Cher Shmuel Trigano, on ne vous présente plus tant vous êtes connu et reconnu comme une voix majeure du judaïsme. Vous avez été activement voué à son enseignement. D’abord en tant que professeur – à l’Université de Nanterre, où vous avez occupé la chaire de sociologie, religion et politique, à l’Université Yeshiva de New-York et Templeton Fellow à l’Institut Herzl de Jérusalem- , mais aussi et surtout en tant que penseur. Toute votre vie fut dédiée à la transmission d’une pensée inédite sur le judaïsme et sa modernité. Vous avez écrit de très nombreux ouvrages fondamentaux[1], vous avez été le cofondateur avec Annie Kriegel et le directeur de la revue européenne d’études juives, Pardès. Vous avez fondé et dirigé le Collège des études juives de l’Alliance israélite universelle. Vous avez été le président-fondateur de l’Observatoire du monde juif créé en 2001, créé et édité le Bulletin de l’Observatoire du monde juif et de la revue Controverses.
En 2013, vous créez l’université populaire du judaïsme qui s’allie au campus numérique juif Akadem pour créer l’université en ligne du judaïsme (http://universitedujudaisme.akadem.org) Depuis 2015, vous résidez en Israël où vous y avez monté l’association Dialogia qui a pour objectif de créer un « pont intellectuel » entre les immigrants venus de France et la société et la culture israéliennes (http://dialogia.co.il), le site Menora.fr (http://menora.info) consacré à l’étude de la société israélienne.
Vous venez de publier « Le chemin de Jérusalem » une théologie politique (ed. Les Provinciales »).
Ce dernier ouvrage vient à point dans le chaos sidérant que traverse Israël, mais aussi tout le peuple juif. Il est d’autant plus admirable qu’il est aujourd’hui particulièrement laborieux de penser, de méditer, de réagir, d’écrire, de philosopher dans la douleur. Et depuis ce 7 octobre 2023, chaque jour ne cessant d’être un 7 octobre, la douleur s’intensifie. Trouver le chemin vers Jérusalem n’a peut-être depuis la création de l’État jamais été aussi pressant.
- Pour avoir lu vos ouvrages, admiré la publication de Pardès dont chaque numéro est une source inépuisable de connaissances, qui précisément nous remettent en « route », je serais curieuse cependant de savoir si ces dix dernières années de votre installation en Israël ont modifié votre approche du judaïsme, et peut-être aussi de votre propre judaïté ? Est-ce que cette Alyah fut d’une certaine manière « éclairante » au vu de votre propre chemin de pensée ?
Shmuel Trigano : Le titre de mon dernier livre, « Le chemin de Jérusalem », ne relève pas d’une fioriture littéraire. C’est en effet une autre temporalité et un autre paysage que ceux d’une alyia récente qui scandent mon chemin de pensée : une sorte de marche, de quête, autant spirituelles que géographiques. Tout commence avec le déracinement brutal et abrupt d’Algérie en 1962. J’ai vu un monde disparaître en deux jours… Ce fut un événement fondateur sur le plan intellectuel. Je suis passé assez vite du déracinement – pas encore vécu comme un exil- à l’écriture, en quête du sens juif de la vie. J’ai eu la chance, si j’ose dire, de vivre cette expérience philosophiquement, métaphysiquement en cherchant des réponses partout où je le pouvais. Je finis, durant ces sept ans de séjour à Paris où j’étudiais les Humanités (grec, latin, philo), par « rencontrer » un jour le judaïsme, par un concours de circonstances, sous la forme d’un texte du Maharal de Prague, traduit et publié dans une revue juive par des membres de l’Ecole d’Orsay de Manitou. Ce texte m’éblouit intellectuellement. Je lui dois tout ce que je suis car il fût une invite impérieuse à aller plus loin sur cette route. Jusqu’alors, le judaïsme avait été présent, sans autre mention, dans l’existence familiale. Le calendrier juif était respecté, la synagogue, présente. On n’avait rompu ni avec le judaïsme, ni avec la synagogue, bien que mon père fut un franc maçon et qu’on pensait alors « qu’il fallait être du XX° siècle ». Il faut rappeler que les Juifs étaient à tous points de vue des citoyens français en Algérie. Nous avions un lien dormant avec Israël où mon cousin, au début de l’Etat, puis ma tante en 1962 avaient fait leur alya dans un kibboutz près de Shderot. Dès 1966, j’allais les visiter. J’ai connu un pays alors sous-développé, très pauvre, à l’esprit pionner. Le voyage m’enthousiasma et je n’eus de cesse de retour en France de sauter le pas. Je fis mon alya en 1969 et m’inscrivis à l’Université Hébraïque de Jérusalem en philosophie juive et kabbale et en science politique car je voulais comprendre ce qu’est un « Etat juif ».
Ici commencent les chemins de traverse car l’expérience d’Israël sur le campus fut un choc inattendu. Le jeune que j’étais, venu avec un enthousiasme et une attente messianiques, ne trouva pas clairement ce qu’il attendait. Je ne pus comprendre que bien plus tard de façon intellectuelle ce qui se tramait. Les Juifs étaient bien là mais absents à eux-mêmes, à la « conscience de l’Israël éternel », et aux autres. Ils n’occupaient pas le lieu qui leur était dévolu par vocation et où ils étaient attendus. Ce n’est que plusieurs années plus tard que je pus formuler clairement ce sentiment, en conceptualisant le problème et en l’étudiant sur le plan de l’histoire et de la réalité sociologique. Au terme de 4 ans et d’une licence, je retournai en France, je voulais écrire et il me fallait un abri économique. Mais, surtout, alors que j’écrivais depuis plusieurs années en France, en Israël je n’avais pas écrit une seule ligne durant ces 4 ans, sans doute terrassé par l’expérience inattendue Je voulais rester sioniste, cultiver l’attente de Sion qui m’avait ouvert un horizon si enthousiasmant, repenser, de loin, le retour à Sion. Un acte paradoxal : retourner en diaspora pour rester sioniste et penser Sion à nouveaux frais. En France, où je me mariais et publiais mon premier livre, Le récit de la disparue, essai sur l’identité juive (Gallimard 1977). Je repris donc le cheminement de Jérusalem, en me confrontant systématiquement à tous les problèmes existentiels le concernant et que j’avais identifiés sur le tas et en leur trouvant une solution, les uns après les autres, comme pour faire leur Tikkoun. Quand j’eus le sentiment que la longue marche reprenait – et que j’avais répondu, à travers toutes mes publications, à toutes les questions (avec la parution du « Nouvel Etat Juif »), 42 ans après (de 1973 à 2015), je me remis en marche et nous revînmes mon épouse et moi-même nous installer à nouveau en Israël que nous n’avions bien sûr pas cessé de fréquenter tout ce temps-là.
Entre-temps à Paris j’avais fait carrière et y avais publié une trentaine de livres sans compter la direction de livres collectifs académiques qui promeuvent un regard nouveau sur l’histoire juive. Je suis conscient que cela n’aurait jamais été possible en Israël si j’y étais resté, pour toutes sortes de raisons, critiquables mais aussi inévitables. De ce point de vue, ma reconnaissance envers la France est éternelle. C’est en France, dans le recul et la perspective, que j’ai compris quelque chose d’Israël et pu le rendre publique. C’est en Israël que j’ai été confronté au destin juif, et cela reste ineffaçable. Il reste maintenant à le transmettre, notamment pour l’audience de langue hébraïque. C’est-à-dire que, dans le repérage symbolique qui me permet comprendre rétroactivement mon écriture, c’est comme si je me retrouvais sur le pas de la porte, le seuil de Jérusalem, au terme du chemin qui y conduit depuis Sion. Il reste à entrer dans Jérusalem et à la rendre accessible à Sion. Tout reste à faire sur ce plan-là : une refondation…
- A différents lieux de votre ouvrage vous faites référence à cet effort, – vain -, de « normalisation » de la société israélienne, oublieuse des racines sépharades comme ashkénazes, troquées pour un prétendu « multiculturalisme », s’agit-il selon vous de l’héritage de ce qu’André Neher nommait les « malgré tout » ? Ben Gourion, Wiezman, Jabotinski n’avaient jamais eu la foi religieuse. Le Peuple juif dans cette période décisive de sa vie avait été dirigé par des individus qui ignoraient la base même de l’existence juive. André Neher définissait ces tous premiers sionistes comme des « malgré-tout », qui avaient défriché la Terre sacrée, « même sans Dieu, même contre Dieu, mais contre Amalek, tandis que la plupart des croyants attendaient le signal Divin ». Était-ce un passage obligé pour un peuple privé de souveraineté depuis 20 siècles de perpétuer leur héritage jusqu’à un certain seuil – ad absurdum s’il le fallait ?
S.T. : Ce petit livre revient sur cette donnée de l’histoire pour tenter de comprendre le paradoxe qui la constitue et se demander si, 76 ans après, ce décalage existe toujours et ce qu’il signifie sur le plan de la longue durée historique, à savoir s’il est ou pas l’Israël messianique attendu. Ce paradoxe et l’espérance qui l’accompagne sont le moteur de mon écriture et de mon existence. Le premier livre sur cette question, La Nouvelle question juive, l’avenir d’un espoir (Gallimard, Idées, 1979) pose déjà le problème théologico-politique. C’est en fait le moment fondateur de mon écriture. C’était le livre qu’il m’importait le plus de publier, au retour d’Israël, car je m’y confrontais dans le déchirement à la critique du retour à Sion tel que je l’avais perçu dans sa réalité. J’y comparais la situation au moment du Veau d’or : dans l’imminence de l’alliance au pied du Sinaï. Les Hébreux étaient certes sortis d’Egypte mais ils choisissaient la régression au pied du Sinaï. Habitués à la servilité, ils n’ont pu penser la liberté dès le départ. C’était sous l’égide du Veau d’or qu’ils s’étaient donc libérés. Et pourtant ils étaient arrivés aux pieds du Sinaï ! Sortis d’Egypte ! Je n’ai pu commencer à écrire en publiant ce livre. Il fallait que je commence par l’espérance, en l’occurrence le rahamim. Ce sera mon « premier livre » : Le Récit de la disparue, essai sur l’identité juive (Gallimard, Les Essais, 1977) qui est mon livre les plus important, l’écho profond de l’illumination spirituelle originelle, un livre qui est une méditation sur la notion océanique de rahamim, la « miséricorde » un terme qui en hébreu est forgé sur rehem, la matrice, l’utérus, une des dénominations de la Divinité, Rahaman, le compatissant, le miséricordieux. C’était pour moi une façon d’affirmer que la miséricorde porte le jugement et l’adoucit. Dans la pensée kabbalistique, le rahamim naît de l’alliage du din, la rigueur, et du hessed, la grâce. En fait, Le Récit … est le fruit de 15 ans de cheminement solitaire en quête de la Présence. Il y a en lui plus de contemplation, de vision mystique que de conceptualisation.
Pour répondre plus précisément à votre question sur « l’étape obligée, » « le détour » par lequel il faut passer pour accéder à Sion, l’idée dans La Nouvelle question juive, c’est que le Veau d’or est un leurre qui permet aux Hébreux de sortir d’Egypte. C’est un miroir qui renvoie l’image de l’Egypte (de l’autre côté de la mer) au moment où on la quitte. L’Egypte encore présente dans le retour à Sion mais dépassée par lui..
Dans « Le chemin… », j’avance un argument politico-historique que j’ai étayé dans La République et les Juifs (1982)… L’émancipation qui avait sorti les Juifs des ghettos ne faisait pas place aux Juifs comme peuple ni ne reconnaissait leur identité culturelle. Le sionisme normalisateur fut la force historique qui se confronta à cette nouvelle donne: il rajouta l’Etat à la citoyenneté individuelle reçue de l’émancipation mais ne se préoccupa pas de réformer la dimension culturelle (sous le coup de la « régénération » des Juifs qui était sa finalité), ni de mettre en œuvre la révision de dispositifs qui avaient séparé la « religion » de la civilisation hébraïque. La situation l’empêchait.
- « Lorsque Israël se rassemble des quatre coins de l’exil, ce sont les témoignages de l’exil créateur de Dieu qui s’assemblent en le reconstituant, en le renouvelant », dites-vous dans le chapitre de « L’émergence du centre ». Pourquoi tant de figures juives d’après-guerre, françaises en particulier, tous ces extraordinaires André Chouraqui, André Neher, Léon Ashkénazi dit Manitou, Eliane Amado-Valensi, Claude Vigée, pour ne citer que quelques exemples, tous immigrés en Israël, ont-ils si peu pénétré la pensée juive israélienne, la vie juive et son extension politique et sociale ? Refus de cette « émergence du centre ?
S.T. : C’est là une des manifestations de la réalité à laquelle je me confronte : le décalage entre l’élan qui nous conduit en Israël et la capacité d’Israël à y répondre. Le cheminement personnel que j’ai tenté de vous expliquer caractérise en fait une réalité sociale et culturelle israéliennes à un niveau macro-sociologique et pas seulement individuel. Cela concerne bien sûr le fait que les œuvres de pensée auxquelles vous faîtes allusion sont en français, très peu pratiqué par l’intelligentsia et loin d’être toutes traduites. En fait, notre type de pensée ne trouve pas de cadre épistémologique pour se poser dans le terreau israélien. Le français est trop abstrait, trop spéculatif, trop dialectique, ses phrases trop complexes. C’est peut-être aussi une question de génération. Le modèle israélien du livre de pensée juive est anglo-saxon : une idée, une théorie déclinée à travers d’autres auteurs, là où la pensée se construit d’elle-même en dehors des cadres épistémologiques agréés (université, religion, publicisme…). Force est de remarquer que, depuis sa création, aucune grande pensée n’est née en Israël alors que c’est cette ambition que lui apporte la pensée judéo-française. C’est bien ce que porte avec elle l’école de pensée juive de Paris, et plus largement le monde sépharade, en lequel pourtant les publicistes israéliens voient une condition « ethnique » – soit le contraire de l’intelligibilité. L’apport de la pensée juive qui s’est développée en France depuis 70 ans grosso modo est au contraire au carrefour de la religion, de la pensée contemporaine, du savoir académique, de la perspective laïque, de la culture, du sens de la vie…
- Comment définiriez-vous « le rassemblement des exils » ? Aujourd’hui plus spécifiquement ?
S.T. : Sur le plan de la notion hébraïque, le kibboutz désigne le « rassemblement », «l’assemblement», les galouyoth désignent non pas les « exilés » golim, mais les cadres dans lesquels ils se trouvent (par exemple l’expression Galouth Babel ) et que leur alyia (montée) va ramener avec eux à Jérusalem. Aujourd’hui, le kibboutz galouyot dans son sens israélien désigne le mouvement d’immigration en direction d’Eretz Israel en un lieu (l’Etat) où des populations originaires de la diaspora s’entassent socialement sans grande idée directrice, si ce n’est le sionisme normalisateur, si tant est que toute la société israélienne lui fasse encore place. Du temps de Ben Gourion, il y avait la référence de « l’homme nouveau » que proposait le sionisme des Kibbouts. Aujourd’hui, aucune idée directrice ne structure l’insertion des olim. L’intégration, la klita n’a pas de modèle à proposer sinon l’adhésion à un migzar, c’est à dire une communauté, « un secteur » (étymologiquement une coupure) centrée sur elle-même : les religieux orthodoxes, les sionistes religieux, les laïcs, les « orientaux, les « démocrates »…Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui les olim de France ont du mal à s’identifier à un migzar : ils appartiennent à plusieurs secteurs en même temps ! Je crois que loin de renier nos appartenances individuelles, notre identité culturelle originelle nous devons au contraire la conserver et la cultiver : c’est dans l’hébreu qu’elles se rencontrent. Dans la communauté israélienne toutes les nations se rencontrent ainsi. Comment transformer cela en un avantage ? C’est cette réalité qui fait déjà, de façon muette, l’universalité de Jérusalem. L’humanité entière se rassemble à travers nous et cela peut-être le fondement d’une construction nouvelle dont il faut aujourd’hui commencer à penser les cadres.
- Au sujet des deux religions « sorties de nos entrailles », qui trouvent « leur sens profond et leur dénouement dans le judaïsme », il est selon vous du devoir d’Israël de reprendre son rôle. Comment devant les circonstances noires d’aujourd’hui, Israël pourrait relever un tel défi ? Israël seul ?
S.T. : C’est effectivement très hasardeux d’écrire cela. Il est de l’ordre de l’évidence que christianisme et islam sont sortis du giron d’Israël de sorte que leur affirmation s’est accompagnée d’une concurrence identitaire profonde. C’est ce qui est à l’origine de la haine des Juifs que nous connaissons. Il faut avoir une vue de surplomb sur un tel paysage. Israël dispose potentiellement de la clef qui peut mettre à plat ce syndrome de la jalousie dont les éléments sont présents dans le texte biblique ; c’est le « point de vue du ciel » sur cet état de fait qu’il faut retrouver. Il y ainsi toute une action à mener sous le ciel de Jérusalem et sur la foi de sa vocation à parler à l’univers qu’il s’agit de remettre à nouveau « en œuvre ». Je suis conscient qu’il s’agit d’une utopie intempestive aujourd’hui, quand l’islam a déclaré la guerre sainte aux Juifs, mais aussi d’un dispositif stratégique destiné à assurer la continuité de Jérusalem en notre sein face aux forces qui le contestent comme le monde islamique et des secteurs du monde occidental. Jérusalem, son symbole historique est plus que la capitale d’Israël. La prophétie biblique l’a pensé et c’est ce trait qui fonde sa nationalité israélienne, cet aspect qu’il faut réinvestir et que le sionisme politique a négligé : un symbole métapolitique capital.
- Pour que Jérusalem retrouve sa puissance prophétique, « un Grand Sanhédrin devrait redéfinir le judaïsme à la lumière de l’impact théologique de la création de l’État, pour s’adapter à lui et honorer sa nécessité mais aussi pour ne pas se confondre à lui », c’est là en effet d’une grande justesse. Cependant, sous d’autres formes, des efforts furent par moult penseurs, Martin Buber pour ne citer qu’un des plus célèbres, ou de grandes figures du judaïsme moderne, furent tentés. Comment, et qui aujourd’hui pourrait porter un tel projet ?
S.T. : C’est l’autorité rabbinique qui en a la compétence. Quand le peuple juif n’a plus eu d’Etat, ni de Temple, ni d’accès à la prophétie, le rabbinat naissant- c’est-à-dire les maitres du Talmud-, en se reposant sur la doctrine des 3 couronnes,(trois pouvoirs, celui de la Tora, prophétique-, celui de la royauté, celui du sacerdoce) décréta qu’il cumulait désormais les fonctions de l’Etat, de la religion et de la chaire. C’est ce qui permit au peuple juif de continuer à vivre, dans cet état d’apesanteur, durant 20 siècles. Aujourd’hui un bouleversement s’est produit. Le retour sur la Terre d’Israël, la constitution de l’Etat impliquent une redéfinition des autorités.
- Dans votre introduction à la très actuelle question d’une « lecture politique de la Bible » (Pardès 2006), vous écrivez que « le judaïsme a une dimension inexorablement politique, non pas tant parce qu’il est une religion qui aspirerait à régir la cité que parce qu’il est indissociable de la condition de peuple ». Jamais en effet, cette définition ne semble aussi impérieuse. Les divergences qui aujourd’hui ébranlent Israël surtout, mais le monde juif également, en prennent-elles le chemin ? ou au contraire, avançons-nous à l’inverse d’un peuple, vers Babel ?
- S.T. : C’est ce qui est à l’ordre du jour de la créativité du judaïsme qui doit faire face à une nouvelle donne inédite depuis 20 siècles. La philosophie politique s’était plus ou moins perdue dans l’héritage de la Tradition. Le peuple a commencé à se reconstituer, de surcroit comme une nation dans le cadre d’un Etat-nation démocratique. Qu’est-ce que le judaïsme a à nous dire aujourd’hui de la condition politique collective. De ce point de vue là, vous évoquez justement Babel, l’anti Jérusalem dont la potentialité plane sur le monde, portée par la nouvelle idéologie dominante, le postmodernisme.
C’est là où nous retrouvons aussi le sens de la vocation d’Israël à Jérusalem aujourd’hui quand c’est l’humain qui est en question sur le plan de toute l’humanité… Sur la Cité biblique j’ai écrit un gros livre, Philosophie de la Loi, l’origine de la politique dans la Tora (Le Cerf, 1991). Mon projet immédiat, dans mon retour en Israël, était de contribuer à développer la science politique du judaïsme dont tout l’édifice est fondé sur la pensée de l’alliance.
- Étrangement, et de ce que je constate de mes séjours réguliers en Israël, il est en effet indiscutable, comme vous le dites justement « que la création de l’État d’Israël, même s’il n’est pas l’État de David, a remis en question toute l’architecture du judaïsme rabbinique. On ne voit pas comment celui-ci pourra échapper à une révision et une redéfinition… », néanmoins combien soudain pullulent les centres d’Études, les lieux de rencontres et d’échanges autour de nos textes, nos traditions, combien les courants se multiplient, multiplication aussi au sens de « Braha »,- Bénédiction – combien ce peuple, comme si souvent parmi ces « juifs ordinaires » – «a yid fun a gants yor » comme on dit en yiddish-, sait faire renaître l’élan. Ces nouvelles tendances, en dépit de leurs différences, pourraient-elles entrainer un mouvement incitant à repenser le judaïsme rabbinique ?
S.T. : Plus que « repenser », il s’agit de favoriser une nouvelle créativité, animée des mêmes sources, dans lesquelles le judaïsme rabbinique a puisé pour forger sa parade à la décomposition entrainée par l’exil. Il faut un new deal de la pensée juive. Il pourrait s’inscrire dans la levée actuelle d’une jeunesse qui a montré son dévouement au destin collectif face à l’agression de l’Iran et de ses supplétifs. Elle est en quête de son identité dans un Israël où le mythe de la « normalité » s’est effondré face au retour de l’adversité immémoriale envers les Juifs qui s’est à nouveau réveillée. Aux dernières nouvelles, malgré la guerre et à cause de la guerre, il se produit actuellement in Baby boom en Israël, ce qui est une marque d’espérance et de confiance. Pour paraphraser le Cantique des cantiques : l’amour est plus fort que la mort.
- Ces deux dernières questions sont à l’image de ma propre inquiétude, et de celles évidentes des juifs de France. Montante hélas. Comment devenir ce que vous nous exhorter à être, comment « revenir dans le monde comme les porteurs de l’idéal de l’humain », quand nous sommes aujourd’hui encore, au mieux en état de survie mentale, au pire de survie existentielle ? Comment, malgré les miracles qui jonchent notre histoire, et la rencontre incessante avec tous les Amaleks de l’histoire, nous repenser encore ?
S.T. : La haine contemporaine des Juifs sur un plan mondial est le signe qui confirme l’enjeu important pour l’humanité qui se joue dans le peuple juif aujourd’hui. Il est très important de ne pas se laisser envahir par elle.. L’enjeu est avant tout national : c’est l’Etat-nation d’Israël qui est l’objet de sa vindicte de sorte qu’il est important de le renforcer et de se battre à ce propos dans les arènes du pouvoir. Ce ne sont plus des individus qui sont pourchassés mais un Etat détenteur d’un pouvoir militaire considérable. C’est cet état d’esprit qui doit être renforcé et mis en œuvre sur la foi d’une souveraineté dont le fondement métapolitique, générateur de confiance et de conviction inébranlable doit être renforcé. Avec Abraham devant Sodome, nous sommes les témoins de la corruption du droit et de la justice au sommet des nations, ce que nous montrent les accusations pseudo « juridiques » de la « Cour internationale de Justice de La Haye, autant que la tribune des nations qu’est l’ONU. Il y a un juge dans l’univers !
- Devant le désarroi des juifs de France abasourdis par la montée fulgurante de la haine, que leur conseillerez-vous (juifs qui, comme nous avons pu le constater, en dépit de toutes leurs divergences tremblent pour Israël d’un même cœur) ?
S.T. : Tout d’abord, il faut récuser ce désarroi. Durant toutes ces années, j’ai écrit 4 livres sur l’avenir des Juifs de France. La conclusion ultime à laquelle j’étais arrivé, c’est que la forme d’identité et de résurgence que la communauté avait connues au sortir de la deuxième guerre mondiale et qui avait connu un âge d’or dans les années 1970- 1980 était close, du fait des mutations structurelles qui s’étaient produites en France (notamment la venue d’une forte immigration musulmane, bouleversant l’équilibre interne de la société française et rendant notamment impossible le concept de « communauté juive »). Il n’y eut aucune force capable de maitriser cette évolution. Il fallait alors soit inventer une nouvelle modalité d’identité adaptée à la situation, soit se faire oublier, soit opter pour l’alya dans la mesure où seul l’Etat d’Israël permettait de renforcer la condition de peuple qui avait connu les drames et les tragédies que nous connaissons . La « communauté » dans sa version d’après-guerre avait vécu ! Le peuple juif, dans sa déclinaison israélienne, reste le seul cadre de la continuité juive face à l’adversité globale qui s’est levée depuis le 7 octobre.
Je voudrais terminer en vous citant : « Il nous faut redécouvrir aujourd’hui cette dimension du passage, de la marche, de la voix. « La Voix, Voix de Jacob, et les mains, d’Esav », redécouvrir l’actualité du rahamim, revenir dans le monde comme les porteurs de l’idéal de l’humain. Nous ne le faisons aujourd’hui qu’en négatif, comme les maîtres de mémoire du Génocide, de l’humanité détruite. Il faut que dans l’humanité détruite nous puissions témoigner de l’humanité en devenir, de l’humanité en projet pour les hommes. Nous sommes aujourd’hui dans la position d’Abraham quittant une civilisation en déclin et portant l’idéal de l’humanité. »
Merci Shmuel Trigano pour cet espoir, cette prophétie qui ouvrera, sans tarder, nous l’espérons, notre « chemin ». Tâchons d’être à la hauteur.
Propos recueillis par Daniella Pinkstein pour TJ
Notes – Bibliographie
[1] La nouvelle question juive, l’avenir d’un espoir, Gallimard, coll. « Idées », 1979 ; rééd. 2002, avec une postface inédite.
La République et les Juifs après Copernic, Les Presses d’aujourd’hui, 1982.
La demeure oubliée, genèse religieuse du politique, Lieu Commun, 1984 ;
rééd. Gallimard, coll. « Tel », 1994
Philosophie de la loi, l’origine de la politique dans la Tora, Le Cerf, 1991.
Un exil sans retour ? Lettres à un Juif égaré, Stock, 1996.
La séparation d’amour. Une éthique d’alliance, Arléa, 1998.
L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoa, Odile Jacob, 1999.
Le monothéisme est un humanisme, Odile Jacob, 2000 ; rééd. Livre de Poche-Hachette, coll. « Biblio-Essais », 2006.
Le temps de l’exil, Payot, coll. « Manuels » 2001 ;
rééd. Rivages poche/ Petite Bibliothèque Payot, 2005.
Qu’est-ce que la religion? La religion des sociologues, Flammarion, 2001;
rééd. Champs-Flammarion, 2004.
L’ébranlement d’Israël. Philosophie de l’histoire juive, Seuil, 2002.
L’e(xc)lu, entre Juifs et chrétiens, Denoël, 2002.
La démission de la République, Juifs et Musulmans en France, PUF, 2003.
Les frontières d’Auschwitz. Les ravages du devoir de mémoire,
Livre de Poche-Hachette, coll. « Biblio-Essais », 2005.
L’avenir des Juifs de France, Grasset, 2006.
L’intention d’amour, Désir et sexualité dans « Les maîtres de l’âme » de R. Abraham
Ben David de Posquières, Editions de l’Éclat, 2007.
Le judaïsme et l’esprit du monde, Grasset, 2011.
La nouvelle idéologie dominante, le post-modernisme, Hermann, coll. « Philosophie », 2012.
Politique du peuple juif. Les Juifs, Israël et le monde, François Bourin, 2013.
L’hébreu, une philosophie. Vers une nouvelle pensée juive, Hermann, coll. « Philosophie », 2014.
Quinze ans de solitude. Juifs de France 2000-2015, Berg international, 2015.
Le nouvel État juif, Berg International, 2015.
L’Odyssée de l’Être, métaphysique hébraïque, Hermann, coll. « Philosophie », 2020
Le deuxième Dieu, l’esthétique du monothéisme, Hermann, coll. « Philosophie », 2022.
La belle epopée du judaisme frančais se termine comme une chandelle s eteint doucement , mais les juifs porteurs des belles valeurs de ce judaisme se retrouvent sur la terre d Israel , car notre mouvement ne s arrete pas ; venez nous rejoindre dans notre maison et perpetuer la pensée de nos maitres .
L alya française aujourdhui est plus qu une montée , c est la suite d une belle aventure , ici sur notre terre avec nos freres issus des quatre coins du monde .
Trigano enfin!
Qu’y a t-il qui mérite d’être censuré dans mon message (« Trigano enfin! ») qui se réjouissait d’avoir enfin le point de vue de S. Trigano ?