Sonia Mabrouk et Philippe de Villiers: “Qu’est-ce que ‘l’âme française’?”

Philippe de Villiers et Sonia Mabrouk
© Fabien Clairefond

GRAND ENTRETIEN – La journaliste publie Et si demain tout s’inversait et le fondateur du Puy du Fou, Mémoricide. Ensemble, l’essayiste franco-tunisienne et le Vendéen assimilé débattent des racines chrétiennes de la France, de notre rapport au sacré et à l’histoire.

LE FIGARO. – Votre livre, Philippe de Villiers, fourmille d’accents personnels. Vous racontez votre jeunesse et vous décrivez comme un “beur vendéen, le fruit d’une intégration réussie”. Vous êtes un assimilé, quelque part ?

Philippe DE VILLIERS. – Je suis un boomer ayant vécu la prospérité des Trente Glorieuses, j’ai reçu mon premier transistor au Noël de mes 14 ans. J’ai cru que les Trente Glorieuses seraient les “trente éternelles”. Je suis également un bocain (habitant du bocage, NDLR)ayant vécu derrière les haies, d’où une certaine timidité. Ma première langue est le patois vendéen, avec sa gouaille, sa verve, qui précède le français, ma deuxième langue. Troisième « B » : je suis un beur, fils d’un militaire lorrain qui rencontra de Lattre en Vendée, où il rencontra après-guerre une jeune Catalane. Je suis vendéen par le droit du sol. Suis-je un Vendéen assimilé ? Je le pense, ayant tout accepté jusqu’à perdre ma langue natale.

Sonia MABROUK. – L’assimilation a d’abord bénéficié aux Français de Vendée, de Bretagne, de Normandie et d’ailleurs. Elle fut promue “à la schlague”, si vous me passez l’expression, par les hussards de la République. Au lieu de pousser des cris d’orfraie comme on en a l’habitude aujourd’hui dès qu’on use de ce terme, il peut être utile de se rappeler que les Français furent les premiers assimilés, avec une exigence assez radicale à l’époque.

Justement, Sonia Mabrouk, comment avez-vous rencontré charnellement la France, vous qui êtes arrivée de Tunisie au seuil de l’âge adulte ?

S. M. – Tout d’abord, la Tunisie et la France sont liées par une histoire moins blessée que celle, paroxystique, qui unit la France et l’Algérie. La Tunisie a été un protectorat français, non une colonie, il y a plus de compréhension, plus de proximité entre nos deux pays. J’ai vécu dans ma chair et mon cœur la toile d’araignée de la francophonie en Tunisie, rien qu’en étant inscrite à l’école française. Quand on passait la grille du lycée Cailloux ou du lycée Carnot, on était en territoire français, du moins se disait-on cela. C’était une fierté. Je suis entrée en France par la plus belle des portes, celle de la littérature et des romans, grâce à des professeurs français formidables.

Parfois, on est incompris lorsqu’on déclare sa flamme à ce pays. Ce n’est pas un concours de patriotisme, c’est simplement ce que je ressens profondément. On m’a appris dès l’école à aimer ce pays qui est devenu mon pays d’adoption. Car, ensuite, j’y suis arrivée, il y a une vingtaine d’années, et son visage s’est depuis transformé sous mes yeux. Je le dis avec tristesse, j’ai vu le visage de la France s’enlaidir. Ce n’est pas par nostalgie que je veux retrouver la France qui m’a accueillie, mais parce que c’était un projet d’avenir pour moi. Voilà pourquoi je soutiens cette assimilation que l’on met en valeur de l’autre côté de la Méditerranée et que l’on s’interdit de convoquer ici. C’est assez injuste et surtout inquiétant pour le pays.

Que désigne le mémoricide” que vous avez choisi comme titre de votre livre, Philippe de Villiers ? La déconstruction du roman national ?

P. V. – Plus que cela, le mémoricide est à une nation ce que le génocide est à un peuple. C’est faire vivre une nation avec une ablation de la mémoire, plus grave encore que l’ablation d’un rein. C’est faire vivre un peuple avec une mémoire pénitentielle, sans transmettre la mémoire vivante du dépôt millénaire. C’est faire vivre un peuple avec une mémoire invertie, non seulement en pratiquant et inculquant l’amnésie des grandeurs et l’hypermnésie des lâchetés, mais en désirant vivre à l’inverse de ce que nos pères, nos mères, nos ancêtres ont vécu. Tout a changé, jusqu’à la manière d’ensevelir ceux qui s’en vont ; la crémation, c’est vraiment le mémoricide parfait, qui consiste à dire : “Tu ne te souviendras plus de moi, ne me cherche pas, je ne serai nulle part, tu disperseras mes cendres”.  Pour aller au cœur de votre question, le mémoricide – et c’est ce que je reproche à la cérémonie des Jeux et à toutes nos élites -, c’est amputer un vieux peuple de l’acquis le plus précieux, soit le droit de puiser dans les siècles passés les mélodies manquantes.

Quand vous parlez du génocide vendéen, typiquement, vous activez une mémoire sombre de la Révolution française. N’est-il pas important de se souvenir aussi des travers de notre histoire ?

P. V. – Un vieux paysan vendéen m’a dit un jour : Mon petit gars, il ne faut pas trier le passé comme on trie la mogette”.  On doit tout assumer, mais on peut assumer sans enthousiasme. Le premier mémoricide, c’est la Terreur, la Révolution. Il tient dans ce mot fameux de Robespierre : “Quand j’ai vu à quel point l’espèce humaine était dégradée, je me suis convaincu de la nécessité d’un recommencement absolu de l’humanité”.  Contrairement à ce qu’on fait croire, la Révolution n’est pas un changement de régime mais de religion. 

Cette religion moderne alimentée par la Terreur bute sur un problème, c’est qu’il n’y a plus d’unité, il manque le ciment onctueux du saint chrême. Soixante-dix ans plus tard, après la défaite de Sedan, plusieurs instituteurs et historiens républicains se réunissent et constatent qu’il n’y a plus de liant. Ernest Lavisse, par un coup de génie, dit qu’il faut un fédérateur de substitution. Ce sera le roman national. À partir de là, que font-ils ? Sans le concours de l’Église, ils ressuscitent Jeanne d’Arc, Clovis et son baptême, la colombe. Puis, en 1968, le roman national meurt, Giscard lui donne le coup de grâce en faisant de l’histoire une discipline d’éveil. Quand j’ai vu le célèbre graffiti « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi », je me suis dit qu’un jour je ferais revivre le roman national. Non pas en exaltant la puissance de la France, il n’en est plus question, mais en prônant sa beauté. J’ai trouvé un bout de terrain avec une ruine, et, là, j’ai fait revivre le roman national à travers le Puy du Fou.

S. M. – Cela m’a touchée que vous fassiez référence à la mort, car il me semble qu’on touche là au dernier carré du sacré. L’effritement des rites funéraires en Occident, singulièrement en Europe et en France, me frappe beaucoup. En Orient, ces rites sont constitutifs d’une identité, d’une filiation. Avec cette évolution, c’est comme si un premier bloc se détachait de notre histoire, de notre mémoire. La disparition de la sacralité autour de la mort explique qu’il n’y ait plus de sacralité associée au passé. Cela pose la question de ce à quoi l’on peut se raccrocher. Que donne-t-on à aimer ? À quoi propose-t-on de s’assimiler ? Qui sont nos héros communs, quelles sont nos fiertés, notre sentimentalité, notre enveloppe charnelle ? Je ne saurais le dire aujourd’hui. En arrivant en France, j’avais déjà tout un panthéon imaginaire. Actuellement, je ne vois plus aussi clairement le lien entre ces différents points et personnages clés de l’histoire.

P. V. – Avec mon père, nous allions tous ensemble au cimetière le jour des Morts, et il nous disait toujours: “Regardez, les tombes sont fleuries. La civilisation est sauvée”.  Je lui demandais pourquoi, et il me répondait que le jour où les tombes ne seraient plus fleuries, ce serait la fin. Ça y est, on a basculé. Jérôme Fourquet souligne que 43 % des Français choisissent la crémation.

S. M. – Anecdote pour anecdote, j’ai l’habitude de me rendre avec mon père dans le cimetière tunisien où repose ma mère, au pied d’une église. Une fois, je vois entrer un vieux monsieur avec un tout petit enfant. Celui-ci court, celui-là peine à marcher, cherche vraisemblablement la dernière demeure de son épouse. L’enfant, tout fou, s’arrête pile au niveau d’une tombe, non loin de celle de ma mère. Arrive le vieux monsieur, que j’interroge : “Le petit, là, il se rappelle immédiatement ?” Sa réponse : “Parce qu’il a cette mémoire spatiale et qu’il la gardera toujours, la civilisation sera sauvée”.  Cela m’a beaucoup, beaucoup marquée.

P. V. – On ne peut pas vivre sans légendaire. Quand j’étais à Sciences Po, on nous parlait de l’imaginaire collectif. L’expression n’est pas très belle, mais elle veut bien dire quelque chose. L’imaginaire collectif, c’est une petite romance qui chante en soi et vient embraser le roman de nos vies. À mille lieues d’Aya Nakamura et son “Djadja” ou je ne sais trop quoi…

Sonia Mabrouk, vous évoquez dans votre livre les rapports entre l’Orient et l’Occident. Autant le mémoricide frappe l’Occident, autant la mémoire de la colonisation reste très vive dans les pays arabo-musulmans, l’Algérie en tête. Vous semble-t-il qu’une soif de revanche habite ces pays au point de constituer un ciment collectif ?

S. M. – Évidemment, ce socle existe, mais il serait réducteur de ne parler que de cela. Contrairement à ce qu’on a coutume de penser ici, l’Orient ne se pense pas uniquement par rapport à l’Occident. L’Orient, aujourd’hui, inclut toute une partie du “Sud global” et représente donc des millions et des millions de personnes. En Europe, on a souvent l’impression que l’Occident est le pivot de l’histoire du monde. Ceci dit, il est vrai qu’en Algérie, notamment, le récit se construit par rapport à la colonisation et ses conséquences. Je dis souvent, du moins pour la Tunisie, que le protectorat a eu ses bienfaits, comme ailleurs la colonisation. Il suffit de se balader dans les rues de Tunis pour réaliser l’ampleur de l’héritage qui nous a été laissé et qui est heureusement conservé.

C’est sans doute un peu schizophrénique, mais il y a là-bas un souci de préserver la beauté de ce qui perdure. Toute la jeunesse n’est pas biberonnée à la haine antioccidentale, contrairement aux Français d’origine immigrée. Étant née en Tunisie, puis arrivée en France, je n’ai pas la même histoire que des personnes nées ici dans une famille française depuis deux ou trois générations. Je m’aperçois que ces dernières ignorent souvent tout de la culture orientale, ne parlent même pas arabe. Quand certains me reprochent d’interroger ma religion, prétendant que je la critique, je réponds qu’ils ne la connaissent même pas. On assiste à une revanche des ignorants, qui ne savent même plus à quoi ils s’opposent. Quand on ne sait plus qui on est, on en veut à l’autre. L’islam, je le connais et je l’aime pour avoir baigné dedans. Ma mère m’a transmis ce qu’il comporte de bon, et je le transmets à mon tour à ma fille, en mettant de côté les appels à la violence ou à l’inégalité des sexes. Cette revanche est celle des ignorants, pas celle de ceux qui savent. Je ne dis pas que je suis dans le second camp, mais j’y aspire.

P. V. – Le filigrane de ce que vous dites est tenu par les plus grands historiens des Grecs et des Romains. Je repense à un dialogue entre Clovis et l’évêque Remi dans une vigne. Vient la question de la colonisation, l’évêque soutenant que “toutes les sociétés obéissent à la même loi : quand elles ont cessé de vivre de leur raison d’être et que l’idée qui les a fait naître leur est devenue comme étrangère, elles se détruisent de leurs propres mains“. Clovis lui demande quel est le premier signe. L’évêque de lui répondre : « La honte. » Vous êtes colonisé lorsque vous avez perdu la fierté de vous-même. En 2005, je demandais à Jacques Chirac pourquoi il ne voulait pas inscrire les racines chrétiennes dans son projet de Constitution européenne. Il m’a rétorqué que c’était inutile et contraire à l’histoire, défendant que les racines de l’Europe seraient autant musulmanes que chrétiennes. Une perle. Tout ça pour dire que, quand les hommes politiques ne savent plus d’où l’on vient, on devient naturellement la colonie de nos anciennes colonies.

Vous avez tous les deux abordé la question du face-à-face entre les racines chrétiennes qu’on oublie et un islam conquérant et fier. On a l’impression, Sonia Mabrouk, que vous avez une certaine estime pour les pays musulmans qui, eux, assument leur dimension spirituelle…

S. M. – L’islam est par nature hégémonique, et conquérant uniquement car la nature a horreur du vide. Il y a des individus conquérants, il y en a sur notre territoire dans une perspective de désassimilation, voire de terrorisme. Mais l’islam en lui-même, bien qu’hégémonique, n’a pas en soi de projet de conquête. Les musulmans se pensent en communauté, l’oumma, qui prévoit la cohérence, la stabilité, qui préserve le sacré. Aux antipodes de ce que promet l’Occident de nos jours. Quand on a devant soi le choix entre une Europe qui ne sait même pas dire qu’elle a des racines chrétiennes et une religion sûre d’elle, on va naturellement vers un projet assimilationniste. Il y a un islam vécu dans la sphère privée, générateur de sacré. Personnellement, c’est ce qui m’a permis de tenir dans les moments dramatiques. Plus qu’une certaine estime, j’ai pour cet islam-là une admiration totale. À l’échelle individuelle, il me tient à cœur. Maintenant, quand il s’agit de conquête menée par des peuples, se pose alors un vrai problème de remplacement et de recolonisation. Le vrai pouvoir, c’est la démographie. 

Et en face, il y a un désarmement total. On n’entre pas de la même manière dans une mosquée en terre d’islam et dans une église en terre de chrétienté. Là encore, c’est une forme de délitement. Dans une mosquée, on se déchausse en entrant, on met généralement un foulard. On ressent quelque chose en son âme et sur ses épaules. En France, j’ai remarqué qu’on entre parfois dans les églises comme on entre dans un supermarché. Comment un pays qui ne fait plus de différence entre l’espace profane et l’espace sacré peut-il survivre ? Quand, de la même façon, on remet en cause l’autorité au point de supprimer les estrades dans les écoles, on ne peut pas dire que l’islam est conquérant, mais simplement qu’il respecte encore le sacré.

Philippe de Villiers, vous avez envoyé votre livre à Emmanuel Macron ? Vous étiez très amis à une époque.

P. V. – Non, car il serait capable de me dire qu’il est formidable. Il l’a déjà fait ! À l’instant où il le dit, il le pense, en vertu du mentir-vrai d’Aragon. C’est un joueur. Quand il quittera l’Élysée, il sera croupier au casino du Touquet.

© Eugénie Bastié et Constantin Gaschignard

Source: Le Figaro

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