Qu’aurais-je fait à ma place ? ( en réponse à Michel Hazanavicius). Par Thomas Stern

    

Exprimant avec la lucidité  qu’on lui connaît le sentiment que nous sommes nombreux -nous juifs plus laïcs que juifs- à  éprouver depuis le 7 octobre 2023,  le réalisateur Michel Hazanavicius écrit dans sa tribune du Monde qu’il intitule « Les juifs deviennent les plus cool à détester »  : 

« Pourquoi depuis quelque temps moi qui suis juif entre autres choses et qui n’en ai jamais rien à foutre, j’ai l’impression de plus en plus d’être obligé d’être juif ? De réagir en tant que juif, de penser en tant que juif , en gros d’être juif avant tout? »

J’aimerais esquisser une réponse à cette question qui  me taraude autant que lui mais -et ceci rend la chose plus complexe- en donnant tous ses sens au terme  « obligé ». Je veux dire non seulement  celui de  « contraint » mais aussi celui de débitaire, comme lorsqu’on dit de quelqu’un  « Je suis votre obligé ». Plus clairement , je voudrais essayer de comprendre pourquoi la pression antisémite, sous sa forme contemporaine, me condamne -que je le veuille ou non- à être juif, mais aussi m’oblige.

Je me vois assigné à choisir et assumer un destin dans le peuple juif , comme si cette pression réactivait un serment , un pacte d’allégeance collective. Quel pacte ? Je ne le sais pas trop mais je sais qu’il se réactive quand on nous menace. Je me sens pas seulement obligé d’être juif -comme le dit Hazanavicius-  mais l’obligé de ceux qui le sont- qu’ils soient croyant ou non, pratiquants ou non, sionistes ou non, Israéliens ou non. Et si je devais renoncer à cette allégeance ou feindre  d’en être dispensé, je serais contraint d’y voir une preuve de dérobade et même de lâcheté.

Pourquoi le mot de lâcheté surgit-il  ici ? Et je l’entends dans tous ses sens : lâcheté intellectuelle, morale, physique ? 

Dans le livre que j’ai consacré à mon oncle Thomas Elek ( « Thomas et son Ombre » ) je tentais de comprendre où il avait trouvé le courage, intellectuel, moral, physique, alors  qu’il était lycéen, de rouer de coups un de ses camarades de classe qui  lui avait lancé : « Quand on est juif et métèque on ferme sa gueule ». Dans la foulée, il avait quitté  le lycée Louis le Grand pour rejoindre à 16 ans la lutte armée dans les rangs des Ftp-Moi.

Bien sûr , devant cet acte de courage sans concession, je me suis  demandé  ce que j’aurais fait à la  place de ce Thomas dont je porte le prénom. Nous sommes nombreux, juifs ou non juifs, à nous être, de la place où nous étions, emportés dans le flux d’une histoire  qui nous éloignait  des temps héroïques et cataclysmiques  de la deuxième guerre mondiale, demandé ce que nous aurions fait, en de telles circonstances.

Mais à y songer, cette histoire de place à deux places -la leur et la nôtre- était à la fois angoissante  et confortable: il y avait eu des braves et des  héros à leur place ô combien périlleuse qui, dieu merci, n’était pas la nôtre. Ouf ! Nous pouvions jouir en paix de nos menus plaisirs tout en saluant leurs grandioses mémoires. 

J’en avais même déduit que ce confort de vie, cette liberté de jouir, qui nous furent  attribués  dans la période insouciante où nous vécûmes jusqu’au 11 septembre  2001, nous avaient conduit à renoncer à toute forme de courage, faute d’être -à la place où nous étions- confrontés à la moindre adversité réelle. Nous étions depuis 1968 braillards, contestataires, mais avant tout lâches -au sens physique d’un élastique détendu- puisque nous n’avions aucune menace à affronter directement qui le conduise à se retendre. 

Mais tout ça est fini et bien fini, surtout pour les juifs, soumis  depuis le 7 octobre à un accroissement exponentiel de la haine antisémite -qu’elle soit assumée ou dissimulée sous les oripeaux de la libération de la Palestine de la rivière à la mer, pour reprendre un air connu. Les chiffres sont éloquents : les actes antisémites ont été multipliés par trois depuis l’automne dernier et durant les  3 premiers mois de l’année 2024, 366 faits antisémites ont été recensés  en France. Ce  chiffre est en hausse de 300% par rapport à la même période en 2023. Cette hausse s’est amorcée à la suite du 7 octobre  avec 1200  actes recensés entre l’attaque du Hamas en israël et la fin de 2023.
Concrètement , ça veut dire : Qu’est-ce que je fais si je suis témoin ou victime d’un acte antisémite, comme il en arrive 4 par jour, ou plus précisément  Qu’est-ce que je fais si je suis,  dans ce  tramway à Montpellier le 6 aout dernier, au moment d’une agression antisémite. La scène filmée en direct par une myriade de portables a été largement diffusée sur les réseaux sociaux. L’image est très  chahutée, mais les verbatims et les coups  échangés sont on ne peut plus clairs.

Un homme d’une taille et d’une corpulence respectable et vêtu d’un costume traditionnel s’en prend violemment à un autre homme,  un septuagénaire habillé en touriste , assis à côté de sa compagne dans le tram à l’arrêt. Nous appellerons le premier le marocain , puisque c’est ainsi qu’il se définit . Pour le second c est plus  compliqué, puisqu’il refuse l’identité que le marocain veut lui imposer. Appelons le monsieur X.

Le Marocain ( agressif  et répétitif ): 

-« T’es juif toi  ? T’es juif toi ? T’es juif ? » Puis montant le ton:  « T’es juif? Je te Parle! T’es juif ou pas ou pas ? Est-ce que tu es juif ou pas ? »

Monsieur X ( interloqué ) :

-« Tu veux quoi, là ? »

Le marocain :

« T’es juif ou pas ? » 

Monsieur X ( agacé) :

-« Et moi je te demande si t’es juif ? » 

Le Marocain ( fier et vindicatif ) :

-« Chui pas juif , chui marocain … « 

Monsieur X ( un peu ironique quoiqu’exaspéré mais encore conciliant   ):

-« Et alors  c’est pas ma faute ! »

Le Marocain ( visiblement à bout d’arguments ) commence ici à frapper Monsieur X qui tente de se défendre en l’admonestant :  

-« Range tes mains là , range tes mains ! »

-La compagne de Monsieur X ( elle crie puis s’exclame ) :

-« Mais ouais ! J’ai reçu de l’alcool là ! »

Le marocain, peut-être bourré, frappe Monsieur X qui est au sol. Tout le monde filme, personne ne bouge. Finalement un jeune homme intervient et interpelle le  cogneur  :

-« Bon alors c’est bon ! C‘est bon ! Allez descends ! » 

Le marocain semble obtempérer ( l’image est peu lisible )  non sans lancer une dernière bordée d’injures: 

-« Juif de merde, fils de pute , nique ta mère …  »  

 -Monsieur X ( reprenant ses esprits ) :

-« Mais où t’as vu que j’étais juif, connard ! »

Qu’on ne croie pas que j’évoque l’hypothèse d’un abus d’alcool chez l’agresseur (la justice nous dira si j’avais tort ) pour en minorer la dimension antisémite. L’alcool ne change rien à l’affaire. Au contraire , je voudrais  que chacun comprenne que la violence antisémite quand elle va au bout  d’elle-même ressemble toujours à ce genre de scènes à la fois atroces et misérables dans leur banalité,  qu’elle soit exercée par des kapos ukrainiens imbibés de vodka  dans un camp de concentration nazi ou   des massacreurs  du  Hamas massacrant,  éventrant et violant sans  qu‘aucun euphorisant de synthèse ne vienne  augmenter leur joie morbide. L’invective anstisémite -regardez comme le marocain cogneur la répète, comme en transe- est le vrai  stupéfiant qui, levant toutes les barrières, ouvre grandes les portes d’une violence licencieuse, une violence qui jouit sans retenue de se voir croître sous forme illimitée.  

Cette violence antisémite, même si elle n’est exercée que par un seul, comme c’est le cas ici ,  est une violence de meutes , comme celle des lynchages, de meutes  assurées de trouver dans leur nombre et leur rage  un droit qui se fout de tous les droits. 

On pourrait s’étonner que le Marocain  exerce sa haine antisémite  contre Monsieur X sans même savoir -comme ce dernier le lui fait remarquer – s’il est juif ou non. Car ce qui déclenche sa haine  et la fait croitre c’est de psalmodier, comme le mantra d’un prière maléfique, le mot  « juif », ce mot-mythe qui permet à la rage et à la joie de converger dans la même extase assassine. Voilà qui aide à mieux   comprendre pourquoi dans la Pologne de l’après-guerre comme dans la plupart des pays arabes aujourd’hui, la clameur antisémite et ses appels au meurtre restent tout aussi bruyants, même s’il n’y a plus un juif sur place.

La haine antisémite, disais-je, veut rameuter  pour tuer. Mais ici, devant la violence et les incantations du marocain cogneur, personne ne bouge. Par contre tout le monde filme. La meute est là mais pas sous la forme où on l’attendait. C‘est une meute  scopique qui s’est trouvé dans ce troisième oeil que chacun tient désormais dans sa main un double destin : enregistrer ce qu’elle regarde pour le diffuser  en ligne en espérant  que le public viendra nombreux.

La meute scopique tandis qu’elle filme inhibe chez chacun de ses membres  toute velléité d’intervenir pour que cesse l’insoutenable, au profit du regard froid et distant que lui procure une machine audio-visuelle. Le réel, tout scandaleux qu’il soit, ne compte plus, ce qui compte  et  qui a prix et valeur , c’est son image. Par  ailleurs -comme tout le monde le sait -rien  ne suscite plus la curiosité que le spectacle  de la violence et du sexe. Et la meute scopique tout en filmant  laisse faire, en espérant  que  ça empire parce  qu’elle sait que  plus ça saigne, plus il y a de monde qui voudra voir.

Nous vivons désormais dans une histoire collective de l’oeil machinique. Il offre une place privilégiée à  tous les voyeurs-tueurs  qui se déchaînent  pour terrifier ou faire des likes. En ce sens la différence n’est que de degrés entre l’abruti qui déguisé en rabbin de comédie mettait après le 7 octobre sa tête dans un four pour, de son propre aveu , faire grimper les vues sur son site et accroître sa valeur et les tueurs du Hamas qui tuent violent, démembrent et filment en même temps. 
Dans un cas comme dans l’autre s’exalte la même passion obscène de railler , de menacer ou de tuer des juifs, le plus sordidement possible pour avoir du succès. A cette place -et quoique les réseaux sociaux n’existaient  pas encore – se trouvait déjà mon oncle Thomas quand il choisit en pleine effervescence de la haine nazie et collabo de faire front. Sommes-nous, les juifs d’aujourd’hui, revenus à cette place qui fut la sienne ? 

Ces paroles de Jean-Claude Milner, prononcées lors d’une conférence, m’invitent à le penser :

« Il est à chaque  instant possible que la protestation sociale tende vers la haine envers les juifs… Pour combattre cela il nous faut de nouvelles armes parce que c’est une nouvelle guerre … »

Que puis-je espérer de mieux dans cette  « nouvelle guerre », sinon de retrouver le courage dont il fit  preuve ? 

© Thomas Stern.

***

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2 Comments

  1. Thomas Elek ce héros sublime nous montre la voie : debout et sans peur. Notre peuple ici en Israel suit la route de Thomas , venez tous chez vous rejoindre votre famille.

  2. je me sens juive avant d être française et je revendique ma culture
    je suis d accord avec vous mais je trouve que vous avez été long à réagir après les crimes infâmes du 7 octobre

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