Les éditions Gallimard ne sont pas autorisées au SILA, du 6 au 16 novembre 2024. Selon nos informations, Alger souhaite éviter la présence sur le stand du dernier roman de Kamel Daoud.
Par Adlène Meddi
Gallimard, la prestigieuse maison d’édition française, est interdite de présence au Salon international du livre d’Alger (SILA, du 6 au 16 novembre). L’information a été confirmée du côté des organisateurs de cet événement et par Antoine Gallimard lui-même dans une déclaration au magazine d’actualité littéraire et éditoriale ActuaLitté:
“Nous apprenons tout juste que nous sommes interdits de présence au Salon d’Alger”, a déclaré le président des éditions Gallimard et du Groupe Madrigall. Ajoutant : “Nous venons de recevoir un courrier qui n’apporte aucune explication quant aux raisons ou motifs qui justifient cette décision”.
“Les organisateurs du SILA ont demandé à Gallimard de ne pas tenir de stand au salon, mais ont précisé que les autres maisons d’édition du groupe Madrigall n’étaient pas concernées par cette interdiction”, explique une autre source à Alger. “Mais Gallimard a refusé, aucune maison de son groupe [Pléiade, Folio, J’ai lu, Casterman, Flammarion, POL, Minuit, Christian Bourgeois, etc.] ne participera au SILA”, nous affirme-t-on. “Par solidarité, le groupe Madrigall ne se rendra donc pas au SILA”, a déclaré à ActuaLitté Antoine Gallimard, président de cette holding, quatrième groupe éditorial français.
Pourquoi une telle décision ? Les motifs précis ne sont pas mentionnés dans la missive envoyée par les organisateurs du SILA à Gallimard: “Il est permis de tout imaginer, attendu que leur courrier ne donne pas de précisions”, a estimé Antoine Gallimard dans ActuaLitté.
Le roman de Kamel Daoud ciblé
D’après des informations recueillies au ministère de la Culture, corroborées par les milieux éditoriaux algérois, “il s’agit d’une manière détournée d’éviter la présence du roman de Kamel Daoud sur le stand Gallimard”.
“Une censure qui ne veut pas dire son nom, on interdit tout Gallimard pour noyer le poisson”, réagit, amer, un acteur de l’édition qui a requis l’anonymat par peur de représailles. “La France va reconnaître sa responsabilité dans l’assassinat de Larbi Ben M’hidi. Mais l’Algérie interdit Gallimard qui a publié les grands manifestes anticoloniaux !” s’insurge un éditeur.
Dans le dernier roman de Kamel Daoud, “Houris”, paru donc chez Gallimard mi-août, la survivante d’un massacre perpétré par les terroristes islamistes à la fin des années 1990 retrace le parcours accidenté de sa vie après avoir échappé à la mort, l’assassin ayant “raté” son égorgement.
Le roman est aussi une critique de la gestion officielle de la mémoire de cette période qui a profondément traumatisé la société algérienne. L’écrivain cite comme épigraphe le chapitre 46 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale de 2005, punissant d’emprisonnement (3 à 5 ans) et d’amendes “quiconque, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international”.
Cette Charte, qui prévoit des mesures d’amnistie et d’indemnisation et qui impose un récit officiel du déroulement de la guerre civile des années 1990, a été critiquée par des ONG algériennes représentants aussi bien les victimes du terrorisme que celles d’exactions des forces de sécurité.
Ainsi, à l’époque, SOS Disparu(e)s, Somoud (familles des personnes kidnappées par les terroristes) et l’Association nationale des familles des disparus (ANFD) estimaient que la Charte “consolide l’impunité et le déni de justice et de vérité au profit des terroristes et des agents de l’État impliqués dans la lutte antiterroriste”.
Épée de Damoclès
Pour en revenir à l’article 46 de ce texte, “il reste inapplicable car on ne peut mettre en prison les chercheurs, écrivains, journalistes, essayistes, cinéastes qui, par dizaines si ce n’est plus, ont, en Algérie, travaillé, enquêté, écrit et réalisé autour de cette période”, rappelle un éditorialiste algérois, tout en nuançant : “Mais cela reste une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes qui sert à neutraliser a minima l’initiative créative ou l’enquête journalistique”.
“Ce n’est pas le roman de Kamel Daoud qui agace les autorités, mais la mise en lumière médiatique en France et ailleurs de ses propos critiques sur le silence imposé par la Charte, sur l’absence de traitement dans les manuels scolaires, sur l’invisibilisation des victimes…” commente l’éditorialiste. Une autre source nous a révélé que les autorités avaient également contacté, la semaine dernière, plusieurs participants au SILA pour leur interdire d’exposer les ouvrages de Kamel Daoud, Boualem Sansal et Mohamed Sifaoui.
Selon Arezki Aït Larbi, directeur des éditions Koukou (dont une vingtaine d’ouvrages ont été interdits lors du SILA 2002 avant que la maison d’édition ne soit complètement exclue du salon en 2023 et de cette édition 2024), il existe par ailleurs une « blacklist » d’auteurs au niveau du ministère de la Culture. Koukou a déposé une plainte contre l’interdiction de sa participation au SILA l’an dernier, mais la procédure est toujours en cours, selon Arezki Aït Larbi.
Le SILA 2023 avait été aussi marqué par le refus d’Alger de laisser venir la lauréate du prix Nobel de littérature 2022 Annie Ernaux, invitée par l’Institut français d’Alger. Ce refus aurait été motivé par la signature par l’écrivaine, aux côtés d’intellectuels du monde entier (Noam Chomsky, Ken Loach, Achille Mbembe, Abdellatif Laâbi, etc.), d’une tribune appelant les autorités algériennes à libérer le journaliste et patron de presse El Kadi Ihsane.
La France out du SILA ?
Mais au-delà de ces cas, il existerait, selon un des acteurs impliqués dans le SILA, “une volonté de ne pas afficher ou s’afficher avec les Français”, qui aurait été insufflée “verbalement par le ministère de la Culture”. La énième crise diplomatique entre Alger et Paris, après la reconnaissance cet été par la France de la “marocanité” du Sahara occidental, semble lourdement impacter même le domaine de l’édition et des livres. Nous sommes bien loin du SILA de 2015 où la France était le pays invité d’honneur, avec l’ex-ambassadeur Bernard Émié signant l’édito dans le magazine officiel du salon…
“Ils peuvent bien censurer les ouvrages, ils circulent plus que jamais, souligne notre éditorialiste. Le roman de Daoud est massivement piraté en Algérie et j’en ai déjà reçu quatre exemplaires PDF sur mon téléphone”. Et de poursuivre : “Au-delà de ce qui se passe autour du SILA, c’est la question des libertés qui est posée : combien de cafés littéraires ont été fermés ? Combien de conférences d’intellectuels ont été interdites ? Comment expliquer le stress d’un éditeur ou d’un importateur de livres face à une administration toute-puissante qui ne justifie même pas l’interdit ?”
© Adlène Meddi
Une fois de plus, l’histoire ne peut être racontée et l’intelligence s’exercer ! Ce n’est pas en baillonnant les auteurs ou les éditeurs que l’Algerie réglera les comportements extrémistes qu’elle devrait condamner avec une vraie force. De la même manière, c’est son image qui est en cause et avec elle, l’enfermement du regard porte par un peuple tout entier !