Pierre Rival. Trous de mémoire

Pierre RIVAL dont « Tribune juive » a publié les récits de voyage en Pologne et en Israël revient cette fois-ci de Berlin dont il décrit deux monuments majeurs pour la présence juive en Allemagne après la Shoah, le Jüdische Museum et la Neue Synagoge. Où comment la mémoire se fraye un chemin à travers le vide…

Devant l’entrée de la Neue Synagoge de Berlin

Il y a 29 lieux de mémoires de la Shoah à Berlin et dans le Länd de Brandebourg. Il pourrait y en avoir cent, les touristes pour la plupart n’en connaissent qu’un : le Stifung für die ermordeten Juden Europas, le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, avec son champ de stèles en béton, 2 710 pierres levées sur 19 073 m² coincés, si l’on peut dire, entre ces deux expressions du nationalisme le plus meurtrier de l’Histoire européenne, la porte de Brandebourg qui l’inaugura en 1793 et le bunker de Hitler, aujourd’hui un parking anonyme à l’angle du jardin bordant le Mémorial, qui en scella l’écroulement en 1945. 

L’entrée du camp de concentration de Sachsenhausen, à Oranienburg, dans la banlieue de Berlin

Pourtant, plus que ces 29 lieux, tels que le camp de Sachsenhausen, la Maison de la Conférence de Wansee ou le centre Anne Frank, j’en retiendrai deux dont les particularités témoignent avec éloquence du trou creusé dans l’âme allemande, et par-delà dans celles de tous les Européens, par le seul génocide accompli sur notre continent, un génocide accompli avec la volonté de rendre irréparable la catastrophe, de refermer à jamais la pierre tombale sur un peuple que les antisémites jugeaient trop élu pour ne pas devoir être irrémédiablement aboli.

Ces monuments emblématiques sont le Jüdische Museum et la Neue Synagoge de Berlin. Avant de décrire ce qui, dans leur systématisation même, les qualifie pour faire ressentir le mieux toute l’énormité de la Shoah, il faut d’abord souligner que ces deux institutions ont été édifiées, chacune à leur manière, en vue de rendre compte de l’aspiration multimillénaire des Hébreux à se coltiner avec le ciel et son pas facile et unique habitant, Hachem, Adonaï ou encore YHVH selon les noms sous lesquels, si l’on en croit la Torah, il s’est présenté tour à tour à son peuple d’adorateurs récalcitrants. Par là-même, le Jüdisches Museum et la Neue Synagoge témoignent de l’inventivité dont ce peuple a dû faire preuve pour répondre non seulement au défi qu’un Dieu à la fois aimant et impitoyable lui lançait, mais aussi à celui des Nations que cette prétention à un exclusivité du rapport au divin ne pouvait parfois que rendre haineuses.

Le Temple des Juifs Allemands

Les coupoles mauresques de la Neue Synagoge                                                                                       

La Neue Synagoge de la Oranienburgstrasse dans Mitte au coeur du quartier juif de Berlin élève sa prière dans l’azur berlinois à la façon d’un cantor dont le chant aurait conservé toute la pureté du psaume salomonien. Avec sa coupole dorée aux élégantes parures mauresques le temple israélite de Berlin apparaît, lors de son inauguration le 5 septembre 1866 en présence du ministre-président de Prusse, le futur chancelier Otto von Bismarck, comme la démonstration architecturale de la parfaite assimilation des Juifs allemands à une société qu’ils ne jugent plus autrement que comme la leur.

Décrite lors de son inauguration comme « la fierté de la communauté juive de Berlin », la Neue Synagoge est qualifiée alors par le quotidien quasi-officiel Berliner National-Zeitung de « parure pour la ville, l’une des créations les plus remarquables de l’architecture moderne dans le style maure et  l’un des édifices les plus magnifiques qui aient été construits au cours des dernières années ». Car se référer à l’Alhambra, mais aussi au Taj-Mahal, qui plus est au moyen d’une architecture où prédominent des éléments structurels en fonte, c’est faire preuve à l’époque d’une évidente modernité, d’autant que les citations stylistiques évoquent moins une mosquée qu le temple de Salomon tel qu’il est idéalisé dans les temples francs-maçons qui font florès au même moment dans toute l’Allemagne. C’est aussi célébrer la « renaissance raciale des Orientaux de l’Occident », qualificatif revendiqué par les Juifs allemands eux-mêmes et placer sur le même plan de civilisation leurs origines sémites face aux origines indo-européennes dont l’école orientaliste à l’Université de Berlin prétend déjà affirmer la soi-disant supériorité . Enfin, c’est participer aux ambitions sinon coloniales du moins géopolitiques d’un État allemand en voie d’unification et qui expérimente à travers une diplomatie d’influence clairement orientée sur une alliance avec l’empire Ottoman la possibilité d’exercer sa puissance à une échelle désormais mondiale. C’est montrer que jusque dans leurs fantasmes orientalistes, les Israélites de Berlin sont tout à fait allemands , qu’on ne peut faire meilleurs sujets qu’ils ne le sont .

Le Musée des Juifs Allemands

 La façade torturée du Jüdisches Museum

De son côté, venant en 2001 bien après la quasi-destruction de la communauté juive allemande, le Jüdische Museum a répondu à un programme somme toute identique, celui de redonner une place dans le grand récit national à cette identité juive que le Nazisme entendait éradiquer à jamais et montrer en quoi il a toute sa place dans l’histoire d’un pays désormais réconcilié avec lui-même et avec les autres. Entreprise louable à tous égards et dont la mise en œuvre s’est développée dans les étages supérieurs de cette institution berlinoise. Là, une exposition interactive, pédagogique et ludique donne à voir l’infinie richesse d’une culture juive qui, pour avoir été persécutée tout au long des deux millénaires qu’ont duré la suprématie du monde chrétien, n’en a pas moins su prospérer dans des interstices propices à l’éclosion des découvertes majeures de notre temps, tellement redevables à l’inventivité hébraïque.

Cette représentation idéale pourrait presque paraître suspecte si elle n’était précédée d’une performance architecturale destinée à figurer la déchirure intervenue entre les Juifs et les Allemands que tous les efforts d’une réconciliation bienvenue ne pourront jamais tout à fait réparer.

Entrer dans le vide

Entrer dans le « Void »

C’est par les entrailles du bâtiment en effet que l’architecte du Jüdisches Museum, le Juif américain Daniel Libeskind né juste après la guerre à Łódź en Pologne, invite à pénétrer dans le musée, moins pour y parcourir une exposition sur le parcours des Juifs Allemands au temps du Nazisme que pour partir à la recherche de ce qu’il a nommé des « Voids » , des vides, vides qu’il a ménagé au plus profond de l’édifice comme pour forcer le visiteur à ressentir un peu de l’oppression qui s’est abattue sur les Juifs allemands une fois qu’il ne leur a plus été possible de trouver leur salut dans un exil désormais interdit. Ces « Voids », on y pénètre au terme d’un parcours tout en impasses, en retours et en zigzags, figures d’une fuite de moins en moins possible au fur et à mesure que la persécution accule peu à peu chacun à la mort, puits de béton de plusieurs dizaines de mètres de profondeur à peine éclairés par des entailles d’où les bruits de la ville ne parviennent que sous forme de rumeurs si peu perceptibles qu’on finit par ne presque plus les entendre. Écrasés par leur dimension qui ne laissent entrevoir aucune possibilité d’évasion, ils forcent ceux qui acceptent de s’en faire, momentanément, les prisonniers volontaires, à endosser la condition d’un enterré vivant condamné à rester éternellement exclu, ayant perdu pour une faute dont il ignore la nature jusqu’au droit d’être considéré comme un être humain.

La Synagogue amputée

De son côté, plus marquée encore du sceau de la déréliction s’il se peut, la Neue Synagoge témoigne dans son état actuel de la permanence du fait juif en dépit de toutes les catastrophes : sauvée des flammes par un policier lors du pogrom du 9 et 10 novembre 1938, tout son chevet pulvérisé dans la nuit du 22 au 23 novembre 1943 par un bombardement aérien de la Royal Air Force, sa salle de prière dynamitée le 8 août 1958 sous le régime communiste, seule sa façade ayant été conservée « pour servir de rappel permanent et d’avertissement pour les temps à venir », à moitié restaurée seulement à la

faveur de la réunification de l’Allemagne et rouverte le 7 mai 1995, elle porte sur ses parois les cicatrices du passé d’une communauté qui s’était voulue une avec le reste de la société allemande et s’était trouvée reléguée au statut de paria, bientôt à celui de bétail destiné à l’abattage. L’immense salle de prière qui pouvait accueillir avant-guerre jusqu’à 3 000 fidèles et sa galerie supérieure d’où les femmes de la communauté prenaient elles aussi part au service, innovation progressiste pour l’époque, n’ont ainsi jamais été reconstruites comme pour marquer le caractère irréparable de la profanation. À leur place, un terrain qu’on ne peut qualifier que de vague est bordé de 7 colonnes qui sont censées marquer l’emplacement où se trouvait l’arche sainte abritant autrefois les rouleaux de la Torah. En se retournant, le visiteur découvre les ouvertures qui servaient de passage entre les halls d’entrées et la partie la plus sacrée de la synagogue. Cette façade béante ouvrant sur une étendue en déshérence signifie que même revenue à Berlin, la communauté juive ne pourra jamais être tout à fait reconstituée, que le dynamisme et le naïf optimiste qui l’animaient avant que Hitler ne déclenche son œuvre de destruction ne se retrouveront plus, que siégera toujours au cœur de chacun de ses membres le sentiment de précarité qui habite ceux qui, au cours de leurs vies ont subi des pertes irrémédiables, des pertes dont on ne se remet pas.

Une salle de prière devenue terrain vague    

Ces lieux, ou plutôt ces béances, j’aurai pour ma part tendance à les appeler « trous de mémoire » en jouant sur l’ambiguïté de cette expression, à la fois reconnaissance du risque toujours récurrent de l’oubli et désignation de la seule façon de faire sentir la réalité de la perte en la figurant par une absence physique, une disparition définitive. Sans doute est-ce ainsi, maintenant que les témoins ont disparu, que nous ne sommes plus que des descendants racontant par ouï-dire ce qui est advenu à nos parents, et que demain ce ne seront plus que des historiens et des diseurs d’histoire qui prendront le relais, que la mémoire de la Shoah sera la mieux transmise ? Le silence parfois porte plus fort et plus loin lemessage. « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » concluait le philosophe viennois Ludwig Wittgenstein à la fin de son « Tractacus Logico-philosophicus ». Mais ce qu’on ne peut plus transmettre avec des mots sans édulcorer l’essentiel, sans doute est-il d’autres moyens de le faire ressentir, partant de le transmettre avec toute l’intensité nécessaire ? C’est ce que les espaces souterrains du Jüdische Museum et la façade vide de la synagogue amputée de Berlin nous invitent à explorer.

© Pierre RivalPhotos Pierre Rival

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