Archives: Georges Bensoussan : Israël n’est pas né de la Shoah. L’historien déconstruit avec force une idée reçue. Par Alexandra Laignel-Lavastine

L’historien, disait Paul Veyne, est celui qui “se méfie de ce qui va de soi”. Or il se trouve que parmi les stéréotypes les mieux partagés sur la naissance de l’Etat d’Israël – et Dieu sait s’ils sont légion ! -, il en est des plus coriaces. Notamment celui qui voudrait que l’Etat juif soit né de la Shoah, comme si la destruction du judaïsme européen en avait constitué la matrice. C’est François Mauriac, plein de bons sentiments, s’exclamant dans les années 1950 : “Sion a ressurgi des crématoires et des charniers. La nation juive est ressuscitée d’entre ces millions de morts.” C’est précisément cette fausse évidence que réfute ici avec force Georges Bensoussan, l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire intellectuelle du sionisme en France. L’historien, qui est aussi le rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah et directeur de l’excellente collection du “Mémorial de la Shoah” aux éditions Calmann-Lévy, était donc particulièrement bien placé pour analyser cette illusion rétrospective. Illusion d’autant plus brûlante qu’on la voit aujourd’hui réapparaître, sous des variantes nettement moins bienveillantes, dans le monde arabe comme au sein de l’ultragauche.

La démarche de Georges Bensoussan met d’abord en évidence combien la critique de ces reconstructions mémorielles fait plus que jamais partie du métier d’historien. Il ne s’agit certes pas de nier qu’un lien étroit a pu unir, après-guerre, la Shoah et la création d’Israël. Mais ce lien fut avant tout démographique, et c’est la thèse centrale de cet essai : il tient en premier lieu à la présence massive des survivants dans le nouvel Etat – 350 000 en 1949, soit un tiers de sa population. Pour autant, insiste l’auteur, Israël n’apparaît, en 1948, ni comme “une compensation offerte par l’Europe aux Juifs-victimes” – les Occidentaux ne se sentant alors en rien coupables -, ni comme “un sursaut des Juifs face à l’antisémitisme meurtrier”. Et de consacrer de nombreuses pages surprenantes à la période de la guerre : sait-on qu’il faudra attendre la toute fin de l’année 1942 pour que l’Agence juive (le “gouvernement” des juifs de Palestine) reconnaisse que les nazis ne procédaient pas à des tueries sporadiques, mais à un génocide ? Le soulèvement du ghetto de Varsovie aggravera l’incompréhension. “Pourquoi ne vous êtes-vous pas rebellés ?”, demandera encore le procureur aux témoins du procès Eichmann en 1961.

A rebours de la légende, l’accueil fait aux rescapés dès 1944-1945 fut, de fait, mitigé. En témoigne cette phrase inouïe prononcée par David Ben Gourion en 1949 : “Parmi les survivants des camps de concentration, certains n’auraient pas survécu s’ils n’avaient été ce qu’ils sont, durs, méchants et égoïstes.” Georges Bensoussan souligne ainsi, à juste titre, la dureté de l’opprobre jeté en Israël sur les juifs européens accusés de passivité : “Les “Juifs moutons”,écrit-il, inspirent du dégoût aux “Juifs-pionniers””, ce rejet permettant en outre de rendre la diaspora seule responsable de son destin. Un climat de mépris qui plaçait le rescapé dans une position intenable : “Mort, il aurait tort, et vivant, il est suspect.”

Ce livre posé et très argumenté vient opportunément rappeler que la centralité qu’occupe désormais la mémoire de la Shoah en Israël est assez récente. Une omniprésence ô combien décriée sur place, notamment parmi les intellectuels “post-sionistes”, qui y voient l’origine funeste des conceptions actuelles sur la sécurité. Cette mémoire ne s’imposera en effet qu’après le procès Eichmann et la guerre des Six-Jours (1967), la peur qui saisit alors le monde juif venant réveiller le traumatisme du génocide. Il s’agit donc bien d’“une légitimation après-coup”. Mais Georges Bensoussan montre surtout à quel point la thèse du lien de causalité entre la Shoah et Israël, que ce soit pour le déplorer ou pour inviter à défendre ce pays (ultime) refuge, conduit à un double dévoiement. Dévoiement de l’histoire de la Shoah, mais aussi dévoiement de l’histoire “radicalement politique” du sionisme, ainsi réduit à un geste compassionnel.


UN NOM IMPÉRISSABLE. ISRAËL, LE SIONISME ET LA DESTRUCTION DES JUIFS D’EUROPE (1933-2007) de Georges Bensoussan. Seuil, 295 p., 17 €.

© Alexandra Laignel-Lavastine

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