Les gauches et la haine des Juifs. Sur les origines révolutionnaires de la judéophobie des Modernes. Seconde partie. Pierre-André Taguieff

Les gauches et la haine des Juifs.  Sur les origines révolutionnaires de la judéophobie des Modernes

Antijuifs révolutionnaires en Allemagne

Exploiteur, despote et parasite :  tel est donc le Juif pour ceux qui le haïssent et s’efforcent de justifier leur haine. L’accusation de parasitisme, c’est-à-dire de stérilité culturelle, est reprise et théorisée par le musicien et poète engagé à l’extrême gauche qu’était alors Richard Wagner à la fin des années 1840, comme en témoigne son fameux essai publié début septembre 1850 : « Das Judenthum in Musik » (« La juiverie [ou la judéité] dans la musique »), réédité en 1869 dans une version revue et augmentée. Il y dénonce avec virulence l’émancipation des Juifs comme instrument de leur domination, reprenant ainsi le thème des Juifs « rois de l’époque », largement diffusé par la littérature antijuive des années 1840. Dans la société moderne dominée par la puissance de l’argent, l’émancipation aurait permis aux Juifs de prendre le pouvoir réel, c’est-à-dire le pouvoir économique et financier.

Telle est l’évidence centrale de la nouvelle vision antijuive « révolutionnaire » dont Wagner se fait à son tour le héraut : la domination mondiale de l’économie à travers le triomphe du capitalisme signifie la domination mondiale des Juifs.

Le thème est promis à une longue et meurtrière postérité.  Wagner y ajoute d’abord une accusation d’inspiration raciste : l’inaptitude du peuple juif à la création artistique, ce qui le voue à l’imitation et au simulacre, donc à la superficialité et à la tromperie, avec pour motivation principale la quête des honneurs et de la richesse. Ce qui le conduit à formuler une deuxième accusation : les Juifs sont responsables d’avoir diffusé ces contre-valeurs dans les sociétés modernes, d’avoir notamment soumis la création artistique à la recherche du profit. Le résultat en est un phénomène d’imprégnation « juive » de la culture allemande, jugé foncièrement négatif par Wagner, dénonçant avec véhémence la corruption du goût et la dénaturation de l’identité nationale : c’est ce qu’il baptise « Verjüdung », « enjuivement » (terme parfois aussi traduit par « judaïsation »). Or, pour Wagner, « déjudaïsation » (Entjudung) signifie  « régénération ».

Dans « Sur la question juive », rédigé à l’automne 1843, le jeune révolutionnaire Karl Marx esquisse une théorie de la « judaïsation » du monde moderne en tant que capitaliste, comme si « le dieu jaloux d’Israël », l’argent, s’était historiquement réalisé dans la « société bourgeoise » :

« Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. […] Une organisation de la société qui supprimerait les conditions préalables du trafic, et donc la possibilité du trafic, aurait rendu le Juif impossible. […] L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant lequel aucun autre dieu n’a le droit de subsister. »

À ce court manifeste indissociablement anticapitaliste et antijuif, il faut ajouter les textes polémiques où, notamment à propos de ses compagnons d’armes d’origine juive, Marx dévoile ses préjugés raciaux, et sollicite avec virulence un certain nombre de stéréotypes antijuifs et négrophobes. Le traitement qu’il réserve à Ferdinand Lassalle, grand leader du socialisme allemand qui était son « ami » et compagnon de luttes, atteste que Marx, loin de s’en tenir à une judéophobie politico-économique, pensait selon des catégories racialistes. En témoigne ce passage concernant l’apparence physique de Lassalle dans une lettre à Engels datée du 30 juillet 1862 : « Il est maintenant parfaitement évident à mes yeux que la forme de sa tête et [la texture de] ses cheveux montrent qu’il descend des Nègres qui se sont joints à la troupe de Moïse, lors de l’exode d’Égypte – à moins que sa mère ou sa grand-mère du côté paternel n’aient eu des relations avec un Nègre. »

Ailleurs, Marx dit du « petit Juif » Lassalle, de « ce négro-juif de Lassalle », qu’il surnomme parfois « le Youpin Braun » ou « notre Youpin Braun » (lettre à Engels du 25 février 1859), qu’il est « le plus barbare de tous les Youpins de Pologne ». On rencontre jusque dans « Le Capital » des pointes antijuives, comme dans ce passage du célèbre chapitre IV (« La formule générale du capital ») du livre premier : « Le capitaliste sait fort bien que toutes les marchandises, quelles que soient leur apparence et leur odeur, sont ‘dans la foi et dans la vérité’ de l’argent, des Juifs intérieurement circoncis [innerlich beschnittene Juden], et de plus des instruments merveilleux pour faire de l’argent ».

Le syntagme « des Juifs intérieurement circoncis » (ou « à l’âme circoncise ») est ordinairement censuré dans les traductions françaises du passage.

Chez les idéologues antisémites allemands de la fin du XIXe siècle, le programme de déjudaïsation comporte un volet politique minimal : priver les Juifs de leurs droits civiques. Le politicien social-démocrate autrichien a exprimé par une boutade le snetiment que partageaient de nombreux représentants de la gauche des pays de langue allemande : « Si tous les Juifs quittaient Vienne, ce ne serait pas une grande perte ».  Dans son pamphlet antisémite paru en 1880, « Die Judenfrage als Racen-, Sitten-, und Culturfrage » (« La Question juive en tant que question de race, de mœurs et de culture »), le socialiste et antisémite anti-chrétien Karl Eugen Dühring résumait ainsi sa vision des Juifs, agents d’un  « enjuivement » ou d’une « judaïsation » des sociétés non juives :

« Même un mouvement spirituel plus fort que celui des religions existantes n’améliorerait pas les Juifs. Par contre, l’assimilation des Juifs ne peut que nuire à la communauté spirituelle la meilleure. (…) En ce qui concerne les Juifs, il faut donc compter avec quelque chose d’inchangeable de par sa nature même. (…) Grâce à leur argent et à leur sournoiserie, les Juifs ont réussi à s’infiltrer dans toutes les voies d’accès de la société et déjà bien avant la prétendue émancipation, ils tenaient en main une bonne partie des fils qui permettent de diriger la vie de la nation. Puis, ils ont submergé toutes les positions dans l’État et la société et se sont partout fermement installés ». 

Les plus radicaux d’entre les théoriciens antijuifs et révolutionnaires proposent l’expulsion de tous les Juifs, non sans laisser entendre, comme Dühring, qu’ils pourraient être éliminés physiquement. Dühring affirmait en effet que « le massacre et l’extermination » (Ertötung und Ausrottung) étaient le seul moyen de détruire le judaïsme (Judentum). En 1901, dans la cinquième édition de son livre sur la « question juive »  (première édition en 1880), ce socialiste anti-marxiste exige « l’anéantissement [Vernichtung] de la nation juive ». Il suppose que seules « la terreur et la force brute » peuvent venir à bout des Juifs, ces « étrangers parasites ». Dans l’édition posthume du même ouvrage (corrigé en 1920), Dühring affirme qu’il « n’y a pas de place sur la Terre pour les Juifs ».

Quant à l’anarcho-communiste russe Mikhaïl Bakounine, rival malheureux et vindicatif de Marx dans la lutte pour la direction de la Première Internationale, il réunissait en 1872, dans le même complot juif pour la domination universelle, le pôle capitaliste (la banque Rothschild) et le pôle communiste-marxiste (Marx), soit les deux faces de la « secte exploitante » : « Les Juifs ont un pied dans la banque et l’autre dans le mouvement socialiste ». Et de dénoncer « ce monde juif, formant une secte exploitante, un peuple sangsue, un unique parasite ».

La judéophobie de gauche à la française : son essor et sa fin fantasmée

En France, l’extrême gauche révolutionnaire a explicitement été antijuive tout au long du XIXe siècle – de Fourier et Toussenel à Auguste Blanqui, au blanquiste et communard Gustave Tridon (auteur de Du molochisme juif, écrit en 1867 et publié en 1884), à Auguste Chirac (auteur de Les Rois de la République. Histoire des juiveries, 1883-1885), à Albert Regnard (également blanquiste et communard, auteur d’Aryens et Sémites, 1890), Benoît Malon (communard, socialiste révolutionnaire et directeur de La Revue socialiste de 1880 à sa mort en 1893)  et Augustin Hamon (ennemi déclaré de la « race sémite hébraïque » ou de la « juiverie » incarnée par Rothschild et les « financiers cosmopolites »), en passant par Proudhon –, sauf durant les quelques années où, sous la houlette de Jean Jaurès, Lucien Herr, Bernard Lazare, Émile Zola et Charles Péguy, elle a choisi le camp dreyfusard.

Encore faut-il ne pas oublier la Belgique, qui a ses propres socialistes antijuifs. Membre du Parti ouvrier belge et sénateur socialiste, adepte des théories raciales de son temps et auteur d’une Synthèse de l’antisémitisme en 1892, Edmond Picard se déchaîne contre les Sémites, ces « races parasitaires ». Il assimile les Juifs à une « peste » ou à une « vermine » qui « pullule ». Son objectif est de parvenir à « la suppression de l’influence juive » par « la destruction des fortunes juives », grâce à une législation adéquate, ainsi que par « l’exclusion du Juif des fonctions gouvernementales, le parti-pris raisonné de ne lui laisser aucune part dans la direction de notre civilisation, de donner en toute chose la préférence à l’Aryen ».

Dans sa remarquable étude synthétique intitulée « La gauche et les Juifs » (1981), Michel Winock rappelle que Jaurès lui-même, dans deux articles publiés les 1er et 8 mai 1895 par « La Dépêche de Toulouse », expliquait que « sous la forme un peu étroite de l’antisémitisme se propage en Algérie un véritable esprit révolutionnaire », et que le grand leader socialiste n’hésitait pas, à la veille de l’affaire Dreyfus, à « reprendre à son compte les arguments du lobby antisémite contre ‘la puissance juive' ».

Pour les socialistes, le Juif, c’est toujours alors « l’usurier », métamorphosé en banquier ou en capitaliste.

C’est seulement avec l’article publié par Émile Zola le 16 mai 1896 dans « Le Figaro », « Pour les Juifs », que commencent à se dénouer les liens de connivence, voire de complicité, entre les milieux socialistes et les antisémites. Mais il faut attendre la publication du « J’accuse » de Zola dans « L’Aurore », le 13 janvier 1898, pour que la plupart des socialistes (Jaurès compris) en finissent, ou plus exactement commencent à en finir avec leurs hésitations. Car, quelques jours plus tard, le 20 janvier 1898, était rendu public un manifeste signé par 32 députés socialistes, dont l’argumentation exprimait clairement l’antisémitisme « social » diffus de l’époque :

« Les capitalistes juifs, après tous les scandales qui les ont discrédités, ont besoin, pour garder leur part de butin, de se réhabiliter un peu. S’ils pouvait démontrer, à propos d’un des leurs, qu’il y a eu erreur judiciaire, ils chercheraient (…), d’accord avec leurs alliés opportunistes, la réhabilitation indirecte de tout le groupe judaïsant et panamiste [c’est-à-dire compromis dans le scandale financier du canal de Panama]. Ils voudraient laver à cette fontaine toutes les souillures d’Israël ».

Plus significativement encore, Jaurès n’hésite pas à publier dans « La Petite République », le 13 décembre 1898, un article intitulé « L’embarras de Drumont », où, sur le mode d’une critique compréhensive de Drumont se voulant habile, il reprend à son compte certains des thèmes de l’antisémitisme socialiste et varie pesamment sur les méfaits de la finance juive :

« Si M. Drumont avait eu la clairvoyance qu’il s’attribue tous les matins, il se serait borné à dénoncer dans l’action juive un cas particulièrement aigu de l’action capitaliste. Comme Marx, qu’il citait l’autre jour à contresens, il aurait montré que la conception sociale des Juifs, fondée sur l’idée du trafic, était en parfaite harmonie avec les mécanismes du capital. Et il aurait pu ajouter sans excès, que les Juifs, habitués par des spéculations séculaires à la pratique de la solidarité et façonnés dès longtemps au maniement de la richesse mobilière, exerçaient dans notre société une action démesurée et redoutable. Ce socialisme nuancé d’antisémitisme n’aurait guère soulevé d’objections chez les esprits libres ». 

Alors même que les socialistes étaient censés avoir totalement désavoué l’antisémitisme des milieux antidreyfusards, le socialiste emblématique qu’est Jaurès fait des concessions telles à l’adversaire présumé (Édouard Drumont) qu’il paraît s’aligner sur les positions antijuives. Cet article ne pouvait en effet que légitimer l’association du Juif et du « trafic », et renforcer le stéréotype du Juif financier malfaisant. Bref, on peut considérer avec Winock comme établi que, « jusqu’en 1898, l’antisémitisme n’est perçu par l’ensemble de la gauche – et particulièrement par les socialistes – ni comme un opprobre ni comme une menace sérieuse ».

C’est seulement après le ralliement des milieux socialistes à la cause dreyfusarde que les passions judéophobes paraîtront se fixer exclusivement à droite, du côté des vaincus de « l’Affaire ».

L’affaire Dreyfus a paru donc avoir mis fin à la judéophobie des milieux socialistes, et l’antisémitisme génocidaire des nazis, consensuellement condamné à partir de 1945, a donné l’illusion que la haine des Juifs était fixée à l’extrême droite et le resterait. D’où la croyance bien partagée, après la chute du Troisième Reich, que la gauche était devenue judéophile, voire qu’elle l’avait toujours été, car antiraciste, et que la judéophobie était l’apanage de l’extrême droite. Illusion rétrospective s’il en est. La haine des Juifs ne pouvait être qu’un phénomène de résurgence de l’antisémitisme nazi.

Nul ne faisait l’hypothèse que la haine des Juifs pouvait trouver dans l’antiracisme un nouveau mode de légitimation et un puissant vecteur. C’est pourtant cette hypothèse qui s’est vérifiée des années 1970 à nos jours.

Réinvention de la judéophobie à gauche : antisioniste radical et islamisation du discours antijuif 

Depuis les années 1950, on a assisté à la lente réinvention, longtemps inaperçue, d’une vision antijuive du monde, dont l’un des principaux traits est qu’elle s’est accomplie sur des terres de gauche et surtout d’extrême gauche, au nom de l’ »antiracisme », à travers la diabolisation du sionisme et de l’État d’Israël, et le soupçon que tout Juif était un « sioniste » déclaré ou masqué. La création de l’État d’Israël, le 14 mai 1948, a été aussitôt dénoncée comme une « catastrophe » ou un crime inexpiable par les ennemis du projet sioniste, de droite comme de gauche. Mais, dès les années 1950, l’antisionisme radical, dont l’objectif est l’éradication de l’État d’Israël, est devenu l’une des composantes fondamentales de la vision révolutionnaire du monde, commune à toutes les extrêmes gauches, des staliniens aux trotskistes et aux anarchistes, puis aux maoïstes. Le processus s’est accéléré après la guerre des Six Jours (5-10 juin 1967). La rediabolisation des Juifs s’est opérée sur la base de la criminalisation et de la diabolisation d’Israël et du « sionisme », dénoncé comme « une forme de racisme » et fantasmé d’une façon complotiste comme « sionisme mondial ».

Corrélativement, alors que les Palestiniens ont été mythifiés en tant que peuple-martyr, victime du colonialisme et du racisme censés être consubstantiels au nationalisme juif, les sionistes ont été criminalisés par les propagandes antisionistes, celle des pays arabes comme celle de l’empire soviétique, avant de jouer le rôle de l’ennemi absolu dans les propagandes des divers groupes islamistes et de la plupart des mouvances gauchistes. Les stratèges culturels de l’antisionisme, sous toutes ses formes, n’ont cessé d’alimenter et d’exploiter l’imaginaire et la rhétorique victimaires, autour de la figure du Palestinien-victime, devenue progressivement celle du Musulman-victime, l’islam étant défini comme « la religion des pauvres » ou des « opprimés ». La « cause palestinienne », érigée en « cause universelle », a été islamisée. Ce gros amalgame victimaire a permis d’articuler antisionisme radical et « lutte contre l’islamophobie », au nom de la lutte contre « le racisme » et « le colonialisme », thèmes mythologisés qui mobilisent les gauches et les extrêmes gauches.

Ces dernières ont en effet remplacé la classe ouvrière ou le prolétariat par les « minorités » supposées opprimées et discriminées, et donc « racisées ».

Le schéma manichéen opposant les Palestiniens-victimes aux sionistes-bourreaux s’est inscrit dans le discours dit antisioniste, qui, remplaçant la critique de la politique israélienne par la dénonciation d’un prétendu « apartheid » ou d’un imaginaire « génocide » des Palestiniens, a dérivé vers la mise en question de l’existence même de l’État d’Israël. Le traitement démonologique du conflit israélo-palestinien a chassé toute approche politique de ce dernier. Cet antisionisme gnostique globalisé, qui fonctionne comme une méthode de salut et une promesse de rédemption – détruire Israël pour sauver l’humanité –, est au cœur de la nouvelle judéophobie. On peut considérer qu’il s’est substitué en grande partie au vieil antisémitisme, qui survit cependant dans les milieux extrémistes de droite, qu’il s’agisse de chrétiens fondamentalistes ou de néo-nazis.

C’est dans les opinions de gauche qu’aujourd’hui l’héritage de nombreux préjugés antijuifs plus ou moins recyclés est le plus visible : le Juif exploiteur, dominateur, raciste, manipulateur et parasite social. Considérés comme des bourreaux polymorphes, les Juifs peuvent être ainsi accusés de faire des victimes de diverses catégories : des exploités, des dominés, des « racisés », des manipulés et des parasités. S’y ajoute la figure du Juif meurtrier rituel, censée renaître dans celle du soldat israélien qui bombarde la bande de Gaza après le méga-pogrom du 7 octobre 2023.

Et les victimes sont ici des Palestiniens perçus avant tout comme des musulmans censés faire acte de « résistance ». D’où l’accusation d’ »islamophobie » et de « génocide ».

Une partie des élites occidentales, situées à gauche et se disant « progressistes », s’est convertie à la religion politique fondée sur le culte du Palestinien-victime et la criminalisation du Juif-dominateur et génocidaire. Leurs réflexes idéologiques leur dictent de défendre les supposés « dominés » contre les supposés « dominants ». Les élites « progressistes » ont intériorisé en effet depuis longtemps les évidences tournant autour de l’opposition « dominants/dominés ». L’inversion victimaire que cette conversion implique se traduit par la nazification des « sionistes » et plus largement des Juifs. Le message diffusé est le suivant : les Juifs-sionistes sont les nouveaux nazis, tandis que les Palestiniens sont les nouveaux Juifs. La conclusion de cette grande inversion idéologique consiste à accuser les « sionistes » nazifiés de perpétrer un « génocide des Palestiniens ».

L’instrumentalisation et le dévoiement de l’antiracisme consistent ainsi à lui donner le visage de l’antisionisme, fondé sur l’image du Palestinien victime d’un « sionisme » fantasmé comme raciste et génocidaire.

C’est de cette mythologie politique qu’ont hérité les partis et les mouvements néo-gauchistes contemporains, dont le discours de propagande trouve une illustration frappante dans les interventions publiques du démagogue islamo-gauchiste caricatural Jean-Luc Mélenchon et de ses affidés, issus pour la plupart du trotskisme ou du décolonialisme. L’offensive décoloniale, marquée en janvier 2005 par la création du mouvement des Indigènes de la République à l’initiative de « militants issus de l’immigration post-coloniale », a fortement contribué à banaliser à l’extrême gauche les thèmes de l’antisionisme radical et à conférer aux Juifs, perçus comme « sionistes » ou « crypto-sionistes », les statuts répulsifs croisés de « dominants » et d’ »oppresseurs », d’ »islamophobes » et donc de « racistes ». Le 31 mars 2012, après la mort du jihadiste Mohamed Merah, Houria Bouteldja, la porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR), rédigeait cet éloge funèbre du tueur de Juifs, diffusé quelques jours plus tard :

« Mohamed Merah c’est moi. Le pire c’est que c’est vrai. Comme moi, il est d’origine algérienne, comme moi il a grandi dans un quartier, comme moi il est musulman. (…) Comme moi, il sait qu’il sera traité d’antisémite s’il soutient les Palestiniens colonisés, d’intégriste s’il soutient le droit de porter le foulard. Mohamed Merah c’est moi et moi je suis lui. Nous sommes de la même origine mais surtout de la même condition. Nous sommes des sujets postcoloniaux. Nous sommes des indigènes de la république. (…) Je dis ce soir, je suis une musulmane fondamentale ». 

Dans un discours prononcé à Oslo le 3 mars 2015, intitulé « Racisme(s) et philosémitisme d’État ou comment politiser l’antiracisme en France ? », la même militante « antiraciste » déclarait que « les Juifs sont les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe », tout en appelant à « s’attaquer au philosémitisme d’État ». Il est difficile de ne pas interpréter cet ensemble d’énoncés comme les composantes d’une nouvelle version de la vision d’une « France juive » ou « enjuivée » , d’une France dominée par les Juifs. Le 5 novembre 2017, Danièle Obono, ancienne militante du NPA et députée La France insoumise (LFI) de Paris, n’a pas hésité à déclarer, s’exprimant sur la porte-parole du PIR et la présentant comme une « camarade » de combat : « Je respecte la militante antiraciste. C’est dans le mouvement antiraciste que je l’ai connue, c’est dans ces luttes-là que l’on s’est battues. (…) Et dans ce mouvement-là, on se bat sur la question de l’égalité ».

Une gauche toujours divine

Le 30 novembre 2017, au cours de « L’Émission politique » sur France 2, Jean-Luc Mélenchon, voulant prendre la défense de son emblématique députée Obono, a déclaré malencontreusement : « Danièle Obono est une militante antiraciste et antisémite ».  Le chef de La France insoumise a bien sûr aussitôt corrigé le tir. Mais, pour un décrypteur d’indices frotté de psychanalyse, le fougueux tribun du peuple aurait pu ainsi exprimer malgré lui une vérité cachée, soigneusement refoulée. C’est bien en effet au nom de l’antiracisme, donc de la lutte contre les discriminations et pour l’égalité, disons plus précisément au nom d’un antiracisme perverti qui vient masquer l’absence d’une vision de l’avenir caractérisant une gauche intellectuellement stérile, que la haine des Juifs redevient aujourd’hui une passion politique ordinaire. S’il est vrai, selon la formule attribuée (à tort) à August Bebel, l’un des principaux dirigeants de la social-démocratie allemande, que l’antisémitisme est « le socialisme des imbéciles », alors il faut en conclure qu’il y a beaucoup d’imbéciles parmi les socialistes de toutes obédiences. Aujourd’hui, il faudrait actualiser la formule comme suit : « L’antisionisme est l’antiracisme des imbéciles » ou  « L’antisionisme est l’anti-impérialisme des imbéciles ».

      L’antisémitisme de gauche ne se réduit pas à quelques « dérapages » supposés trahir l’inspiration universaliste fondatrice de la gauche, qui préserverait ses adeptes de l’adhésion à une vision antijuive du monde.

Car c’est précisément au nom d’un universalisme abstrait dévoyé qu’est reproché aux Juifs d’avoir conservé leurs particularités ou leur identité, bref d’être restés juifs, au point d’avoir fondé un État juif, preuve supposée de leur inexpiable nationalisme impérialiste et colonialiste.

Installées confortablement dans les territoires du Bien, les gauches, perchées sur leur ignorance volontaire de la face sombre de leur préhistoire et de leur histoire, peuvent cultiver sans mauvaise conscience leur haine des Juifs tout en dénonçant rituellement « l’antisémitisme », attribué exclusivement au parti du Mal, « l’extrême droite » (ou la « droite extrême », étant entendu que toute droite tend à s’extrémiser), dont les malheureux représentants doivent en permanence arborer des signes de leur repentir et fournir des preuves de leur repentance, sans jamais cesser d’être soupçonnés de dissimuler leurs véritables convictions et leurs passions inavouables. Alors que, bercées par leur innocence native, les gauches amnésiques peuvent dormir tranquille, les droites sont condamnées à une douloureuse hypermnésie qui les voue à se sentir d’éternelles coupables.

© Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff est Philosophe, politiste et historien des idées, CNRS. Derniers livres parus : « Le Nouvel Âge de la bêtise », Paris, Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2023 ; « Le Nouvel Opium des progressistes. Antisionisme radical et islamo-palestinisme », Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2023 ; « Les Protocoles des Sages de Sion des origines à nos jours, entretien avec Roman Bornstein », Paris, Hermann, 2024.

Source: Revue Politique et Parlementaire

1ère partie

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