Boualem Sansal: “Le français, parlons-en !”

Dans son dernier livre « Le français, parlons-en ! » (Cerf), le plus Français des écrivains algériens, Boualem Sansal, nous offre une leçon érudite sur le français. À l’heure du triomphe du « globish », il lance un cri d’alerte désenchanté.

Défendre la langue française est désormais chez nous considéré comme un combat désuet.

Un Français va vous rire au nez ou vous répondre en anglais, trouver cela ringard quand vous évoquez votre inquiétude sur la langue française. Pourtant un peuple qui perd sa langue perd son âme. Je suis inquiet. Les pays qui n’ont pas de langue ou qui ont trahi la leur n’ont pas d’avenir. Le français a longtemps été une langue impériale, la langue des sciences et de la diplomatie, la langue de la culture. J’ai été élevé avec cette vision.

En Algérie, avant l’indépendance, nous parlions trois langues. Le français, la darija (une sorte de patois) et le berbère, notre langue ancestrale. Après l’indépendance, le français a été chassé, le berbère cantonné à une région et l’arabe importé de toutes pièces. Nous avons perdu une partie de notre cerveau et souffrons toujours de ce déchirement. Personnellement, le français est la langue qui m’a ouvert au monde, m’a permis de sortir de ma prison intellectuelle. C’est mon île. Elle m’a permis d’échapper au matraquage du gouvernement algérien.

L’Académie française dénonce le fait, dans son dernier rapport, que même les institutions publiques et les ministres français parsèment désormais leurs discours d’anglais.

Ces questions de culture, d’identité ont longtemps été le sujet de philosophes, d’écrivains. Aujourd’hui ce sont les technocrates qui définissent l’identité de la France. Des hauts fonctionnaires qui n’ont plus aucun ancrage populaire. Plusieurs lames de fond expliquent cet affaiblissement du français. Tant qu’on est dans un État nation, la langue évolue par elle-même.

À cause de la géopolitique, des modèles politiques se sont imposés à vous : l’avènement de l’Europe qui doit faire reculer les velléités d’affirmation des différents États. Et la globalisation du monde économique et de la culture. L’immigration de plus en plus massive introduit également des biais lourds. Un Français ne se sent plus tout à fait français mais pas européen non plus.

Cette homogénéisation planétaire met tout le monde en difficulté. On vit comme des Américains. Cela peut être très douloureux : le grand-père et le petit-fils ne se comprennent plus car ce dernier a perdu le sens du terroir. Les Français sont mentalement colonisés.

D’aucuns se rassurent, affirmant que la langue française reste la cinquième parlée dans le monde…

Ne pas voir la fin ne l’empêche pas d’advenir. Cette compétition linguistique est vaine et ridicule. C’est oublier qu’à domicile, le français cède devant des parlers débilitants, le globish de quincaillier, mortel avec l’accent franchouillard, le wesh-wesh des quartiers qui se parle droit dans les yeux, l’index levé sur le ton de la harangue, la langue inclusive qui exclut tout, n’inclut rien et éteint la vie dans le confusionnisme, le bilinguisme élyséen à somme nulle.

La flamme de la francophonie est aujourd’hui bien pâle

Pour les petits Français, c’est l’heure des mangas psychédéliques, des tweets éclairs et des sitcoms daechiennes sur le Net. Pas des libelles mélancoliques du vicomte de Chateaubriand.

Les étrangers francophones ne sont-ils pas les meilleurs avocats ?

Des francophones, oui. Mais pas des Belges ou Canadiens, infestés par la bien-pensance. Pas des Algériens qui ont honte de leur francophonie. Des pays comme le Sénégal ou le Congo parlent un français impeccable à l’écrit comme à l’oral. Ce sont les gardiens du temple”.
© Boualem Sansal


Merci à Eliane Klein

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1 Comment

  1. L’évolution des langues que nous parlons, ces langues dites « vernaculaires », suit de près celle des nations. Si l’avenir de l’humanité est « catholique » c’est-à-dire post-national, suivant en cela la prophétie effrayante de Paul dans son Épître aux Galates, d’un monde à venir « sans homme ni femme, sans juif ni grec, sans dominant ni dominé », bref la dystopie de Philippe Poutou et du pape François enfin réalisée, la langue que cette humanité nouvelle devra parler est bien le globish. La jeunesse s’y emploie. Car que signifie désormais être jeune sinon d’abord vouloir en finir avec ce vieux monde des nations et des langues, « ces merdes d’États-nations », ethniques et fascistes que l’inénarrable Toni Negri voulait voir disparaître au plus tôt. Plus d’héritage ni d’héritiers en conséquence : faire table rase de tout le passé, de toute fidélité qui est d’abord une fidélité à parler encore la langue de ses parents, à continuer le cours d’un fil historique plutôt qu’à vouloir le rompre à tout prix. A la parler et aussi à l’écrire, si l’écriture permet en outre aux langues de manifester un pouvoir créatif original que la langue simplement parlée ne permet pas (les subtilités rhétoriques, l’art des périodes ou des phrases complexes, etc.)

    Ainsi le globish, ce sabir planétaire, est voué à supplanter à terme les langues existantes, promises à devenir des langues mortes, mais surtout à induire chez ceux qui ne la parlent pas la honte de parler encore la langue de leurs pères : d’être de “faux” jeunes ou de “vrais” vieux en restant rivé à leur nationalisme linguistique. Puisse Dieu, s’il existe, faire disparaître le globish, ce monolinguisme d’avant Babel pour réinstaurer de toute urgence cette division salvatrice entre les langues qui rendra nécessaire le truchement et la traduction. Moins appauvrir les hommes en somme en mettant fin au mirage de la communication, que les enrichir par la grâce d’une telle sanction, en leur faisant entrevoir la troublante existence de ce qu’on nomme l’intraduisible (ainsi toute la poésie).

    Parler la langue de ses parents, cette langue dont on hérite, apparaît à beaucoup désormais comme aussi insupportable que d’entonner la Marseillaise ou de brandir le drapeau tricolore. Ce serait appartenir à ce vieux monde honni qui serait entièrement celui supposé de l’extrême droite. Quelle tristesse ainsi d’entendre parfois de jeunes italiens par exemple avoir honte de parler l’italien, cette langue musicalement sublime, pour baragouiner dans un accent épouvantable un « anglais » d’aéroport. Car l’accent italien n’est sublime qu’à parler l’italien, il devient grotesque dans une autre langue où il apparaîtra comme étranger, étrange ou impropre. Parler le globish est donc autant l’expression d’une distinction, d’une appartenance sociale et générationnelle qu’une haine de soi qui, à bas bruit, œuvre à un délabrement mental et une destruction sociale générale qu’on peut craindre irrésistible et irréversible.

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