« Laisse-moi une heure pour dormir et on y va » : les tribulations de Joseph Kessel au Pérou
LES DERNIERS SECRETS DE JOSEPH KESSEL 2/7 – En 1972, Joseph Kessel, l’éternel bourlingueur, rejoint son ami Hubert Bouccara dans un pays qu’il ne connaît pas : le Pérou.
- En 1968, l’écrivain âgé de 70 ans et dont la vie est déjà légendaire, fait connaissance d’un lycéen, Hubert Bouccara, qui est passionné par son œuvre. Va s’en suivre une amitié inattendue entre Kessel et son cadet. Ensemble ils voyageront, par exemple au Pérou, ils séjourneront chez Brassens ou chez Marc Chagall. Jusqu’à la mort de Jef, le 23 juillet 1979, ils passeront de longues heures à discuter, permettant à Hubert de recueillir les derniers secrets de son ami.
Ses études achevées, Hubert Bouccara a eu besoin de grands espaces. Il est parti en Amérique. Joseph Kessel ne pouvait que l’encourager, et même l’aider. Il est toujours généreux avec ses amis, ses droits d’auteur, les cessions cinématographiques de ses livres lui assurant des revenus confortables. Il a fait à Hubert le cadeau de doubler la somme de ses économies : 3000 francs. L’obole paternelle lui a permis de boucler son budget. En échange, Kessel lui a seulement fait promettre de lui adresser tous les jours un aérogramme, ces lettres légères qu’on envoie par avion.
La première étape du voyage d’Hubert c’est New York. Le premier soir, parlant mal l’anglais et le comprenant à peine mieux, Hubert échoue au poste de police : ne sachant pas où dormir, il a l’idée d’élire domicile dans Central Park : strictly prohibited ! Au commissariat, le lieutenant de police qui a quelques notions de français accepte de l’écouter : ce tout jeune homme voyage, et ne sait pas où dormir…
« Comment te croire ?
– Si je vous dis que je suis l’ami d’un écrivain mondialement connu, vous me croirez ? »
Kessel ? Joseph Kessel ? Le policier connaît cet auteur : deux ans plus tôt, il a vu Les Cavaliers, le film de John Frankenheimer avec Omar Sharif et Jack Palance. Tiré d’un roman de l’écrivain.
« Si vous voulez, on lui téléphone ? »
Le lieutenant de police est soufflé par l’aplomb du petit Français, il acquiesce. Hubert compose le numéro, pour un jeu à quitte ou double : Jef sera-t-il au bout de la ligne ? Et s’il était en vadrouille ? À six mille kilomètres de là, à son domicile de la rue Quentin-Bauchart, Kessel décroche.
« Passe-moi le lieutenant. »
L’affaire est vite arrangée. Le commissariat n’en revient pas. L’étudiant fluet et rieur qui squatte depuis une heure ses locaux est bel et bien l’ami d’un des auteurs français les plus célèbres des États-Unis, – l’édition américaine du Lion y a fait un triomphe. L’officier autorise Bouccara à dormir sur place, dans une cellule de dégrisement vacante.
Comment Jef ne serait-il pas heureux de savoir son ami sur la route, lui qui a voyagé toute sa vie, et fait voyager ses lecteurs ? Qui ne se souvient de ses reportages en Irlande, au Kenya, en Afghanistan? Ses passeports sont constellés de visas : Israël visa numéro 1 ! Encore récemment, en 1967, l’OMS l’a invité à effectuer un vaste voyage qui l’a conduit jusqu’en Inde. Au vrai, le septuagénaire n’envisage plus que des destinations qu’il ne connaît pas.
Justement son ami Hubert projetait de traverser l’Amérique latine. Pour Jef, c’est largement une terra incognita. Un angle mort dans sa vie. Paradoxe : c’est là-bas que le fils de Schmuel et Raissa Kessel est né, le 10 février 1898, dans la province d’Entre Rios (Argentine). Un riche entrepreneur, le baron de Hirsch, alarmé par la multiplication des pogroms en Russie y avait fondé en 1891 une fondation la Jewish Colonization Association, et fait l’acquisition de milliers d’hectares pour que les communautés persécutées y trouvent refuge. Schmuel Kessel avait accepté de s’y rendre pour s’établir comme médecin, et c’est donc à Villa Clara, bourgade qui compte aujourd’hui près de 4000 habitants, que Jef Kessel a vu le jour. Il y vivra quelques mois.
Mais d’enquête pour Le Matin ou France Soir, point. Jef n’est jamais allé chez les Picaros. Faut-il compter pour un reportage le pèlerinage qu’il fit en 1937 en Argentine sur les traces de Mermoz disparu en mer quelque temps plus tôt, afin de rédiger sa première biographie ? Au programme : Buenos Aires (qui l’accueillit comme un fils), la Cordillère, Santiago, Patagonie (Rio Gallegos, la ville la plus australe du monde) avec un détour par sa ville natale. Partout il fut reçu comme une vedette. Mais ce voyage n’avait pour but que de retracer la vie de son ami à l’Aéropostale, d’en restituer l’atmosphère, d’en éprouver les dangers. Il s’agissait d’écrire le livre de l’amitié.
Depuis, il n’y est jamais retourné. Et pourtant, en ces années 1970, l’Amérique du Sud est un continent où se jouent des affrontements géopolitiques qui devraient le passionner.
Depuis la fin de la guerre, le communisme s’étend. Che Guevara a promis au monde libre « deux, trois, plusieurs Vietnam », allusion à la guerre dans laquelle les États-Unis sont enlisés. À la menace révolutionnaire a répondu l’installation de juntes militaires dans plusieurs pays, Pérou, Bolivie, Équateur. Bientôt le Chili et l’Argentine vont devenir à leur tour des régimes militaires. KGB contre CIA, l’avenir se joue en partie en Amérique latine.
C’est là-bas qu’Hubert Bouccara est parti, sac au dos. Depuis longtemps, il est fasciné par les civilisations disparues.
Après New York, le garçon a repris la route, à pied, en train, en stop. Californie, Mexique, Guatemala, Nicaragua, Pérou. Les semaines passent. À Lima, Hubert éprouve le besoin de se reposer. Des semaines qu’il voyage, ne sachant jamais quand il arrivera, où il dormira le soir. Fatigant. Cette fois, c’est décidé, il va faire escale durant tout le mois de mai. Il prend une chambre dans une modeste cantina (auberge) et malgré les cafards avec lesquels il cohabite, compte bien y passer quelques jours et reprendre des forces. C’est aussi l’occasion de téléphoner à ses parents, en PCV. Sitôt qu’il leur a donné de ses nouvelles, son père lui confie : « M. Kessel a souvent appelé ces temps-ci pour savoir si nous avions de tes nouvelles. Il a l’air inquiet. »
Hubert joint son ami, lui raconte son voyage, ses péripéties et lui expose son programme des prochains jours : repos.
« Où es-tu ?
– À Lima, Pérou.
– Tu me l’as déjà dit. Donne-moi ton adresse précise. Et rappelle-moi demain à la même heure. »
Le lendemain, Jef lui annonce qu’il a pris un billet et le rejoint. Hubert n’en revient pas. Il y a quelques semaines encore, Kessel semblait fatigué, revenu de tout. Mais la perspective de reprendre la route semble l’avoir ragaillardi. Comme à ses grandes heures, l’écrivain a pris un billet et empoigné une valise.
À l’heure dite, l’avion de Paris atterrit à l’aéroport Jorge-Chavez. Accolade entre les deux amis. Hubert ramène son ami à la cantina où il a élu domicile, un peu gêné par la médiocrité des lieux.
« Ne t’en fais pas, mon petit, je crois que j’ai connu pire dans ma vie. »
Il dit vrai. Jef Kessel a logé au Musée ethnologique et géologique de Vladivostok, dormi sur les banquettes des fumeries d’opium de Shanghaï, et dans la Ford du capitaine Collet en plein désert de Syrie (1). Mais depuis, il est vrai aussi qu’il s’est habitué au confort des grands hôtels internationaux mis à sa disposition. Alors un séjour dans une chambre d’une pension minable de Lima…
« Laisse-moi une heure pour dormir et on y va…
– Où ?
– Découvrir. »
Une heure plus tard, Jef est sur pied. À 70 ans passés, il reste un grand marcheur, pouvant arpenter une ville une journée durant. Plaza San Martin, au cœur de la capitale, un flash : cette place ! Il y a à peine un an (janvier 1972), la presse internationale publiait une photo d’un homme en train de se faire cirer les chaussures au pied de sa statue équestre, lisant le journal. L’homme se fait appeler Klaus Altmann. Sur les images, il n’a rien d’une bête traquée. Serait-ce lui Barbie ? Niant, sûr de lui, Altmann a complaisamment accordé une interview au bureau de l’AFP dans le hall de l’hôtel Bolivar de Lima. Il s’est même prêté au jeu des photos. La séance lui sera fatale, il sera reconnu par une de ses victimes qui mettra en branle de nouvelles recherches pour faire arrêter le criminel.
Boîtes, cabarets, voire de plus bas-fonds encore
Cette histoire rocambolesque qui recèle un enjeu crucial n’a pas pu échapper à Kessel : fervent partisan de l’État d’Israël depuis sa découverte de l’aventure sioniste en 1926, il a couvert le procès de Nuremberg et surtout celui d’Eichmann pendant sept mois. Ces souvenirs lui reviennent en bloc. Barbie serait donc à la portée de la justice des hommes. Le bourreau de Jean Moulin ! Dix ans plus tôt, Jef, flairant un bon sujet, aurait troqué en quelques minutes la tenue du vacancier pour endosser celle du grand reporter, appelant aussitôt son journal et lui envoyant une série d’articles. Cela lui était arrivé en Espagne, en 1934 : arrivé à Barcelone avec sa nouvelle épouse Katia au volant d’une Vivasport pour des vacances en amoureux, il avait été témoin de troubles dans la ville catalane. Quelques heures plus tard, Le Matin recevait ses premiers papiers sur l’insurrection, prélude à la guerre civile (1).
Hubert emmène son ami dans une pena, un endroit où on joue de la musique où on boit de la bière. L’ambiance joyeuse rappelle à Jef ses reportages : jamais il n’a manqué de fréquenter ce genre de lieux, boîtes, cabarets, voire de plus bas-fonds encore. Par goût de la fête, par besoin de chaleur humaine, et aussi persuadé qu’on prenait là et nulle part ailleurs le pouls d’une ville ou d’un pays. Il est manifestement heureux qu’Hubert procède de même quand il voyage.
Après des semaines en auto-stop, en train ou en bus, au milieu des valises et des volailles, Bouccara change de standing grâce à Jef le prodigue qui lui offre le luxe des taxis pour découvrir le pays. Hubert découvre de visu une civilisation qui le faisait rêver par les livres. Ensemble, ils se rendent à Cuzco l’ancienne capitale de l’empire Inca, montent au Machu Pichu, que l’on atteint en empruntant un train à crémaillère sur des pentes à pic. Découvrent le lac Titicaca, les marchés indiens. Ils pousseront jusqu’à Arica à la frontière chilienne et Quito, en Équateur.
Jef s’intéresse à tout. C’est dans ses gènes. Il ne cesse de prendre des notes, de sa petite écriture serrée et s’en justifie auprès d’Hubert : « Un jour, ça peut servir. » Ça ne servira pas. Pour lui, le temps de l’écriture est passé.
(1) Yves Courrière, « Joseph Kessel, ou Sur la piste du Lion », Plon.
Etienne de Montety
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