en ces lieux?” Terribles questions. Des hommes sont morts sans savoir, et d’innombrables enfants arrachés à la vie avant d’apprendre à marcher, et des villes entières, qui furent belles et enivrantes, ont été atrocement défigurées. Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu, par le fait de notre silence, synonyme de terreur et de dérision et nos enfants le fuient comme on quitte un bateau en détresse. Et combien de touristes l’évitent à toutes jambes.

Le mal a submergé le bien sous nos yeux

La beauté de nos paysages et notre hospitalité légendaire ne font pas le poids devant les mises en garde des chancelleries et les alarmes insoutenables des médias et des ONG. Nous voilà seuls, à tourner en rond, ressassant d’antiques lamentations. Mais peut-être aussi avons-nous cessé de nous parler parce que personne n’écoutait l’autre. La rumeur galopante, l’ivresse du vide, le bourdonnement lancinant de nos rues, l’imposante étroitesse de nos grands esprits, les flonflons, les prêches, les harangues, les crises, les terrorismes, les détournements et les famines qui ont décimé plus que l’économie ne l’autorisait, les pénuries qui ont occupé nos vies si courtes, les corvées d’eau, les deuils, les queues devant les juges, le regard hypnotisant des surveillants ont leur part d’explication dans notre aphonie, c’est vrai.

La surprise, le vertige, les entourloupes à l’entame de chaque nouvelle ère, le suspense haletant du feuilleton, je ne vois pas une autre explication à notre silence
Combien excusables sommes-nous de ne pas savoir parler et courir à la fois. Pense-t-on à tirer des plans sur la comète lorsqu’on est assailli par le malheur au quotidien et que la grande affaire, la véritable urgence, la ruse de chaque instant, consiste à échapper à la mort, à tromper le bourreau, à se garder des catastrophes, à contourner les plantons, à gagner du temps tout simplement. Je parle de la mort en général, et du temps qui nous fut imparti pour vivre, la mort de l’homme dans sa chair, son âme, sa mémoire, ses pauvres lendemains, mais aussi du reste, le cadre de vie, le quartier, le dernier refuge, les valeurs, les institutions, pendant que ceux-là, perchés au-dessus de nos têtes, souriant avec plus de cruauté et de fatuité, les tartufes, les pieuvres, les jusqu’au-boutistes, s’emploient à détruire en ces terres jusqu’aux mythes fondateurs du genre humain.

Pourtant, nous eûmes des moments de répit, et de grâce, et certainement plus que d’autres peuples, bien moins lotis que nous. Pauvre Rwanda, pauvre Kaboul, pauvre Tchétchénie, pauvre Haïti, où le malheur se dissipe dans les brumes de l’éloignement. L’Algérie, c’est autre chose, elle est là, au cœur du monde, c’est un grand et beau pays, riche de tout et de trop, et son histoire a de quoi donner à réfléchir, mille peuples l’ont habitée et autant de langues et de coutumes, elle a bu aux trois religions et fréquenté de grandes civilisations, la numide, la judaïque, la carthaginoise, la romaine, la byzantine, l’arabe, l’ottomane, la française, elle a guerroyé tant et plus, ses cimetières regorgent de noms exotiques, ses campagnes, ses montagnes et ses cités sont riches de vestiges fabuleux, et encore n’a-t-elle pas fini de se recenser et de se connaître.

Et voilà qu’aujourd’hui, nous en sommes là, hagards et démunis, immobiles et penauds, n’ayant plus rien à renier ou à aimer. La surprise, le vertige, les entourloupes à l’entame de chaque nouvelle ère, le suspense haletant du feuilleton, je ne vois pas une autre explication à notre silence. Je ne dis pas lâcheté, nous n’avions ni arme, ni galon, pas même un peu de cette folie ardente qui agite les désespérés du bout du monde, pour renverser la table et prendre le micro. Quand on est sans voix, on est lent à la détente. Il y a aussi que nous sommes des hommes de paix, la nature nous a faits ainsi, patients et crédules, parfois versatiles et insouciants, et le cas échéant, futiles et chatouilleux. Le mal a submergé le bien sous nos yeux, rien n’est plus tragique. (…)

Être en prison, d’accord, mais la tête libre de vagabonder

N’était la peur de les pousser à bout, je leur dirais que je n’ai pas écrit en tant qu’Algérien, musulman et nationaliste ombrageux et fier, et totalement discret, j’aurais bien su en l’occurrence quoi dire et comment le dire, j’ai écrit en tant qu’être humain, enfant de la glèbe et de la solitude, hagard et démuni, qui ne sait pas ce qu’est la Vérité, dans quel pays elle habite, qui la détient et qui la distribue. Je la cherche et, à vrai dire, je ne cherche rien, je n’ai pas ces moyens, je raconte des histoires, de simples histoires de braves gens que l’infortune a mis face à des malandrins à sept mains qui se prennent pour le nombril du monde, à la manière de ceux-là, perchés au-dessus de nos têtes, souriant grassement, qui se sont emparés de nos vies et de nos biens et qui en supplément exigent notre amour et notre reconnaissance.

Être en prison, d’accord, mais la tête libre de vagabonder, c’est ça que j’écris dans mes livres, ça n’a rien de choquant ou de subversif. Le temps de la colère et des mises au point
J’aimerais leur dire que la dictature policière, bureaucratique et bigote qu’ils soutiennent de leurs actes ne me gêne pas tant que le blocus de la pensée. Être en prison, d’accord, mais la tête libre de vagabonder, c’est ça que j’écris dans mes livres, ça n’a rien de choquant ou de subversif. Le temps de la colère et des mises au point. Et puis, quoi, sont-ils si sûrs de penser différemment? N’ont-ils pas, à un moment ou à un autre, refusé cette violence dont nous nous plaignons? Et quand ils dénoncent la nostalgie du colonialisme chez l’autre, ou chez moi, ne cherchent-ils pas à imposer la leur, pêchée on ne sait où, dans de lointains souvenirs ou dans ces pays frères et amis ravagés par des régimes exemplaires? Je leur dirai ceci pour être sûr qu’on parle de la même chose: le colonialisme comme la dictature, l’esclavage comme la chasse à l’homme, les déportations comme les pogroms, les galères comme la torture organisée, le nationalisme en fanfare comme les belles paroles qui font briller la misère sont à mettre dans le même sac, et il n’y a pas de bon sac qui tienne. Sinon, ça voudrait dire quoi, que les damnés d’aujourd’hui devraient être contents de leur sort sous prétexte que leurs aînés ont vu pire?

Une dictature à la Bokassa

C’est normal, ça, sacrifier les pères pour libérer le pays et livrer leurs enfants à la tyrannie, au culte d’Ubu, au chômage, à la maladie, au terrorisme, à l’émeute, aux chiens de garde? Cent trente-deux années de colonialisme et de lutte pour aboutir à ça, une dictature à la Bokassa, ce n’est vraiment pas un cadeau! Mon idée toute simple est que, ayant connu l’un, il nous revient de refuser l’autre d’où qu’il vienne. Personne, mes amis, ne naît complice, on y vient par erreur, par peur, par intérêt. Ils sont à présent des thuriféraires, oubliant qu’ils furent des pourfendeurs, ne serait-ce qu’en cet âge où l’on rêve de courir le monde pieds nus, à la recherche de soi, de Dieu, de l’amour, de la liberté. Et d’une terre aimante où il fait bon vivre et mourir pour les siens.

Nous pourrions aussi leur ajouter ceci, mes bons amis, quand la guerre est finie, et les actes signés, le mot ennemi doit disparaître à l’instant du vocabulaire et être remplacé par ami ou partenaire ou voisin ou messieurs, ou alors on poursuit la guerre pour vider l’abcès. Ne le savent-ils pas que c’est avec ses vieux ennemis qu’on se fait les meilleurs amis? Moi, je dis ami, sans nostalgie mais avec le regret qu’il ait fallu une guerre et combien d’abominations pour en arriver là. Ils devraient faire leur examen de conscience avant de condamner l’humanité. Et d’abord, qu’ils l’apprennent, l’humanité les a déjà condamnés, maintes fois, leur temps est compté.

Quel rôle que celui d’échotier, on se veut le héraut de ce qui fait l’air du temps, on se retrouve sur la liste des Wanted. Il y a quelque chose de pourri dans la République. Vous me direz que le monde entier le sait et qu’il ne sert à rien d’en rajouter. Aussi n’est-ce pas l’ordre du jour, le système est ce qu’il est, comme il a commencé il finira. On tirera la chasse et on oubliera. Non, je veux parler de nous, les Algériens, les gens, les bonnes pâtes que nous sommes, les citoyens modèles que nous rêvons d’être dans une République qui nous appartiendrait… À ce stade, notre but n’est pas de prendre les armes, mais de nous convaincre de notre démarche de vérité et de liberté.

© Alexandre Devecchio

https://www.lefigaro.fr/vox/monde/boualem-sansal-le-nom-meme-de-notre-pays-algerie-est-devenu-synonyme-de-terreur-20241121

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1 Comment

  1. C’est curieux, Boualem Sansal (force et soutien à lui) écrit sur L’Algérie mais j’ai l’impression de lire une lettre sur la « France ».

    Le nom même de notre pays, Macronie, est devenu synonyme de terreur… »Il y a quelque chose de pourri dans la République ». D’ailleurs, si le NFP remportait les présidentielles (avec le soutien des Eurofascistes macronistes), la totalité de la France ressemblerait très vite à L’Algérie ou à l’Iran. Dans certaines villes ou certains quartiers, c’est déjà la réalité.

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